Dimitri El Murr (dir.), La Mesure du savoir, Vrin 2013, lu par Catherine Rezaei

Dimitri El Murr (dir.), La Mesure du savoir : études sur le Théétète de Platon, collection Tradition de la Pensée Classique, Vrin, août 2013 (432 pages). Lu par Catherine Rezaei.

   Un ouvrage riche et stimulant, qui invite à une relecture personnelle et active du Théétète.

   Le Théétète de Platon traite à première vue la question : « Qu'est-ce que la connaissance ? » ; il examine successivement trois définitions que propose le jeune Théétète, avant que Socrate ne conclue sur un constat d'échec. L'ouvrage dirigé par Dimitri El Murr bat en brèche cette apparente simplicité. La première partie, intitulée « Commentaires », propose des lectures analytiques des différents épisodes du dialogue, mais surtout en interroge la dimension aporétique, pour l'expliquer ou la relativiser, selon des perspectives variées, voire contradictoires. La deuxième partie, nommée « Prolongements », traite de manière historique et comparative des interprétations et retentissements de la  lecture du Théétète, depuis l'Antiquité jusqu'à Montaigne. Un ouvrage riche et stimulant, qui invite à une relecture personnelle et active du Théétète.

 

   En premier lieu, Théétète définit la connaissance par la sensation. C'est pour Socrate l'occasion de convoquer la thèse relativiste de Protagoras de « l'homme mesure de toutes choses ». Dans cette perspective, la vérité ne peut être qu'un phénomène individuel. M.A. Gavray se penche sur l'herméneutique que propose Socrate du fragment de Protagoras. De fait, restituer les conditions d'une lecture juste et d'une discussion féconde avec son auteur Protagoras présente pour le Théétète un double enjeu. D'une part, la possibilité même de la philosophie est mise en question par la thèse de Protagoras. Dès lors que le point de vue de chacun vaut celui de tout autre, toute discussion au sujet de la vérité devient vaine, définir la connaissance perd son sens. D'autre part, si l'interprétation que déploie Socrate parvient à dépasser le niveau de l'opinion concernant la thèse de son interlocuteur, accédant au raisonnement qui y conduit, il réamorce aussitôt le processus dialectique, dans le cadre même de l'examen de la position relativiste de Protagoras. Ce moment inhérent à l'exégèse philosophique, qui consiste à restituer l'intérêt philosophique de la thèse adverse, est une étape nécessaire afin de parvenir finalement à la réfutation du relativisme.

Revenons rapidement sur ce cheminement tel que l'analyse Gavray. Socrate commence par rapprocher la thèse de Protagoras de la doctrine d'autres penseurs, en particulier Héraclite, pour buter sur les apories d'une thèse formulée par les plus grands savants, et qui semble pourtant condamner l'existence même du savant. Il formule alors des objections ironiques sur le mode rhétorique. Pourtant,  remarque-t-il, Protagoras lui-même peut lui objecter que ce procédé est bien peu philosophique. C'est alors qu'il ressuscite, pour ainsi dire, Protagoras, afin de donner à son discours l'occasion de se justifier selon ses raisons internes, et non en le confrontant à des critères extérieurs. Protagoras introduit alors la définition du savant, en substituant à la différence vrai/faux, une gradation du pire au meilleur selon chaque situation. Parvenu au principe de la thèse de Protagoras, Socrate oppose à la valeur contextuelle de l'utile, la valeur objective du bon, appelant la distinction du vrai et du faux. Ainsi, ce sont les questions que l'on pose à un texte en une optique dialogique et non hostile, qui permettent une attitude philosophique à son égard et, sur ce fondement, le déploiement d'une pensée philosophique.

   La réfutation de la première définition de Théétète se structure autour de la distinction au sein de la perception entre la sensation, assumée par les organes des sens, et l'examen des communs, qui appelle l'intervention de l'âme. Cette deuxième faculté ne relève pas d'un don de la nature, mais d'un long effort. C'est à ce moment du dialogue que le terme de paideia est convoqué. S. Delcomminette s'y arrête, afin de mettre en lumière le rôle de l'éducation au sein du dialogue. Il dévoile ainsi un thème souterrain mais essentiel du Théétète. Platon y thématise, en effet, la distance qui sépare l'éducation selon Protagoras, et sa propre conception. Approfondissant la réflexion sur l'éducation menée dans la République, il préciserait le rôle de l'éducation dans la perception.

