Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes-Sud, avril 2018, lu par Laurence Harang

Baptiste Morizot, auteur du livre Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject Editions, 2016), nous interroge sur l’art du pistage et sur la manière de mieux habiter notre monde ; car il est évident à la lecture de ce bel essai - Sur la piste animale - que nous devons apprendre à « faire monde commun» avec les autres êtres vivants qui peuplent la terre.

.Sur la piste animale

Pour autant, l’auteur ne donne pas de grandes leçons sur notre négligence à l’égard de la nature et des vivants mais nous invite à nous « enforester », à enquêter, à pister l’autre altérité afin de retrouver notre « chez soi » : nous avons en effet perdu notre demeure faute d’une véritable attention à ce qui nous constitue comme animal et comme être humain. « S’enforester », c’est se laisser prendre, se laisser aller à d’autres formes de vie ; simplement, pour apprendre, pour mieux connaître. En ce sens, l’enquête n’est qu’une manière rationnelle de pister l’animal, d’en comprendre la logique, la fantaisie, la magie dans ses moindres détails. Il nous faut donc retrouver le fait « d’être sur la terre » ; le fait de partager et de vivre avec d’autres vivants.  Dès lors, pister une autre altérité consiste à se mettre à la place de l’animal, à « voir par ses yeux ».

  Evidemment, il nous appartient de nous « décentrer», de changer de perspective dans cette quête de l’autre : savoir douter, être à l’écoute, être attentif et surtout sortir de soi. En quelque sorte, il s’agit d’explorer cette puissance relationnelle, qui nous convie - non d’imposer notre propre vision du monde - à nouer des rapports de « diplomatie » avec les autres êtres vivants.

 La structure du livre se compose de six chapitres qui exposent l’art du pistage, de l’enquête (Préambule, l’art discret du pistage, cosmologie du lombric, l’origine de l’enquête) et les expéditions « diplomatiques » de l’auteur.

   Il est curieux de constater que nous ne parvenons pas à communiquer avec les autres espèces qui peuplent notre terre. Fort de ce constat, nous savons déjà depuis les analyses de Lévi-Strauss et Descola, que notre rapport au monde semble obéir à la logique de la domination, de l’exploitation.  Or, la « nature » ne peut s’entendre comme un simple « dehors » mais comme ce qui est partagé par les vivants - animaux et êtres humains -. Il est de l’ordre d’un appel que d’aller à la rencontre de l’autre : c’est le sens même de l’enquête et du pistage. Baptiste Morizot le rappelle avec véhémence :

« Le pistage a probablement joué un rôle majeur dans l’émergence de la pensée humaine, sous la forme précise de l’enquête. »

L’anthropologue Louis Liebenberg fournit de précieuses analyses quant à l’hominisation et à l’évolution des espèces. Ainsi, les aptitudes humaines ne découlent pas uniquement d’un régime alimentaire, d’une intelligence supérieure, de dispositions à chasser mais du pistage ! Il nous faut donc suivre pas à pas la logique de « l’homo » par l’art du pistage ; car l’hypothèse de Morizot est audacieuse :

« Ce n’est donc pas la carnivorie qui constitue l’événement central (bien qu’il joue un rôle dans l’apport protéinique probablement nécessaire pour alimenter un cerveau volumineux) ; ni la chasse comme prédation et dévoration (bien qu’elle joue un rôle sur le plan phénotypique et écologique) mais le pistage. »

 Reconstituons donc cette logique de l’évolution humaine. D’abord, il faut partir d’un constat : contrairement aux autres espèces, « l’homo » n’est pas défini par un odorat puissant. Dès lors, il faut rendre compte à la fois d’une logique de l’adaptation et de l’évolution par la formulation d’un problème :

« Comment pister de la nourriture quand on ne possède pas les adaptations sensorielles adaptées à cette tâche ?»

