Jacques Schlanger, De l'usage de soi, Hermann, 2017, lu par Guillaume Fohr

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Jacques Schlanger, De l'usage de soi, Hermann, 2017 (146 pages). Lu par Guillaume Fohr.

Jacques Schlanger est actuellement professeur émérite de philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem. Dans son ouvrage De l'usage de soi, il propose au lecteur une pérégrination autour du « je » en sept intervalles. Le chiffre sept n'est pas sans évoquer la menorah, chandelier à sept branches de la tradition juive dont l'étymologie désigne la racine de la lumière. Le « je » se donne parfois à voir ou reste caché, toujours est-il qu'il demeure à l'origine de toute pensée, de toute action, de toute communication. Aussi, nos sentiments, nos idées, nos savoirs, nos croyances ne font pas exception en la matière. Ce livre propose une mise en abîme des diverses modalités de l'usage de soi en philosophie.

 

I User de soi.

Derrière toute manifestation humaine de réflexion ou d'action, derrière toute intention se donne à voir et se cache derrière un « nous », un « on », un « je ». Jacques Schlanger s'il n'occulte pas l'usage de soi que font la psychologie, la sociologie, la psychanalyse, cherche à cerner l'usage philosophique du déictique « je ». Le sage antique, ou le penseur du Moyen-Âge, n'a que peu recours au « je » pourtant il s'exprime à partir de lui-même, même lorsqu'il pense que ce qu'il nous dit vient d'ailleurs. « De ce point de vue, on peut voir dans toute oeuvre philosophique originale une confession, en prenant le terme confession au sens large d'un exposé de croyances et d'opinions, au sens d'un credo philosophique » selon Schlanger. 

L'usage moderne du « je » apparaît avec la modernité chez Montaigne puis Descartes. On peut en distinguer trois modes principaux : un mode privé particulier, un mode pédagogique paradigmatique, un mode général transcendantal. Chez Montaigne, le premier mode est l'expression de l'unique, de la singularité ; le second mode relève d'une intention de se dire pour créer un modèle de pensée. Chez Descartes, plus particulièrement dans le Discours de la méthode, on note un usage de soi comme passage de la persona privée à la persona publique, compris au sens étymologique de masque, de ce qui se dit indirectement. Aussi, le « je » privé autobiographique n'a d'autre visée que de nous conduire au « je » public de l'injonction et de la réussite cognitives. De plus, en affirmant que « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », Descartes montre que son esprit ne diffère pas de celui du commun. L'introduction d'un « je » métaphysique implique en plus des deux premiers usages – privé et pédagogique – un usage transcendantal général, à savoir un « je » qui nous situe autrement dans le monde. Tous ces usages visent à fonder l'authenticité du « je » sans cesse remise en question. En livrant l'intime de sa pensée, Descartes aboutit à l'énonciation du Cogito, un « je » pour nous tous.

La plongée au coeur de la pensée cartésienne conduit à sa mise en perspective avec le « je » exposé dans l'Ethique de Spinoza. La réflexion temporelle cartésienne laisse alors place à une pensée spinoziste d'un « je » hors du temps vécu. Schlanger ajoute, « il n'y a pas de différence essentielle entre le je de Montaigne qui se présente, le je de Descartes qui se raconte et le je de Spinoza qui s'implique : les trois visent ce que nous avons en commun, notre nature humaine, même s'ils l'expriment sous trois modes différents ». Ainsi, ces modes d'exposition  du « je » sont autant de manières de vouloir être dans la vérité du « je ».

II Idéer.

