Jean-Baptiste Brenet, Averroès l’inquiétant, Belles Lettres 2015, lu par Elisabeth Boncour

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Jean-Baptiste Brenet, Averroès l’inquiétant, Les Belles Lettres, Paris, 2015 (160 pages).


Jean-Baptiste Brenet est professeur à l'Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne, où il enseigne l'histoire de la philosophie arabe. Traducteur de Thomas d'Aquin, de Thomas Wylton et d'Avicenne, il dirige avec Christophe Grellard la collection « Translatio. Philosophies médiévales », chez Vrin. Il a notamment publié Transferts du sujet. La noétique d'Averroès selon Jean de Jandun (Vrin, 2003) et Les possibilités de jonction. Averroès-Thomas Wylton, suivi de : Thomas Wylton, L’âme intellective, introduction, traduction et notes  (de Gruyter, 2013).

Tout enseignant en philosophie, quelque peu porté sur le Moyen Âge, et ayant su par là-même dépasser un certain nombre de préjugés[1], n’a pu que s’intéresser aux travaux de Jean-Baptiste Brenet qui, depuis ses premières années de recherche et maintenant Professeur à l’Université de Paris I Sorbonne où il enseigne l’histoire de la philosophie arabe en l’apogée de son époque médiévale, s’intéresse à Averroès et à ses épigones, Jean de Jandun notamment[2].

Avec ce livre, ou cet essai, le lecteur aurait pu s’attendre à une lecture sage et universitaire des œuvres d’Ibn Rushd l’Arabe, l’Averroès latin, bien connu pour avoir été condamné par l’évêque Étienne Tempier le 10 décembre 1270, puis le 7 mars 1277[3]. Mais une autre voie, exigeante et stimulante a été heureusement choisie. Les thèses averroïstes en effet, telles que l’A. les rappelle de façon concise[4], engagent d’emblée une anxiété de l’individu pensant : l’intellect est séparé (il n’est pas l’une de mes facultés), un et éternel. Ces trois thèses, pour les Latins donnent lieu à une désastreuse conséquence : « l’homme ne pense pas »[5], homo non intelligit : tout est d’emblée déjà pensé, conçu, par un intellect séparé, coupé du corps et qui s’empare de celui-ci, jusqu’à l’instrumentaliser en produisant à partir de ses fantasmes la pensée dans l’intellect matériel[6]. Ce sera le nœud de la critique de Thomas d’Aquin : comment prétendre que l’homme pense si la faculté de penser lui reste extrinsèque ? Comment le concept peut-il être propre à l’homme si l’intellect qui le produit et le reçoit lui est extrinsèque ? Car même en supposant que le fantasme, intelligible en puissance, soit inhérent à l’âme de l’homme, comment rendre compte d’une rationalité personnelle si lui échappe le transfert du fantasme à l’espèce (species) intelligible en acte ?

Averroès avait en un sens anticipé certaines de ces objections par l’idée de « jonction » : dans chaque acte intellectif produit à partir du fantasme, je me joins et m’unis à l’intellect qui, de séparé qu’il était, devient forme propre de mon être. La conséquence est immense et va à l’opposé des philosophies d’une rationalité personnelle : ce n’est pas moi qui pense, mais, lorsque je pense, je m’unis à une vérité qui me précède, que je découvre et qui advient en moi[7].

Averroès est « inquiétant » : J.-B. B le lit le via le concept freudien d’ « inquiétante étrangeté »(Unheimlichkeit), à savoir l’état de l’âme dans lequel l’on peut se trouver face à ce qui, ayant été familier, ne l’est plus et, par là-même, angoisse par son ambiguïté insaisissable et sa rémanence non identifiable. Averroès ne laisse pas sereins les philosophes qui, pour la plupart, le condamnent aux feux de l’enfer, font de lui un pestiféré, un maudit, un enragé, un possédé[8]. La noétique d’Averroès présente des concepts et des thèses qui, toutes récativent quelque chose de jadis familier, mais dépassé ou refoulé (la peur de la possession, du double, de l’hétéronomie, de la castration, etc.) Lors de la querelle d’Utrecht en 1640, Descartes lui-même, ayant fait de l’âme et du corps deux « substances » métaphysiquement hétérogènes, sera accusé d’ « averroïsme ».

En effet, Averroès est ce philosophe qui nous inquiète, nous déstabilise et nous interroge en renvoyant l’homme, puis au sujet tel qu’il est apparu à partir du XVIIème s., à des forces puissantes mais inconscientes, qui refoulées, mettrait en péril la toute-puissance de sa rationalité. C’est pourquoi sa figure ressurgit en dépit des efforts d’éradication, à commencer par ceux de Thomas d’Aquin.

Le livre de J.-B. B. est à lire, à méditer : il donne à penser. Il nous instruit avec intelligence sur la pensée d’Averroès, certes, mais surtout, il ouvre à une question de grande teneur philosophique : qui pense ? Ou, plus précisément : qu’est-ce qui pense en moi lorsque je pense ? Suis-je le détenteur de ma pensée ?

Un livre audacieux, à lire dans une perspective de grande liberté.

                                                                                                        

Élisabeth Boncour 07/10/2015).

 

[1] Cf. La leçon inaugurale d’Alain de Libera au Collège de France : Où va la philosophie médiévale ?, Paris, Collège de France, 2014.

[2] Jean-Baptiste Brenet : Transferts du sujet. La noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Paris, Vrin, 2003.

[3] Cf. É. Tempier : La condamnation parisienne de 1277, édition du texte et traduction par David Piché, Paris, Vrin, 2002 ; R. Hissette : Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, Louvain-Paris, Vrin, coll. « Philosophes médiévaux », 1977.

[4] Cf. p. 9.

[5] Cf. p. 10 pour de ce problème qui est l’objet de tout le livre.

[6] A la suite d’Aristote (Cf. De l’âme, III, 5, 430a10-430a25), Averroès distingue l’intellect agent et l’intellect matériel.

[7] Cf. le ch. 12, p. 117-125. Thomas d’Aquin déploiera ces analyses pour expliciter, en théologie, ce que peut être la vision béatifique, lorsque l’intellect divin se fait forme de l’intellect humain.

[8] Cf. Le premier chapitre.