Stephen Jay Gould, Ontogeny and phylogeny, Cambridge/London 1977, lu par Sylvain Bosselet

Stephen Jay Gould, Ontogeny and phylogeny, Cambridge, Massachusetts, London, 1977, The Belknap Press of Harvard University Press, lu par Sylvain Bosselet.

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Stephen Jay Gould était un biologiste évolutionniste, paléontologue et historien des sciences américain (1941-2002). Son livre Ontogeny and phylogeny (1977) est technique et en anglais, mais pas insurmontable pour un lecteur français formé à la philosophie. Son style est fluide, direct, avec des pointes humoristiques appréciables. Dans la première partie, il fait un historique critique de la théorie de la récapitulation de la phylogenèse (développement des espèces) par l’ontogenèse (développement d’un organisme). Dans la seconde partie, il présente les différentes hétérochronies (déplacement temporel de l’ordre d’apparition phylogénétique des traits dans le développement ontogénétique), qui comprennent les différentes pédomorphoses (rétention d’un trait juvénile d’un ancêtre par un descendant à l’âge adulte), qu’il clarifie, prolonge lui-même et applique à l’homme pour le caractériser.

 

Partie 1, Récapitulation

Chapitre 2, La tradition de l’analogie, d’Anaximandre à Bonnet

Comparer le microcosme au macrocosme est une analogie antique. Anaximandre compare le développement d’un humain à l’histoire du cosmos. Aristote parle de degrés en progrès vers la perfection : les âmes nutritives (des plantes), puis sensibles (des animaux) et enfin rationnelles (des hommes).

Le biologiste Harvey reprend cette conception au quatrième jour de la vie d’un œuf, qui passerait du stade de plante à celui d’animal. Pour Bonnet, tout est emboîté dans le germe. Il y aurait une échelle des êtres universelle et continue, y compris entre les hommes.

 

Chapitre 3, Les origines transcendantales (1793-1860)

Aux XVIIIe-XIXe, la récapitulation est devenue centrale chez les « Naturphilosophen ». Leurs trois principes sont : 1/ Un ordre métaphysique universel(lement valable) 2/ La place supérieure de l’homme dans la nature 3/ Son identité avec elle. Ils les appliquent à la biologie. Si on va du bas vers le haut, du simple au complexe, le développement ontogénétique est parallèle à l’arrangement des formes adultes.

Meckel accepte cette nature unifiée par un seul lot de lois. La loi du développement est coordination et spécialisation (croissantes vers la perfection). Il « prouve » avec maints cas le parallèle récapitulatif, d’animaux « inférieurs » qui ressemblent à des formes fœtales de l’homme.

Pour Serres, tous les animaux sont construits d’après une structure unique, il y a une chaîne des êtres et une récapitulation, qui découle de la lignée unique et hiérarchisée (vers la perfection).

Von Baer attaque l’idée de récapitulation. Le développement est individualisation (différenciation) : du général vers le spécial (à partir d’un état commun à tous).

 

Chapitre 4, Le triomphe évolutionniste (1859-1900)

Darwin récupère et détourne la loi de von Baer : la communauté dans la structure embryonnaire révèle la communauté de la descendance. Il explique l’homologie par une descendance évolutionniste, qui remplace la similarité par une pensée divine. Il refuse la récapitulation. L’embryon est l’animal dans sa forme la moins modifiée (par l’évolution), et donc ressemble aux ancêtres.

Haeckel pose le principe de récapitulation, la loi biogénétique fondamentale. La phylogenèse est l’histoire développementale de la généalogie individuelle abstraite ; l’ontogenèse est l’histoire développementale de la morphologie individuelle concrète.

 

Chapitre 5, Influence envahissante

La récapitulation est devenue un lieu commun, et a envahi au moins cinq disciplines (sans compter les arts) : l’anthropologie criminelle, le racisme, le développement de l’enfant, l’éducation primaire et la psychanalyse.

 

Chapitre 6, Déclin, chute et généralisation

La théorie de la récapitulation de Haeckel n’est pas tombée sous le coup des contre-exemples, mais parce qu’elle a cessé d’être une approche à la mode, du fait de la montée de l’embryologie expérimentale. Elle devint finalement une théorie intenable quand la génétique mendélienne a transformé ses exceptions en prévisions.

Trois objections empiriques principales : 1/ L’accélération n’est pas égale pour tous les organes 2/ Les larves et embryons ont développé des caractéristiques comme adaptations à leur mode de vie, qui peuvent être introduites à n’importe quel stade de l’ontogenèse 3/ Le développement peut être retardé ou accéléré. Le phénomène inverse de la récapitulation peut survenir : les stades larvaires ou embryonnaires peuvent devenir des stades adultes des descendants (la pédomorphose et le cas de l’axolotl (salamandre)).