Jacques Schlanger s'attache en suivant à caractériser le travail du philosophe comme la production d'objets idéels. L'état permanent d'idéation dans lequel se trouve l'homme est comparable à l'état de respiration ou encore de perception. « J'idée comme je respire, comme je perçois et la plupart du temps je n'en suis pas conscient ». Aussi, il convient pour l'auteur de s'étonner du tourbillon d'idées qui surgit en nous et se traduit en langage sans que nous le maîtrisions et même que nous en soyons à l'origine. Certaines idées sont fixées en moi, d'autres au contraire m'échappent sans que je sache toujours pourquoi. Certaines idées apparaissent à ma demande parce que je les sollicite, d'autres surgissent sans que je les ai convoquées. Parfois, une idée me manque mais fait sens dès que je l'aperçois. Pourtant, « l'idée qui se présente à moi me parvient comme si elle venait d'ailleurs, comme si je n'étais pas le maître du processus de fabrication des idées qui a lieu en moi ». Aussi, idéer c'est se mettre dans la disposition la plus favorable pour recevoir les idées. Pourtant, ces idées sont toujours mes idées, qu'elles soient présentes, en attente ou encore non advenues. Parfois, je m'éblouis alors de ce qui se trouve déjà en moi. Telle une perle imparfaite cachée dans une coquille, l'idée s'accroche – comme l'huître au rocher  – à la pensée qui fait corps en moi. La survenue d'une idée peut susciter alors de l'étonnement, de la satisfaction, du plaisir ou encore de l'émotion qui perturbe le moi. L'idée qui me « traverse la tête » peut se perdre parfois mais laisse une empreinte en moi qui laisse à croire que je peux la reconnaître. Je traduis cette idée en mots sans qu'ils ne parviennent à la dire tout à fait, à l'exprimer entièrement. Il semble néanmoins que « la vie de la pensée se déploie le mieux dans un état corporel de routine ». Le laisser aller du corps conditionnerait le laisser aller de l'esprit. 

Comment mes idées se manifestent-elles en moi ? Schlanger expose trois positions classiques sur les idées et sur la manière dont le sujet les perçoit : « je découvre les idées qui se forment en moi (Hume) ; je suis le producteur de mes idées (Descartes) ; je contemple les idées qui apparaissent devant moi (Platon) ». À ces trois visions font écho trois rôles du moi dans son rapport à l'idée : participation intérieure (introspection), action consciente (acteur) et passivité (spectateur). Schlanger distingue alors la vision organique de la formation des idées de la production active d'idées et de la vision contemplative de l'apparition des idées. Dans le dernier cas, l'idée semble jouir d'un mode de vie autonome. Aussi, cette dernière perspective pose un problème ontologique. Schlanger écarte la voie d'une ontologie externe au profit d'une ontologie interne.  Les idées qui voient le jour y compris celles qui nous paraissent venir de l'extérieur sont ancrées dans le moi. Paradoxalement, « l'idée toute faite » me fait me rendre compte de la double nature des idées. L'idée se comprend alors comme événement mental tout autant que comme objet de langage. Schlanger pose alors la question de l'habillage de l'idée par le mot. Vu sous cet angle, le langage semble indispensable pour avoir des idées. « Dire une idée, c'est chercher à l'atteindre en même temps qu'on l'élabore ». L'idée se tapit dans l'ombre du mot, elle se dérobe. Le mot transforme l'idée et reste dans l'incapacité de la dire complètement car sa nature l'en empêche. « À l'idée marquée par le nom propre temps s'agrègent les mots-clés durée, mesure, chronologie, météorologie, qui chacun mène l'idée de temps dans une autre direction ». Ces « halos sémantiques » interpellent le sens principal et proposent des déviations de sens. Mais qu'en est-il pour l'enfant, l'animal ou la pensée non verbale ?

Des mots inattendus peuvent recouvrir une idée ancienne, à l'inverse une idée nouvelle peut surgir du langage. Tout cela montre bien l'aspect fondamental de la vitalité à l'oeuvre dans l'idée. D'ailleurs, une même idée peut donner plusieurs sens. Voilà ce en quoi sans doute consiste la confrontation des idées puisque les interlocuteurs n'entendent pas le mot et a fortiori l'idée en un même sens. De la même façon, à l'intérieur de moi se joue une « polyphonie de la pensée » qui guide mon effort réflexif et témoigne de mes hésitations, de mes doutes tout autant que des chemins de traverse empruntés.

III Savoir.

« Je suis un homo sapiens sapiens, un homme qui sait qu'il sait ». Seul l'homme est en réelle capacité de situation cognitive. La plante, l'animal, la machine s'adaptent, créent et parfois nous surprennent mais il n'en reste pas moins que toute situation cognitive est égocentrée, relative à un sujet de savoir. Si certains de ces savoirs semblent innés, d'autres semblent en revanche acquis par imitation ou éducation. Il tient lieu de définir le savoir comme « l'aptitude du sujet à mettre en action une procédure en vue d'une fin à réaliser, qu'il s'agisse de faire, d'agir, d'envisager, de produire, de vérifier, d'apprendre, d'enseigner, de se souvenir et ainsi de suite ». Schlanger s'attache à décrire le phénomène qui se joue dans la pratique cognitive qui mène du savoir-processus au savoir-résultat. Il propose alors six figures, six modes de savoir. Le savoir- vivre peut se comprendre comme le savoir des sentiments et des sensations. Le savoir-faire est le savoir pratique. Le savoir-savoir est le savoir théorique. Le savoir-croire est le savoir de la conviction intime. Le savoir-agir est le savoir en rapport à l'autre que soi. Le savoir-être est le savoir du rapport à sa propre existence. Cette plurivocité du savoir fait écho au polymorphisme de l'homme et incite l'homme à se penser comme objet, à s'objectiver. Aussi penser la connaissance de soi, c'est admettre le problème que pose la reconnaissance de soi au travers d'une apparence toujours transformée et protéiforme.