Pour Protagoras, tout logos est et ne peut être que l'expression de la sensation éprouvée ; et, à l'inverse, toute sensation éprouvée conduit nécessairement à la formulation de la doxa qui l'exprime. Éduquer consiste alors, par des discours, à modifier les opinions de l'élève, afin de produire la transformation de sa perception. Or, pour Socrate, l'identification de ce que l'on perçoit et que formule l'opinion ne relève pas de la sensation. Dans la formule : « ceci est mou », c'est l'âme qui introduit le « est ». Percevoir l'objet comme mou est déjà le fruit d'un jugement, et non plus l'effet de la sensation. Quelle éducation est-elle dès lors requise ? Il ne s'agit plus comme pour Protagoras de substituer à une sensation une autre sensation qui y serait préférable mais, comme la République l'indique, de détourner l'âme du sensible pour l'orienter vers l'intelligible. Pourtant, la République pense un effet en retour de l'éducation sur la perception, dans la mesure où celui qui a contemplé la lumière de l'intelligible est plus apte à la reconnaissance des ombres. Introduisant la distinction entre la sensation et l'apparence (fruit du jugement de l'âme), le Théétète précise pourquoi il est nécessaire de ne pas en rester à la sensation, et décrit l'effet de l'éducation sur la perception. Si elle n'en constitue, certes, pas la finalité, l'éducation se trouve aux deux extrémités du parcours éducatif.

 

   En second lieu, Théétète définit la connaissance comme opinion vraie. M. Narcy commence par montrer que l'emploi du terme doxazein par Théétète, en réponse à la recherche que Socrate formule en 187a, témoigne de l'incompréhension du jeune homme. Socrate indique que la science est à chercher "sous le nom, quel qu'il soit, que porte l'âme, quand elle a affaire elle-même par elle-même aux réalités". Les explications de Socrate tendent à caractériser le jugement. Néanmoins, la doxa mentionnée par Théétète ne désigne pas une telle activité, mais plutôt la croyance. Ce choix est l'indice que Théétète n'a pas compris Socrate. C'est pourquoi, selon Narcy, le Théétète procède à un long détour par l'analyse de la pseudes doxa. Les cinq hypothèses successives pour en rendre compte ont dans cette perspective une visée exclusivement maïeutique : Socrate tente de permettre à Théétète de mettre au jour une conception authentique de la science.

Qu'est-ce qui échappe à Théétète ? Premièrement, il ne parvient pas à penser des degrés ente le savoir et l'ignorance. Ensuite, il ne réussit pas à concevoir la distinction entre le non-être absolu et le non-être relatif. Le Sophiste explique clairement que le faux ne consiste pas à dire ce qui n'est pas, mais à dire de quelque chose ce qu'il n'est pas. Socrate suggérait la solution en 188d, évoquant deux façons de dire le non-être, avant de démontrer l'impossibilité de penser le non-être en soi. En ne s'emparant pas de l'alternative, Théétète manifeste les limites de sa réflexion. De même, lors de la troisième hypothèse, celle de l'allodoxia, c'est-à-dire du quiproquo, il ne conçoit la confusion qu'entre deux sujets, et non entre deux prédicats. Or, seule la prise en compte de la structure du jugement propositionnel permet d'expliquer l'erreur. La métaphore du bloc de cire, qui envisage la possibilité de l'erreur dans le rapport entre la sensation présente et la mémoire, semble d'abord féconde en ce qu'elle s'applique à l'erreur de perception, mais reste inopérante pour l'erreur de raisonnement. Enfin, la métaphore de la volière ne porte pas son fruit, car Théétète, de nouveau, est incapable de penser la coexistence du savoir et de l'ignorance lors du processus d'apprentissage et de recherche. Ainsi, à travers ces cinq hypothèses, Socrate tenterait de faire accoucher Théétète d'une conception adéquate de l'erreur, et partant de la connaissance. L'aporie, en dépit de cet effort répété, ne relèverait pas d'une incapacité de Socrate, mais de l'incompréhension de Théétète.