 

Partie 2. Hétérochronie et pédomorphose

Chapitre 7, Hétérochronie et le parallèle de l’ontogenèse avec la phylogenèse

Tous les parallèles entre ontogenèse et phylogenèse tombent dans deux catégories : 1/ Si un trait somatique ou une fonctionnalité, qui apparaissait à un point standardisé (ex. l’âge adulte) de l’ontogenèse des ancêtres, apparaît de plus en plus tôt chez les descendants, on a affaire à un parallèle direct. C’est une récapitulation par accélération. 2/ S’il apparaît de plus en plus tard chez les descendants, on a affaire à un parallèle inverse. C’est une pédomorphose par retardement (que de Beer appelle « néoténie »).

Deux autres hétérochronies apparaissent avec des décalages de maturité sexuelle : 3/ Quand les organes reproductifs sont retardés, on obtient une récapitulation par prolongation (que de Beer appelle « hypermorphose »). 4/ Quand ils sont accélérés, on obtient une pédomorphose par troncation (que de Beer appelle « progenèse »).

Gould mesure ces hétérochronies en comparant la vitesse de développement d’un organe et la taille du corps entre un descendant et son ancêtre. Il propose le modèle de l’horloge. Ce schéma consiste dans une moitié supérieure d’horloge avec deux aiguilles, et en-dessous une bande horizontale avec un marqueur. Une aiguille mesure la taille du descendant (longueur, poids, etc.), l’autre la forme, et la bande indique l’âge écoulé. Quand les aiguilles sont à midi et le marqueur au milieu, cela veut dire que la taille, la forme et l’âge adulte (maturité sexuelle) du descendant sont semblables à ceux de l’ancêtre.

Les quatre types basiques d’hétérochronie peuvent se décrire avec ce modèle :

1/ Récapitulation par accélération : La forme est accélérée par rapport au stade de développement. C’est la situation classique, censément universelle selon Haeckel. À l’âge du développement sélectionné, le descendant est du même âge et de la même taille que son ancêtre, mais l’aiguille de la forme est accélérée (à droite de midi). La forme ancestrale a été repoussée en arrière vers un plus jeune âge et une plus petite taille. Le marqueur de l’âge est au milieu, la flèche de la taille aussi.

2/ Pédomorphose par néoténie : La forme est retardée pendant que la taille et le stade de développement demeurent inchangés par rapport à l’ancêtre (seule l’aiguille de la forme est à gauche, le reste au centre).

3/ Récapitulation par hypermorphose : La corrélation de la taille et de la forme est inchangée par rapport à l’ancêtre. La forme ancestrale adulte est atteinte par le descendant à la même taille, mais plus jeune (maturation sexuelle retardée). Les aiguilles se chevauchent à la droite de midi et le marqueur d’âge est à droite.

4/ Pédomorphose par progenèse : La maturation sexuelle est accélérée par rapport au développement somatique. La pédomorphose n’est pas atteinte par la voie classique de la forme retardée. L’ontogenèse du descendant est simplement tronquée par une maturité sexuelle atteinte précocement (marqueur d’âge à gauche). Le descendant est à la fois plus petit et pédomorphique (c’est un jeune sexuellement mature). La corrélation de la taille et de la forme demeure (les deux aiguilles se chevauchent, à gauche de midi (en avance)).

Une altération de la taille seule ne donne pas une hétérochronie dans l’évolution. C’est un phénomène de dissociation qui donne soit une forme naine de l’ancêtre par retardement (aiguille de la taille à gauche) soit une forme géante par accélération (aiguille de la taille à droite).

Tous ces cas sont seulement idéaux, purs, abstraits.

Gould examine le cas des humains, dont tous les paramètres changent par rapport à l’ancêtre. La forme est retardée, du fait qu’un crâne humain adulte ressemble à la condition standard de jeunesse de la plupart des primates. La prolongation de la rapide croissance des jeunes avec un retard du développement sexuel conduit à la fois à une taille finale plus grande et à la rétention de proportions marquant les stades juvéniles. L’aiguille de la forme est à gauche (pédomorphie), l’aiguille de la taille à droite (plus grande), le marqueur de l’âge est à droite (retardé). C’est la néoténie humaine.

La pédomorphose et la récapitulation sont des résultats produits par des processus divers qui ont une importance évolutionniste différente. Ils ne devraient pas être utilisés comme base pour classer les relations entre ontogenèse et phylogenèse. On devrait plutôt utiliser les processus fondamentaux (accélération et retardement) et leur importance évolutionniste.