En posant la question « Qui suis-je ? », Schlanger suppose qu'il me faut sortir de moi-même pour pouvoir formuler les contours d'une réponse. Rien ne semble plus proche de moi que mon corps dont j'ai une connaissance directe ou mes organes internes bien que leur connaissance soit indirecte. Mais qu'en est-il de mes sentiments, de mes désirs ? « Quand je cherche à me connaître comme esprit, quand je cherche à saisir ma vie mentale, je me retrouve en fâcheuse posture : le moi que je tiens à retenir, dès que je veux le saisir, se dissipe en impressions diverses et flottantes dont j'essaie sans succès d'arrêter le flux ». Schlanger reprend alors à son compte la distinction initiée par Bertrand Russell entre connaissance par description et connaissance par accointance. Cette dernière permet de comprendre le passage que j'ai de la conscience de mon existence en la connaissance que je possède de mon existence. Ainsi, faire de moi un objet de savoir suppose la disparition du moi comme pur existant pour ne pas compromettre sa saisie comme moi morcelé. Je n'arrive jamais à me connaître entièrement. Voilà sans doute ce pourquoi, le sujet demeure inépuisable.

IV Croire.

« Par croyance, j'entends à la fois un état d'esprit, le fait de croire, et le contenu de cet état d'esprit, ce en quoi l'on croit ». Aussi, la croyance s'entend comme acte de foi tout autant que comme prise de position subjective. La pluralité des croyances en moi suppose des contradictions qui ne m'apparaissent pas comme telles. « Croire c'est agir : l'action est à la fois le signe et la preuve de la croyance ». Les croyances profondes sont remises en doute, la transmission par voie d'autorité qui les avait fait miennes remet en question ces croyances que je tiens à distance du fait du recul engagé sur moi-même. Schlanger soulève le paradoxe de la croyance, solitaire mais expérimentée dans l'espace social. L'entreprise philosophique, hypothétique par nature, conduit parfois à un changement de position du philosophe du fait de sa confrontation renouvelée avec le réel mais  sa démarche est pour ainsi dire de « bonne foi ». L'adéquation des idées au moi peut créer un détachement d'avec nos idées anciennes et nous contraint parfois au silence philosophique : on peut parler alors de conversion philosophique.

Schlanger s'engage ensuite dans l'exposé de ses démêlés avec Dieu. Notons qu'il y a quelque chose de périlleux à livrer l'intimité de sa pensée sur la croyance qui relèverait à la fois de l'ascension – à l'instar de l'échelle de Jacob exposée dans la Genèse biblique  – du vertige mais aussi de la chute. À la suite de la séparation d'avec sa famille, alors jeune adolescent, Schlanger a découvert un monde nouveau où Dieu avait perdu sa place, un monde sans horizon divin. La perte de foi relève d'une lame de fond et non d'un coup de tête qui bouleverse le moi en perçant à jour les failles qu'il écartait par commodité. Il faut alors reconfigurer le moi dans un monde qui réponde pleinement à la perte de Dieu. Reste ensuite le souvenir de Dieu qui fait suite au lien de proximité engagé avec lui pendant l'enfance. « Ce dieu perdu a laissé en moi sa marque, une sorte de filigrane, une pliure interne presque invisible et légèrement douloureuse ». Schlanger relate alors sa conversion idéelle, son changement radical de perspective. Car – comment une croyance si fortement gravée en moi peut-elle disparaître ? – s'interroge-t-il. Les évènements vécus, les parcours de vie conduisent tout d'abord à une mise à distance de la croyance d'avec le moi, puis à son éloignement, enfin à sa séparation. Reprenant à son compte la question de la possibilité d'une croyance après Auschwitz, Schlanger souligne que la croyance tient alors à la nature des personnes, certaines se révoltent contre elle, d'autres encore invoquent l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de comprendre le dessein divin. « Maintenant que j'y pense, si j'ai cessé de croire en Dieu c'est moins par colère ou par déception que par désintérêt, par indifférence ». Forcé de reprendre sa vie à son compte, Schlanger a dès lors pu considérer Dieu comme un problème philosophique.

