Monique Dixsaut, Platon et la question de l’âme, Vrin 2013, lu par Jérôme Jardry

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Monique Dixsaut, Platon et la question de l’âme, Études platoniciennes II, collection Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, Vrin, 2013 (288 pages).

Platon et la question de l’âme est le deuxième tome des Études platoniciennes de Monique Dixsaut (le premier est paru en 2000 : Platon et la question de la Pensée, Vrin, Histoire de la philosophie). Cet ouvrage regroupe des articles qui ont été édités dans des revues et des ouvrages collectifs. On ne peut être que très heureux de retrouver ces textes dans ces deux tomes qui procèdent à des lectures pointues, détaillées et très éclairantes des dialogues de Platon. On y voit l’unité profonde d’une démarche qui est celle de l’histoire de la philosophie et de celle du « philosopher ».

 


Loin de constituer des miscellanées, ces textes manifestent une continuité dans les travaux de Monique Dixsaut sur Platon, qu’une formule de Nietzsche résumerait peut-être, et dont cet ouvrage serait le (bon) reflet : il y a deux manières d’étudier un auteur : soit on s’intéresse seulement à sa « philosophie » et à ses textes, un peu froids, et on reste un peu à distance de ce qu’il y a de vraiment intéressant. Soit on saisit le « philosophe », l’homme, dont il ne s’agit absolument pas de faire une biographie, mais dont il faut sentir la jubilation. Cette entrée-là, cette jubilation, peut faire comprendre ce que l’on doit entendre par « âme ». Monique Dixsaut le rappelle en avant-propos : cette traduction de psuchè est un pis-aller et est seulement moins en contre-sens que si l’on traduisait par « sujet » (c’est par exemple le choix que fait Alain Badiou dans sa traduction de la République). « Psuchè » fait partie de ces termes intraduisibles qui recouvrent de multiples modalités et dont les traductions (et dont les interprétations ultérieures également) font écran aux éléments de signification de la psuchè chez Platon.

Immortelle, l’âme l’est, mais elle est aussi dans un corps –stèle ou tombeau, c'est-à-dire « signe » en fait [1]–, elle sent et elle est tiraillée entre des temps différents : 

« L’âme d’un homme ne se limite pas en effet à lui apporter la vie : elle éprouve une foule d’émotions et de sensations, se souvient, imagine, raisonne et calcule en vue d’agir vertueusement ou non. » (p. 278-279) 

Cette “définition par les modes” met en évidence l’insuffisance de la définition nominale de l’âme (« ce qui apporte toujours la vie »). C’est dire également la nécessité paradoxale de prendre en compte l’incarnation, et la chaleur de l’âme. 

            La première partie (« Actions et passions de l’âme ») énumère justement ces modalités de la concrétude de l’âme, de la sensation et la mémoire au plaisir et la folie. Actions et passions sont bien indissociables d’un point de vue platonicien et ne se définissent pas comme des points de vue, comme chez Descartes. L’âme est d’abord en effet une activité, puisqu’elle est un principe de mouvement. C’est la réminiscence qui montre le mieux cette activité, puisque se ressouvenir, ce n’est pas se remémorer d’une chose, mais c’est ressaisir en soi-même la pensée (concevoir à l’intérieur de soi : ennoiein [2]), se libérer du devenir. Mais, et en même temps, cette activité est un « pathos » :

« Car la réminiscence n’est ni un savoir ni une méthode de savoir, c’est un pathos, un état qui affecte l’âme quand elle comprend qu’elle ne peut apprendre que d’elle en retournant à elle-même » (p. 59).

« actions » et « passions » ne sont donc pas des dispositifs psycho-physiologiques, mais les deux faces de l’existence même de l’âme, qui se retrouvent évidemment dans l’érotique platonicienne. À cet égard, la philía a une valeur paradigmatique. Elle permet de mettre en évidence que le rapport à l’autre et d’ailleurs à n’importe quel objet avec lequel on a quelque amitié, relève du désir. S’il est impossible d’affirmer qu’on est vertueux si l’on ne sait ce qu’est la vertu, en revanche, on est bien ami même si l’on ne sait pas dire ce qu’est l’amitié[3]. La philía, comme le désir, a ses lois, potentiellement sauvages, et rien n’empêche toutefois de chercher à les penser (telle est la démarche proposée par l’Étranger des Lois, livre VIII). Et par excellence, il y a une philía du philosophe. Dans toute l’ampleur que recouvre la philía, en ses lois et ses manifestations, apparaît également les multiples modalités de l’âme [4].

            L’âme est enfin le résultat de la vie que l’on choisit de vivre. Le « choix » est là encore un terme à expliciter, puisqu’il ne peut pas avoir le sens de l’exercice d’un « libre-arbitre » cartésien. La question du choix est indissociable du « genre de de vie » qu’on choisit de mener et à cet égard, une réponse mythologique est possible : un choix de vie ne s’explique pas autrement que par la vie qu’on aurait vécue avant. Le mythe d’Er (République, X) rappelle cette situation paradoxale où les hommes, au moment du choix de la vie qu’ils mèneront, ne sont pas toujours très avisés et choisissent finalement leur vie comme ils ont vécu. Le choix relatif au « genre de vie » qu’on mène est finalement toujours irrationnel. C’est un arrière-plan qui conditionne les problèmes éthiques (« La vie bonne », p. 161-180, « Justice et bonheur », p. 181-200 et « Platon et la question du mal », p. 201-214), mais également le dernier mot de la politique de Platon (l’avant-dernier-mot en fait, dans le Politique, avant les Lois : « “Une politique vraiment conforme à la nature” », p. 217-244). Dans tous les cas, les « choix » se heurtent à la résistance fondamentale qui est celle de l’âme :

« … la politique se conforme à sa nature, qui n’est que politique, donc impuissante à supprimer la mutuelle étrangeté des termes qu’elle relie et incapable de leur imposer autre chose qu’une unité extérieure », p. 240. 

Choix, punitions et récompenses sont pour cette vie-même, dans laquelle on peut toujours trouver les différents temps, qui sont des antidotes contre une foi un peu trop superstitieuse dans les mythes. Il faut en effet une lecture des mythes et leur statut est évidemment à interroger, mais ils sont au moins là pour dire l’absurdité de l’existence [5].

Immortelle, l’âme l’est ainsi à coup sûr, mais est-elle indestructible ? C’est cette fois la philosophie qui exige un choix, celui d’un « dangereux peut-être » [6]. Le recueil se conclut sur le Phédon : « Que signifie la mort pour l’âme ? ». 

Monique Dixsaut ne fait pas que lire ou commenter Platon. Ces termes sont trop extérieurs et surtout trop insensibles pour dire combien elle est capable de restituer la jubilation et d’avoir vu que c’est cette jubilation, cette folie en quelque sorte, qui sont les principes mêmes d’une lecture digne de ce nom, de Platon.

 

Jérôme Jardry (01/02/2016).

 

 

[1].       Cf. Prologue : « signe et sépulcre », p. 11-21.

[2].       p. 60.

[3].       p. 86-87.

[4].       Voir en particulier « La philía et ses lois », p. 81-97.

[5].       « Mythe et interprétation », p. 245-260.

[6].       p. 280.