 

   Les études suivantes de la première partie abordent les problèmes soulevés par la troisième définition de la connaissance proposée par Théétète : l'opinion vraie accompagnée du logos. Faut-il la considérer comme une réponse satisfaisante aux yeux de Platon ? Plus massivement, cette interrogation amène l'enjeu des rapports entre l'opinion et la connaissance. La définition platonicienne du savoir inclut-elle l'opinion ? M. Dixsaut et D. El Murr excluent catégoriquement cette voie.

 

   M. Dixsaut fonde son article "Du logos qui s'ajoute à l'opinion au logos qui en libère" sur une relecture de République V.  Platon y établit que l'opinion (doxa) et le savoir (gnomé/gnosis) constituent deux puissances distinctes. La puissance se définissant par son objet et ses effets. Or, les objets de l'opinion et du savoir se distinguent, ainsi que leurs résultats.  Dès lors, l'opinion n'est pas un degré de la connaissance inférieur ; elle n'est pas une connaissance du tout. Elle est définie comme une puissance intermédiaire entre savoir et ignorance, qui porte sur l'objet intermédiaire entre l'être pur et l'absolu néant. M. Dixsaut revient alors au Théétète. Le logos, quel que soit le sens qu'on lui donne, ne peut rien ajouter à l'opinion vraie pour la transformer en connaissance. Dans un dernier temps, M. Dixsaut s'intéresse à la leçon du Ménon. Elle insiste sur la différence entre la troisième définition de la science du Théétète et celle proposée dans le Ménon (l'aitias logismos). Dans le Ménon,  la fonction de la réminiscence est cruciale. Par sa médiation, le savoir se substitue à l'opinion droite dont l'âme, par elle-même, se libère. En quel sens le logos assure-t-il ce passage ? L'aitias logismos désigne un raisonnement mené par l'intelligence. Si l'opinion peut être droite au moment où, de manière accidentelle, elle rejoint la vérité, elle ne peut prétendre être vraie, dans la mesure où elle reste irrationnelle.  Il ne peut y avoir ajout du savoir à l'opinion droite grâce au lien du raisonnement. L'aporie persistante du Théétète provient donc de l'absence de distinction entre science et opinion.

   D. El Murr parvient à la même conclusion. Son article se présente comme une discussion de la thèse du commentaire anonyme au Théétète, selon lequel la solution de l'aporie du Théétètese trouverait dans le Ménon. Le Ménon poserait la définition de la connaissance comme « l'opinion droite liée par la cause du raisonnement ». L'aitias logismos constitue-t-il la condition supplémentaire que désigne le logos à la fin du Théétète? Dès lors, Socrate validerait-il la continuité de l'opinion droite à la connaissance dans le Ménon ?

Contrairement à M. Dixsaut, El Murr remarque une progression entre les trois sens du logos mentionnés à la fin du Théétète. L'énumération des éléments envisage l'objet comme totalité structurée mais ne permet pas de le reconnaître. L'énoncé de la différence caractéristique permet d'isoler l'objet dans sa réalité singulière, mais n'apporte pas la stabilité qui caractérise la connaissance. La définition du Ménon viendrait-elle approfondir et achever cet effort ? Suffit-il d'ajouter le lien causal à l'opinion droite pour accéder à la science ? Le texte du Ménon semble ambigu, car le lien du raisonnement rend compte à la fois de la manière dont les opinions droites deviennent (gignontai) des connaissances, et de ce par quoi l'opinion droite  diffère (diapherei) de la connaissance.

Pour El Murr, la thèse de l'anonyme n'est pas acceptable, car elle n'échappe pas à l'argument circulaire sur lequel s'achève le Théétète : il est absurde de définir la connaissance comme opinion droite à laquelle viendrait s'ajouter la connaissance de la cause. El Murr montre alors que le lien causal ne porte pas sur le rapport de l'opinion à sa cause, mais de l'âme à son objet. Il génère une interrogation, par laquelle l'âme, mue par le désir de connaître, se libère de ce qu'elle considère comme un savoir et se retrouve unie à l'objet du savoir comme intelligence. Il reste donc incompréhensible en dehors du processus de la réminiscence.  L'aitias logismos du Ménon n'ajoute pas un logos à l'opinion, mais institue le rapport de l'âme purifiée à la vérité.

