Deux inconnus au bout du monde
À quelle tribu appartenait celle-ci ? Jason arracha ses semelles à la terre gluante et se dirigea vers elle.
Elle restait là, ses pieds dans la boue Elle le regardait. Il la regardait. Qui était l’étranger ? Jason allait lui parler, mais à la place des mots, sortit un bruit assourdissant, venant de l’entrée du campement. Il se retourna alors par réflexe. Une nuée d’oiseaux apeurés dans le ciel, et la fillette avait disparu. Tel un animal fuyant son prédateur. Le bruit s’approchait de plus en plus. Jason était maintenant seul, perdu à travers cette jungle de tentes. Des bulldozers et des pelles mécaniques étaient les perturbateurs venus pour détruire ce camp.
C’était fini, les proies avaient vaincu les prédateurs pour certains calaisiens et pour les migrants, les prédateurs avaient vaincu les proies. Les machines arrachaient les racines de milliers de personnes. Des vies entières, cherchant à se bâtir un chez soi qui réconfortait lors des jours difficiles, étaient brisées en quelques secondes. Certains migrants avaient mis beaucoup de temps à se construire un abri décent. Les engins de guerre les démolissaient en deux mouvements. « Les conducteurs n’avaient donc aucune pitié pour ces hommes, femmes et enfants, se demanda Jason. » Ils en avaient sûrement mais c’était leur métier et les ordres étaient les ordres. Au loin, le jeune homme entendit des cris et prit peur. Des CRS étaient venus épauler les associations humanitaires pour évacuer les migrants du campement. Il était angoissé à l’idée qu’ils le prennent pour une de ces personnes qui fuient leur pays en proie à la guerre et sont livrées à elles-mêmes dans l’espoir de trouver une nouvelle vie ailleurs. Ce mot, justement, était la destination finale de ces populations. Ailleurs, ailleurs qu’à Calais, de nouveau en route, partir parce qu’ils étaient obligés. « De grands oiseaux en quête d’une prairie où ils pourraient, un jour, manger en paix », lui avait dit une fois une amie de la famille, bénévole pour aider ces migrateurs. Ces derniers embarquaient dans des cars et partaient pour d’autres campements. Cette action était mécanique, ils devaient se réunir en plusieurs groupes puis ils attendaient le départ d’un premier bus avant de s’installer dans le véhicule suivant : des objets attendant le bon camion avant d’être exportés. Jason ne voulait pas avoir le même sort. D’autant plus que ses parents lui avait interdit de rentrer dans le campement. Sa gorge se noua, « que faisait-il là ? » Le garçon commença à courir, c’en était trop. Il voulait quitter cet endroit où l’âme et la biodiversité étaient détruites. Sa course était ralentie par la boue et des obstacles jonchaient même le sol. Il songea alors à la vraie jungle, à ces racines et à ces feuillages tombés sur l’humus de la forêt équatoriale. Pendant sa fuite, il prenait des semblants de rues. Elles rétrécissaient ou augmentaient de façon irrégulière, suivant la taille des abris de fortune. Le jeune homme pensa alors à ses anciennes vacances : celles passées au Maroc, à se promener dans le souk de Marrakech. De toutes petites ruelles où les commerçants étaient constamment en conflit pour vendre un maximum de bibelots. Mais là, aucune personne ne voulait que Jason achète de produits. Pas de marchands de tapis, d’encens, de souvenirs de ce pays, de vaisselle. Personne, si ce n’est des migrants déterminés à rester dans leurs tentes, avec l’espoir de vivre convenablement. Ils étaient arrivés ici, ils resteraient là. Jason se réfugia sur un amas de terre à l’extrémité sud du campement. C’était par cet endroit qu’il était venu sur les recommandations d’un de ses amis. Il s’arrêta et regarda un instant la zone industrielle. Les bus arrivaient, se chargeaient de migrants et repartaient. Trois mouvements et ces voyageurs repartaient en vol. À l’entrée, des résistants venus empêcher leur départ, affrontaient les forces de l’ordre. Pour le garçon, c’était un spectacle difficile à regarder. Il se retourna et vit alors un autre paysage. Celui que l’on voulait protéger des prédateurs alors que ceux-ci voulaient s’intégrer à ce dernier. Jason habitait ici, à Calais, sa ville qui était divisée. Mais ça, il n’aurait jamais pu le croire.