 

Chapitre 8, L’importance écologique et évolutionniste de l’hétérochronie

L’hétérochronie est un mode dominant de l’évolution dans beaucoup de lignées importantes. La théorie classique de l’évolution parle surtout de l’adaptation en termes de morphologie, physiologie et peut-être comportement. La taille, la structure et la dynamique des populations sont rarement prises en compte. Or, le moment de la reproduction, la fécondité et la longévité sont des adaptations en elles-mêmes. L’écologie théorique des populations a donné une nouvelle palette de paramètres pour évaluer l’adaptation. L’hétérochronie aspire à une réinterprétation sous cette lumière.

La théorie de sélection r et K offre un cadre important (parmi d’autres) pour comprendre l’importance immédiate de l’hétérochornie en termes écologiques. Elle permet  de faire des prédictions claires sur le timing de la maturation.

Elle établit quelles conditions environnementales favorisent la maximisation de r (reproduction rate : le taux intrinsèque de croissance naturelle) et lesquelles conduisent à la maximisation de K (carrying capacity of a habitat : la capacité portante de l’environnement). Les deux paramètres ne peuvent être maximisés en même temps. Les stratégies r et K sont les points finaux sur un continuum, pas des alternatives strictes. r survient dans un vide écologique parfait sans effets de densité, avec beaucoup de ressources et sans compétition. K survient dans un écosystème complètement saturé, avec une haute densité, où la compétition pour les rares ressources est intense.

Dans un environnement de sélection r, on peut s’attendre à voir des organismes avec : haute fécondité, maturation précoce, courte durée de vie, attention parentale limitée, développement rapide et beaucoup de ressources disponibles engagées dans la reproduction. Dans un environnement de stratégie K, il faut employer des efforts reproductifs avec : maturation tardive, vie plus longue, beaucoup d’investissement parental pour de petites couvées de progéniture à maturation lente.

Si le délai de maturation est si important dans les stratégies r et K, alors l’hétérochronie devrait être un processus commun dans l’adaptation écologique. Or, un petit changement dans le taux de développement (10%) entraîne une augmentation majeure de la fertilité (100%). Les deux processus de l’hétérochronie entrent en jeu : accélération pour le régime r et retardement pour le régime K.

La progenèse doit être associée aux stratégies r et la néoténie aux stratégies K. Dans ce cas, la pédomorphose a peu de signification comme catégorie d’adaptation immédiate (étant donné qu’elle peut être causée par ces deux processus).

 

Chapitre 9. Progenèse et néoténie

La progenèse et la néoténie, malgré leur conséquence commune (la pédomorphose), évoluent comme adaptations à des conditions écologiques très différentes. La progenèse, avec son accélération de la maturité, a une stratégie d’histoire de vie pour la sélection r. Tandis que la néoténie tend à évoluer dans des situations stables, favorables, et avec foule, de sélection K.

On retrouve en effet la progenèse chez différents insectes et la néoténie d’autres insectes et des salamandres ambystomatides. Par exemple, les brachyptères sont néoténiques à basse température (en haute altitude) et progénétiques aux températures douces de basse altitude.

Il y a une association commune entre progenèse facultative et sélection r pour l’exploitation de ressources éphémères et surabondantes (par des colonisateurs, mais aussi beaucoup de parasites). Puis cette phase progénétique est arrêtée par une réponse automatique quand il y a foule ou ressources en baisse. Des formes mobiles de ces animaux sont alors produites pour découvrir de nouvelles ressources.

L’hétérochronie joue aussi un rôle dans la macro-évolution, que Gould résume à quatre cas de figure. Dans un cadre de sélection r, la progenèse constitue l’événement hétérochronique habituel, avec avantages immédiats et forts. La maturation précoce s’y accompagne de spécialisation et simplification. La progenèse peut aussi y constituer un deuxième cas de figure, extrêmement rare, avec des traits adultes et juvéniles libérés de la sélection rigide sur la morphologie. Dans un cadre de sélection K, l’hypermorphose est l’événement habituel, avec différenciation étendue et augmentation dans la complexité spécialisée, avec maturation retardée. Le quatrième cas y est relativement commun : c’est la néoténie, avec une maturation retardée, liée à une différentiation retardée et une rétention de la morphologie juvénile flexible.