   La thèse de C. Rowe s'oppose à la position de M. Dixsaut et d'El Murr. La dernière définition de la science comme doxa vraie accompagnée de logos serait "la définition préférée de la science" pour Platon. Il n'est pas nécessaire de recourir aux formes intelligibles, ni de séparer science et opinion comme deux facultés entièrement distinctes portant sur des objets absolument indépendants, pour accéder à la définition de la science.  Autrement dit, l'opinion n'est pas à éliminer de la définition platonicienne de la science. Le point de vue de Rowe interprète plus globalement Platon dans une perspective fidèle au socratisme, maintenant la distinction entre la science telle que les hommes peuvent l'atteindre et la science qui serait celle des dieux.

À cette fin, il s'engage à une relecture de République V.  Son argumentation consiste à distinguer plusieurs types ou degrés d'opinions, plutôt que d'opposer l'opinion, prise comme un concept indifférencié, à la science. Le genre d'opinion de l'amateur de sons et de spectacles n'a ni le même fondement, ni le même objet que l'opinion que soutient par exemple Socrate, lorsqu'il dit « je pense ». Rowe considère également que toute opinion dans l'analyse de la République se réfère à une forme. Du fait de la participation, les objets des doxai sur la beauté, quoiqu'elles la confondent avec les choses belles, ont à voir avec la beauté véritable. Du côté des facultés comme de celui des objets, il n'y a pas de rupture absolue entre science et opinion.

Cette explication permet seule selon Rowe de rendre compte de l'opinion vraie, comme du progrès dialectique vers la science. Parce que l'opinion n'est jamais complètement étrangère à la science, l'ajout d'un logos à une opinion vraie est susceptible de définir la science.

   L'article de F. Teisserenc cherche non pas à surmonter, mais à comprendre la nécessité du caractère aporétique du dialogue. Le Théétète n'aboutit pas, parce que la question soulevée est une fausse question. Il n'y a aucune définition possible de la science. Teisserenc démontre l'absurdité d'une forme de la science à l'origine de la connaissance. Or la démarche de Théétète reflète ce qu'il nomme une « confusion de direction intentionnelle ». Il ne porte jamais attention à l'objet à connaître, pour ne s'attacher qu'aux opérations psychiques que sa rencontre suscite. Le Phédon cependant pense la constitution du savoir non comme la recherche d'une science en soi, mais comme l'exercice d'une démarche dialectique à propos de l'objet. Si définir la connaissance peut avoir un sens, ce n'est pas en termes essentialistes, comme une réalité autonome, mais en termes méthodologiques, comme un ensemble de techniques. Le Théétète préviendrait donc la confusion entre la définition de l'objet de la science et la définition de la science. Dans le premier cas, il s'agit de cerner une essence, dans le second, de dresser le programme de l'acte de connaître.

   M. L. Gill propose une relecture qui surmonte  le caractère aporétique du dialogue. Elle montre que, si chacune des définitions de la science proposée n'est pas acceptable, leur combinaison permet une définition satisfaisante. La définition de l'argile proposée par Socrate au début du dialogue sert de fil de lecture à la compréhension du texte, mais aussi de clef pour envisager la solution. La définition restitue les composantes de l'argile. C'est selon M. L. Gill la raison pour laquelle Théétète commence par définir la connaissance comme perception de l'objet à connaître. Ce serait, en effet, le point commun entre tous les experts. Cette définition serait moins erronée qu'incomplète. À partir du texte, tout en dépassant la lettre du texte, M. L. Gill esquisse une distinction entre l'opinion et la science. L'opinion vraie est un jugement qui relie un prédicat à un sujet. La connaissance requiert en plus une explication qui s'appuie sur une perception de la réalité, afin d'accéder à l'essence de l'objet. Les trois définitions de Théétète conjuguées permettraient donc de penser sans circularité la connaissance.

 

 

   La deuxième partie de l'ouvrage, intitulée « Prolongements », examine les thèses que le Théétète a permis de féconder, ainsi que les problèmes qu'à travers l'histoire il a suscité.

   Tarrant éclaire l'importance du Théétète avant Thrasylle. Il revient sur son impact dans la constitution du platonisme sceptique d'Arcésilas, mais aussi sur son rôle comme instrument de lutte pour la réfutation des thèses stoïciennes.