L’auteur formule une hypothèse : il faut trouver tout simplement sans odorat des « choses invisibles ». De ce fait, il faut admettre que l’animal humain est fondamentalement « un prédateur visuel ». Il faut donc articuler les deux caractéristiques de cet animal humain - animal pisteur et animal social -. Autrement dit, il faut faire l’hypothèse que l’être humain a la capacité de saisir des indices et d’en reconstituer la trame. L’anthropologue Liebenberg a montré, dans une enquête consacrée aux chasseurs-cueilleurs bushmen du Kalahari, qu’il existe deux types de pistage - loin de lui, l’idée d’un chasseur naturel caractérisé par des armes redoutables -.  Le pistage « systématique » consiste dans une « course à l’endurance » où l’animal est poursuivi jusqu’à épuisement (faute d’armes redoutables) ; puis le pistage « spéculatif » qui devient « art de penser », art de formuler des hypothèses. Face à la difficulté d’interpréter des indices, le pisteur est en mesure de reconstituer une histoire de l’activité animale ; d’en comprendre le cheminement. C’est pourquoi, la capacité à attribuer des intentions à autrui et à saisir « une intention invisible » constitue sans aucun doute une aptitude cognitive humaine. L’auteur va même plus loin dans cette histoire de l’évolution : il évoque une « réserve exaptative » qui consisterait à détourner l’usage de certains organes à seule fin de développer une capacité à interpréter, à lire des signes ; bref à se montrer intelligent ! Cet art de l’enquête, du pistage est à comprendre, dans une certaine mesure, comme une « réserve exaptative »: le « détective » doit reconstituer, à travers ses enquêtes, des histoires. Comment expliquer par exemple « que nous sommes des corps de frugivores devenus pisteurs carnivores, c’est-à-dire des visuels condamnés à trouver des choses invisibles ? »

  Il serait donc possible, en puisant dans une sorte de réserve diplomatique, d’aller à la rencontre des autres espèces vivantes, sans chercher à les chasser, à les exploiter mais à cohabiter. Et il n’y a pas de cohabitation possible sans compréhension mutuelle. Dans le chapitre 1 « les signes du loup » , le chapitre 2 « un seul ours debout » et le chapitre 3 « la patience de la panthère », Morizot se laisse aller à une expérience intérieure ; celle qui consiste à donner au monde plus d’hospitalité qu’il semble en avoir à condition d’éviter deux écueils. Citons ce passage riche de promesse :

« Le monde naturel n’est pas d’abord une sauvagerie inhospitalière à civiliser à la sueur de son front, ce n’est pas un cosmos absurde de matière inerte à portée de main, c’est d’abord un environnement donateur que l’éco-évolution a rendu étonnamment prodigue pour tous. »

 Imaginons alors un loup qui rôde près de Canjuers (Var) et qui ne laisse pas facilement approcher. L’auteur a beau l’observer, le suivre la nuit… Il ne parvient pas à le surprendre. De là, des interrogations qui poussent l’enquêteur à poursuivre ses investigations. Comment expliquer que le loup dispose de la capacité à disparaître ? Il est possible de traduire, d’interpréter ce pouvoir du loup comme « un art prestidigitateur de la misdirection » !

 Dans le nord-ouest du parc national de « Yellowstone », c’est la rencontre avec un grizzly qui célèbre « la cérémonie diplomatique » sans acte de bravoure, sans rivalité. Certes, il n’est pas évident, face à une telle puissance de la nature, de ne pas être submergé par la peur. Est-il toujours possible de « tenir ferme » sans chercher les armes de la guerre ? Il est amusant de constater à quel point les recommandations face à un animal imposant peuvent varier. La seule chose qui reste à faire est de mettre à profit « la finesse empathique » ; mais on peut supposer que cela demande du temps et de l’expérience.

 Et enfin dans le centre du Kirghizistan, c’est à la poursuite de la panthère que l’auteur apprend la patience ; car ce félin ne se donne pas à voir - d’où la nécessité d’utiliser des pièges photographiques pour visualiser la présence du fauve -.  Mais il y a bel et bien de la sagesse et de la majesté dans la démarche de la panthère : à l’affût de sa proie, la panthère se montre « souveraine » !

 Cette fascination qu’exerce ce félin nous ramène insensiblement à une « ancestralité animale partagée ». En cela, la quête amoureuse ressemble à l’art du pistage ; patiente et déterminée.

L’art de pister est donc un moyen d’enquêter sur la manière d’habiter des autres vivants. Mais ce livre d’une grande originalité nous invite également à cohabiter avec les autres espèces animales. Le défi du XXIème siècle est de partager un monde commun.

Laurence Harang