*
Jason était un collégien comme les autres. Il était né à Calais et ne connaissait que cette ville. Son père était ouvrier et sa mère, femme au foyer
Un soir, en revenant du travail, son père fut étonné de trouver près du port, un groupe important de migrants. On voyait ces derniers dans le journal local, prêts à tout pour rejoindre l’Angleterre. Il expliqua à sa petite famille sa découverte. C’était la première fois qu’il en voyait autant. « Ils avaient, en plus, planté plein de petites tentes », ajouta-t-il avec excitation. Il faut dire que Jason et sa mère ne lui prêtaient pas beaucoup d’attention. Il était en train de faire ses devoirs. Elle, en train de recoudre des chaussettes trouées. « Peut-être qu’ils en parlent à la télévision », continua le père mais à sa grande déception, il réalisa que ce sujet n’était même pas passé au journal régional. « Pas de quoi s’exciter ni s’inquiéter », avait répondu sa femme en lui donnant une légère claque amicale sur l’épaule.
La mère de Jason était logique et savait surtout répondre à son mari. Cependant, elle était réservée quand elle ne connaissait pas la personne avec qui elle dialoguait. Son père, lui, par contre était tout l’inverse. Une remarque quand ça n’allait pas et cela à n’importe qui. Parfois, Jason aurait aimé être comme ce dernier mais rien à faire, il avait hérité du caractère de sa mère.
Les mois passaient, la chaleur des vacances d’été avait fait place à la froideur des vacances d’hiver. Avant la joie d’ouvrir ses cadeaux, Jason devait d’abord montrer son bulletin scolaire à son père. Ce dernier était en train de regarder la télévision. Il baissa le son puis commença à le lire. Une petite musique sortit du téléviseur. Journal de 20 H. Il arrêta net sa lecture et augmenta le son. Calais était en une : « 2000, c’est le nombre de migrants retenus dans la zone portuaire calaisienne. La préfecture va ouvrir, au début de l’année prochaine, un centre d’accueil pour les réfugiés ». Son père écoutait avec attention la voix du journaliste. Il appela quand même sa femme : « Chérie, il parle de Calais aux infos ». Elle vint. En voyant les images, elle dit à son mari et à son fils que la situation allait s’accélérer, que beaucoup d’autres migrants allaient venir. « Si un passe, d’autres tenteront aussi leur chance. Pour Jason, c’était un sujet comme les autres, mais il n’aurait jamais pensé qu’il allait changer la vie de sa commune.
À la rentrée, il retrouva ses amis au collège. « Tu as vu Calais le soir à la télé, ils en parlent systématiquement ? », lui demanda un copain. Oui ! Jason avait regardé mais il ne dit rien. « Il y en avait plein dans l’ancien centre aéré pour réclamer à manger », répliqua un autre garçon. Oui ! Jason avait vu cela mais ne dit rien. Un autre collégien s’exclama : « Ça grouille de migrants, comme dit mon père : « Calais n’est plus Calais, on devrait tous les renvoyer dans leur pays ! » ». Il l’imitait, tout le groupe a ri, Jason lui, avait esquissé un sourire forcé pour être du même avis que sa bande. La sonnerie du début des cours, puis après, celle de fin de journée. Il remarqua à la sortie du collège que certains parents étaient venus chercher leurs enfants. Pour le jeune homme, il n’y avait pas de doute, la peur avait fait son entrée dans la ville.