   A. Macé se concentre sur l'introduction par Clément d'Alexandrie d'un incorporel qui n'appartient pas à la liste canonique formulée par les Stoïciens, l'energeia, l'activité. Il s'appuie sur le constat que les deux thèses de l'inexistence des actes et d'une réduction de l'existence à ce qui peut être touché se conjuguent aussi bien chez Clément que pour les disciples de Protagoras de la première partie du Théétète. L'apport de cette réflexion est de souligner les difficultés de la théorie stoïcienne à penser l'altération.

A. Macé commence par mettre en avant la particularité des doctrines de la causalité présentée dans le Théétète et proposée par Clément, par rapport à la thèse platonicienne. Pour Platon, tout pâtir est la conséquence d'un agir. Selon Clément, la causalité est réciproque, voire partagée. Par exemple, « faire des progrès » n'est plus le résultat de l'action du maître sur l'élève, mais se conçoit comme l'acte commun que l'élève et le maître se donnent mutuellement. Ainsi, les corps engendrent conjointement des effets jumeaux, les causes et les effets cessant de constituer des séries linéaires. Dans le Théétète, cette thèse n'a pas d'impact ontologique, car tout est mouvement. Clément introduit une rupture ontologique entre les agents, qui sont des corps, et le pâtir, qui cesse de l'être. Dans la doctrine stoïcienne classique, les corps sont causes de prédicats. Le prédicat est un dicible, appartenant donc aux incorporels. Clément continue de faire de l'effet un incorporel, mais ne le considère plus comme un simple dicible. Il le tient pour un évènement du monde. De fait, il paraît difficile de considérer les effets simplement comme des choses dites, et non comme des événements parmi les choses du monde. Cette inflexion pourrait être une trace du Théétète dans la doctrine de Clément, mettant en évidence la difficulté des Stoïciens à penser les modifications physiques des corps.

   Sedley s'attache à mettre en valeur un fragment de papyrus récemment identifié, datant de la fin du IIème siècle, dont Thrasylle est vraisemblablement l'auteur. Thrasylle est le savant à l'origine de la disposition tétralogique des dialogues de Platon, qui s'est par la suite imposée. Le papyrus retrouvé présente l'intérêt de proposer une lecture du Théétète qui se fonde sur son intégration à la deuxième tétralogie, comprenant en outre le Cratyle, le Sophiste, et le Politique. Si la première tétralogie se consacre à la question du mode de vie philosophique, la deuxième est centrée sur la logique. L'ensemble de la tétralogie traiterait donc de la méthode permettant l'acquisition de la connaissance philosophique. La fonction du Théétète, dialogue « peirastique », serait dans ce contexte de mettre à l'épreuve les conceptions fausses de la connaissance. Seul l'ordre tétralogique permettrait donc d'appréhender l'objectif fondamental du dialogue, qui y resterait latent. Ainsi, le motif central du Théétète ne serait pas la question explicite : « qu'est-ce que la connaissance ? », mais la méthode définitionnelle développée dans le Sophiste et le Politique, dont, sur le mode négatif, il introduit la possibilité.

   M. Bonazzi se consacre à l'étude du Théétète par le commentateur anonyme. Dans quelle mesure le Théétète peut-il être considéré à la fin de l'Antiquité tardive comme « une clef d'accès privilégiée à la vérité de Platon » ? L'approche du commentateur anonyme consiste à envisager l'œuvre de Platon de manière unitaire et systématique. Seules les stratégies d'argumentation varient, les doctrines formant un ensemble cohérent. Dès lors, comment rend-il compte de l'échec de la définition de la connaissance ? Selon lui, l'absence des Idées n'est pas en cause, car le dialogue ne porte pas sur la matière de la connaissance, mais sur son essence. L'inaboutissement du dialogue résulte de la stratégie argumentative choisie par Platon. La dimension maïeutique du Théétète exige l'absence d'une définition positive. Selon l'anonyme, la définition de la connaissance est évidente pour les lecteurs de Platon, dans la mesure où elle est formulée dans le Ménon : le Théétète s'arrêterait au seuil de la définition vraie, le Ménon complétant la dernière réponse, en ajoutant à l'opinion vraie la cause du raisonnement.