V Philosopher.

Jacques Schlanger retrace dans ce chapitre le parcours initiatique qui l’a conduit en philosophie. Les tentatives infructueuses, maladroites, sa naïveté, ses manquements, ses errances, ses doutes sont autant de chances d'interroger la vie de l'esprit à l'aune d'une pensée en action et par ricochet de nous questionner sur notre propre parcours philosophique en perpétuel chantier. Le moi se prend comme le mètre étalon de la pensée. Qu'apprend-on en philosophie ? Outre les grands courants de pensée, on s'efforce de développer le sens critique. L'étudiant en philosophie devient alors « un professionnel du jeu des idées ». L'enseignant de philosophie s'efforce d'ouvrir un horizon de connaissance, il doit être précis dans les contenus et pédagogue dans la manière de les transmettre. Jacques Schlanger s'interroge: l'enseignant vit de la philosophie mais vit-il en philosophe ? Dans tous les cas, il doit être un aspirant au bonheur et à la sagesse. « Sous ce rapport, il s'engage en philosophie non seulement pour en savoir plus, ni pour savoir faire, ni même pour savoir agir, mais pour savoir être ». Schlanger montre le décalage qu'il peut y avoir parfois entre les idées et l'usage que l'on peut en faire. Il explique que c'est sans doute dans cet interstice que naît l'insatisfaction. Il compare en suivant l'enseignant de philosophie et le maître de philosophie. « L'enseignant s'adresse à des élèves, le maître s'adresse à des disciples ». Aussi, l'enseignant rend compte de l'entrelacs des idées de manière non contraignante. L'attitude du disciple est proche de celle du croyant. L'attitude de l'élève quant à elle l'amène par lui-même à développer son sens critique, à construire son propre cheminement intellectuel.

Schlanger met alors en parallèle la physique comprise comme discipline scientifique et la philosophie comprise comme formulation de doctrines. La différence entre les deux tient selon lui dans le fait que la première théorise alors que la seconde n'a que trop appris à limiter ses ambitions. Alors qu'il n'y a qu'une physique, il y a en revanche des philosophies. En ce sens, « une position philosophique, une doctrine philosophique, un système philosophique, ne sont jamais vrais au sens strict du terme, ni même vérifiables ». Être philosophe, c'est donc créer sa propre voie, son propre chemin. Faire usage du soi a conduit Schlanger à reprendre, à travailler les textes antiques saisis dans l'antichambre du présent vécu en écho à leur création.

VI Vivre.

On a souvent le sentiment que la vie nous conduit et non pas que nous conduisons notre vie. L'action réfléchie, raisonnée laisse place alors trop souvent à la réaction aux évènements, aux situations. Bien que l'objet de notre désir – le bonheur – semble commun, il est malheureux qu'on ne sache toujours comment l'atteindre. Pour Schlanger, le premier pas consiste à s'interroger sur comment mener sa vie pour mieux ensuite persévérer dans l'être. C'est l'équilibre entre nos aspirations et le réel auquel nous sommes confrontés que nous devons chercher à atteindre. « Aurai-je pu envisager un meilleur usage de moi ? », telle est la question que Schlanger s'adresse. Sauts d'être, coupures d'être jalonnent notre existence qui paraît dès lors soumise au hasard, à la chance. Ce constat laisse à penser des vies possibles, rêvées, imaginaires  qui n'existent que parce que je les fantasme ou encore des vies romancées qui elles se matérialisent dans des êtres de papier. Toutes ces vies ne cessent de me ramener à ma vie réelle bien que nous soyons perpétuellement  « au seuil de nos vies possibles », mais s'amenuisent au fil du temps vécu.