La maturation retardée a été mise en corrélation avec la massification (crowding) et une compétition intraspécifique intense dans plusieurs groupes d’oiseaux. La plupart des oiseaux tropicaux océaniques ne pondent qu’un œuf, leur nombre est régulé par la compétition intense pour la nourriture dans des sites d’accouplement spatialement restreint. Par exemple, la longue maturation des albatros (neuf ans) leur permet d’apprendre longtemps, pour survivre en contexte difficile. Ces cas n’impliquent pas la néoténie : une fois adultes, ils n’ont pas de caractères juvéniles.

Les traits basiques d’une maturation retardée associée à la sélection K sont : stabilité, environnements très peuplés, populations proches de la capacité portante, et compétition intraspécifique intense. Chez les mammifères, cette association est souvent accompagnée par la néoténie. Cette juvénilisation générale permet une société plus grégaire (comme les moutons), où l’éducation et le temps de jeu sont plus longs, la cérébralisation plus élevée, et où la taille corporelle indique le rang hiérarchique sans combats.

 

Chapitre 10. Retardement et néoténie dans l’évolution humaine

Louis Bolk expose une liste de 25 traits de ressemblance entre l’homme adulte et les autres primates au stade juvénile, dont l’absence de crêtes orbitale et crânienne, le grand poids du cerveau relatif au corps, le retrait du bas du visage, etc. L’homme serait un fœtus primate devenu sexuellement mature.

Gould critique Bolk : de nombreux points de cette liste sont dépendants les uns des autres, et deux phénomènes très différents sont mélangés : le ralentissement des taux de développement et la rétention de formes juvéniles. En plus, Bolk n’était pas darwinien, il croyait en un vitalisme avec des forces internes du corps (or, la direction évolutive de chaque trait est contrôlée par la sélection naturelle). Enfin, une énumération est la pire manière de faire (car il y a aussi des traits non pédomorphiques qu’on peut énumérer, et des faits ne suffisent pas à établir une théorie). Il faut remonter aux processus en jeu.

Pour Gould, cela n’empêche pas que la pédomorphose ait joué un grand rôle dans notre évolution. Pour lui, l’homme est « essentiellement » néoténique parce qu’un retardement général et temporel du développement a clairement caractérisé son évolution. Ce retardement a établi une matrice dans laquelle toutes les tendances dans l’évolution de la morphologie humaine doivent être jugées.

Ce motif de retardement s’est accru durant l’évolution des primates. Les singes (apes) sont généralement plus grands, viennent à maturation plus lentement et vivent plus longtemps que les singes (monkeys) et prosimiens. Les délais de développements comparés respectivement des macaques, gibbons, orang-outans, chimpanzés, gorilles et Homo sapiens, sont toujours plus longs pour : la gestation, le recouvrement du corps par les poils, l’ossification carpienne à la naissance, la première et la deuxième dentitions, la période de croissance, la durée de vie, la croissance du cerveau par rapport à celle du corps et la maturité sexuelle.

Une prolongation du taux de croissance fœtale conduit à de plus grandes tailles et la rétention de proportions juvéniles. Un tel système est la cause directe de l’augmentation évolutive du cerveau humain, adapté à la posture debout.

Nous appartenons à une classe d’animaux dans laquelle la sélection K domine. Nous avons évolué dans le régime tropical, généralement K-sélectif. Nous appartenons à un ordre de mammifères distingué par une forte propension pour les naissances uniques et répétées, l’intense protection parentale, la longue espérance de vie, la maturation retardée, la longue période d’apprentissage infantile, un haut degré de socialisation et la plasticité neuronale qui prolonge le temps embryonnaire.

Gould réaffirme la revendication de Bolk : l’essentiel dans l’homme en tant qu’organisme est la lente progression du cours de sa vie.

 

Chapitre 11. Épilogue

L’hétérochronie est extrêmement importante dans l’évolution.

Nous connaissons la nature des changements régulateurs qui nous séparent des chimpanzés : ils opèrent en ralentissant notre développement général (par ce moyen ils installent nos différences adaptatives majeures par rapport aux autres primates supérieurs). La cause efficiente de l’évolution de la conscience tient surtout à une extension hétérochronique du taux de croissance fœtale.

 

Commentaire personnel

Cet ouvrage aussi magistral que méconnu en France remet à sa juste place la théorie de la récapitulation, au succès jadis retentissant. Celle-ci ne relève pas d’une loi universelle, même si elle s’applique à de nombreux cas. La psychologie et la philosophie y ont largement puisé. La théorie opposée et plus récente de la néoténie (humaine) a déjà été largement prise en compte par la psychologie, et moins par la philosophie. Une conception naturaliste de l’homme peut y puiser largement.

                                                                                                                    Sylvain Bosselet.