La deuxième thèse originale de l'anonyme consiste à repérer la présence implicite de la réminiscence dans le Théétète. Si, pour Socrate, c'est par le savoir que les savants deviennent savants (145d), cela signifie que devenir plus savant, c'est récupérer une connaissance préalable dont la vision des Idées a laissé une trace en nous. L'objet de la connaissance n'est pas ainsi la réalité empirique, mais l'Idée de la chose sensible dont nous avons une notion naturelle. L'appel à la réminiscence est ainsi l'occasion de réfuter, en s'appuyant sur le texte de Platon, la compréhension stoïcienne des idées communes, dans le cadre du débat autour de la connaissance des choses qui oppose à l'époque hellénistique Stoïciens et Académiciens.

Dans ce cadre, et c'est le troisième intérêt de sa réflexion, le commentateur anonyme permet une réconciliation des Platoniciens. Les Stoïciens rendent compte du changement par des critères purement sensibles. Or, les Académiciens se présenteraient plus comme des anti-empiristes dans leur réfutation des Stoïciens, que comme des sceptiques radicaux. En établissant qu'une propriété matérielle ne peut résoudre le problème de l'identité, ils ouvriraient la voie à la thèse positive que soutient l'anonyme : seul l'aspect intelligible des choses rend compte du changement.

Si les thèses de l'anonyme sont peu partagées aujourd'hui, elles ont le mérite de rappeler l'importance de la méthode maïeutique dans l'approche de l'œuvre de Platon, mais aussi de réconcilier les Platoniciens de son époque, sans pour autant nier la diversité des points de vue.

   S. Magrin s'intéresse d'un point de vue spéculatif à la fécondité du Théétète pour Plotin. Elle soutient que l'exposé de la doctrine secrète vient nourrir la doctrine plotinienne de l'impassibilité de la matière, Plotin attribuant à la seule matière les propriétés que les initiés accordent à la réalité dans son ensemble. Ce détour serait pour lui le moyen d'en venir à l'explication du changement qualitatif et quantitatif, et finalement de résoudre le problème soulevé par l'argument sur la croissance.

   Enfin, B. Sève se propose de synthétiser et d'explorer les enjeux des références, implicites et explicites, au Théétète dans les Essais de Montaigne. Il commence par rappeler la perspective de Montaigne, dans le cadre d'une écriture foncièrement hypertextuelle : l'emprunt n'a pas vocation à restituer fidèlement la position d'un auteur, ni même à soutenir une argumentation, mais bien à nourrir, par une appropriation la plus personnelle, la réflexion d'un humaniste. Certes, le Théétète nourrit le scepticisme de Montaigne, intervenant dans l'Apologie de R. Sebond à plusieurs reprises. Pourtant, l'apport du Théétète se manifeste essentiellement dans l'élaboration de la figure du philosophe. B. Sève analyse avec précision la reformulation par Montaigne de l'anecdote de Thalès et de la servante thrace. Chez Montaigne, la servante provoque la chute de Thalès. De plus, ce qui est reproché à Thalès absorbé par la contemplation du ciel n'est pas de ne pas regarder "devant" soi, mais de ne pas "savoir être à soi". La reformulation déplace donc le sens de l'anecdote. Elle devient l'occasion pour Montaigne d'affirmer la précellence de la connaissance de soi. Cependant, cette thèse est immédiatement intégrée par Montaigne à une réflexion plus large. Il rappelle  l'impossibilité de se connaître soi-même comme de connaître toute chose, tout en affirmant le devoir pour l'homme de s'y efforcer. Il tire ainsi une double leçon du texte de Platon, sceptique et éthique, qui en était absente.

B. Sève montre encore comment le texte du Théétète vient éclairer le statut de la vie philosophique, lui permettant de distinguer trois attitudes possibles : les hommes qui mènent de front vie publique et vie philosophique ; les hommes qui volontairement se retirent des affaires pour se consacrer à l'amélioration de soi, décrits par Socrate dans le Théétète, objets de la risée populaire mais dignes de respect ; les pédants, philosophes de son temps, que leur savoir tout de surface, sans effet sur la vie de l'âme, rend méprisables et incapables de tout. Montaigne remaniant ainsi le texte de Platon en fonction de sa réflexion chaque fois présente, éclaire en retour ses infinies possibilités. 

 

   Ces contributions, proposant des voies de lecture du Théétète très diverses, constituent un outil de lecture excellent à ce dialogue complexe, ainsi qu'un fondement très suggestif pour appréhender les querelles d'interprétation qu'il a nourries par le passé et continue d'alimenter.

 

 

                                                                                                                                                Catherine Rezaei (12/11/2014)