C'est à l'adolescence que se formule avec le plus d'acuité la question : Que vais-je faire de ma vie ? L'adolescent se confronte à des modèles de vie tout en rêvant de devenir lui-même. Bien assez tôt, il se posera la question : Qu'ai-je fait de ma vie ? Les sociétés humaines mettent en avant des vies guidées par leurs valeurs (honneur, richesse, religion, intérêt) et mettent au pilori ce qu'elles nomment les mauvaises vies. Comment faire un bon usage de sa vie ? Vivre, c'est jouir, faire, agir, être. À la question, « comment se fait-il qu'il m'arrive de ressentir une obligation envers ce qui n'est pas directement moi ? », Schlanger formule deux hypothèses, l'une historique, l'autre ontologique. Dans la perspective historique, l'obligation se fonde sur l'appartenance à une société et un savoir que nous pensons avoir sur nous-mêmes. Dans la perspective ontologique, l'obligation se pose à nous de manière intérieure. Objection faite d'une vie sans concession faite au désir, l'obligation est inscrite dans la persévérance de l'être. Ainsi, il faut s'efforcer d'être vraiment soi-même, sans jamais être certain d'y parvenir entièrement. D'où le décalage perceptible et persistant entre ce que je devrais être et ce que je suis. L'adéquation à soi-même et au monde suppose un apprentissage de l'être comme justesse à soi-même, elle doit être un idéal régulateur. Vivre au présent impose de se tenir au présent, dans un présent actif et plein. Il faut : « agir, s'arrêter, regarder, contempler, continuer, reprendre la route jusqu'à ce que mort s'ensuive ». 

VII Mourir.

Parler de la mort en général n'a rien à voir avec parler de ma mort en particulier. « Il me semble (…) impératif de ne pas laisser passer un événement aussi radical dans ma vie sans que j'essaie de voir d'aussi près que possible de quoi il s'agit, comment m'y rapporter et ce que je pourrais en faire ». Peut-on donner du sens à la mort au regard de la vie ? Douce, laide, douloureuse, digne, vécue, imaginaire, la mort est plurielle. Aussi, la mise à mort du moi ne peut se penser qu'au regard de la mort d'autrui. L'inéluctabilité de la mort ne doit pas m'empêcher de penser que tout comme il y de belles vies, il y a de possibles belles morts. Comment alors faire jouer le hasard en ma faveur ? « La mort est une indécence, comme un pet ou un rot, qu'il faut apprendre à ignorer, mais une indécence qui rôde autour de nous et fait peur ». Voilà, sans doute ce pourquoi on l'ignore. La religion voit dans la mort un saut vers une fin souhaitée. Pourquoi alors ne pas s'y engouffrer volontairement ? Parce qu'il ne faut pas précipiter la fin. L'attrait scientifique actuel pour la mort suppose une objectivité, une neutralité qui me met à distance de ma mort.

Comme objet d'observation, elle perd son acuité. Comme objet de réflexion, elle peut être une source d'angoisse. Aussi, mieux vaut-il appréhender la mort pour ne pas en avoir peur. À la manière du sage antique, pour qui « il faut être libéré de la peur de la mort pour pouvoir s'engager librement dans la vie ». Ce qui est à craindre c'est la voie empruntée par la mort, qui nous fait devenir spectateur de notre vie, plus que la mort elle-même qui est d'une évidence certaine. La maladie, la souffrance peuvent pousser à ne plus persévérer dans l'être à tout prix, à prendre de court une vie qui ne nous convient plus, qui laisse place à la survie plus qu'à la vie. Aussi, il existe un bon usage de la mort. Jacques Schlanger se livre ensuite à un testament intimiste relatif à la disposition de son corps, de ses biens mais aussi et surtout de ses sentiments. Il conclut, « je voudrais mourir à la fois vite et dans longtemps ».

Jacques Schlanger, dans son essai, propose un récit riche et dense, une épopée du moi dans ses différents modes d'être. Au travers d'une écriture imagée et poétique, il nous assène des « uppercuts » et montre la violence tout autant que l'urgence qu'il y a à penser le moi par soi-même et en dehors de soi. 

Au travers d'un récit virevoltant, Schlanger tisse un fil d'Ariane qui permet au moi d'échapper à sa nature labyrinthique. En ce sens, c'est un penseur de fond qui affleure et néanmoins effleure par la poésie du langage le lecteur par la pertinence, la profondeur, la justesse du propos tenu. Pour balayer les certitudes, enjeu majeur de l'entreprise philosophique, il n'hésite pas à se mettre à nu. Cette démarche ne relève aucunement d'une « impudeur du  moi », d'une posture factice ou artificielle trop souvent rencontrée, mais suppose bien plutôt de partir à la rencontre du moi sans concession dans une démarche active, salvatrice, voire rédemptrice. En ce sens, l'entreprise de Jacques Schlanger est le reflet des doutes, des tiraillements qui « cognent » le moi et se confrontent à lui de manière incessante.

Guillaume FOHR