2000,4000,6000, la population de migrants augmentait tous les 4 mois. La raison de cela était la sécurisation du tunnel et de la rocade qui avait rendu impossible les tentatives d’évasion vers le Royaume-Uni. Mais les migrants étaient de plus en plus nombreux et n’avaient pas perdu espoir. « La force du nombre pensa alors Jason ». En remontant la rue pour rentrer chez-lui, il vit son père parler avec un voisin :
« C’est super dangereux de passer à côté du camp, t’as vu ce qui s’est passé hier.
-Oui bien sûr, la bagarre opposant plusieurs communautés.
-Entre 200 et 300 migrants, ça craint pour nos enfants, il faut nous méfier et faire attention. »
« Ils nous envahissent Jason, ils nous envahissent, rentre vite chez toi ! », s’esclaffa le voisin au garçon qui traversait le jardin de la maison. Quand il rentra, sa mère lui dit qu’il ne fallait pas les écouter, et qu’au contraire, il fallait aider les migrants à mieux s’intégrer à notre culture. Ils avaient dû quitter leur pays en guerre, nous devions les accueillir en humains ouverts et respectueux des droits de l’homme. Elle rajouta qu’elle avait invité le week-end suivant, une amie qui travaillait bénévolement au camp de la lande (elle détestait le mot « jungle » car cela « rabaissait la dignité de ces hommes, femmes et enfants qui voulaient juste trouver du réconfort.)et qu’elle calmerait un peu son père sur le sort des migrants.
« Tu sais, ils veulent juste rejoindre l’Angleterre. La France pour eux, n’est qu’une étape et n’est pas franchement un lieu d’asile. Il y a beaucoup trop de difficultés liées à la langue, à l’emploi, aux mentalités ; c’est rare qu’ils aient une famille », expliqua la bénévole au père de Jason qui faisait, sans doute, semblant d’écouter. Elle continua mais cette fois-ci regarda la mère, plus sensible : « Quand ils arrivent, certains portent leurs bébés ou leurs enfants dans les bras. Ils sont fatigués, exténués. Pour la plupart, ils ne comprennent pas, les parents leur disent alors : « Nous faisons un grand voyage, quand nous arriverons en Angleterre, nous aurons une vie mille fois meilleure, mais là, nous faisons une halte qui peut prendre beaucoup de temps. Vous vous reposerez comme cela ». Les gamins sourient et sont plus rassurés. C’est extrêmement touchant, cela contraste avec les conditions de vie qu’ils vont connaître quelque temps après… » Au fur et à mesure qu’elle parlait, ses yeux s’humidifiaient et se remplissaient de larmes. La mère de Jason, voyant cela, lui fit un signe de tête en direction de la cuisine. Elles se levèrent et se précipitèrent dans la pièce, la bénévole tenant un mouchoir pour essuyer ses larmes. La femme de la maison, avait poussé la porte mais elle n’était pas complétement fermée. « Voilà ce que font les migrants, ils nous changent, nous divisent et nous traumatisent plus qu’autre chose !», s’énerva le père de Jason qui sortit de la bâtisse pour aller fumer. Claquement de porte. Jason était désormais seul dans le salon. Que faire ? Ses parents avaient deux visions de ce campement. L’une fondée sur la peur que les migrants détruisent la vie des Français et l’autre fondée sur l’intégration de ces personnes en France. Le garçon ne voulait pas choisir. C’étaient ses parents, unis par l’amour et non pas divisés par la haine. Cependant, Jason se rapprocha de la cuisine. Il voulait en savoir plus sur ce campement qui apparemment bouleversait la vie des bénévoles mais aussi celle des migrants. Peut-être était-ce le seul point commun, se souvenir que dans ce lieu, la misère et l’émotion étaient ressenties par tous. Il se cacha derrière la porte et entendit :
« Les conditions de vie sont misérables, ils luttent pour survivre ! Une vraie jungle, ça oui, avec la loi du plus fort. Parfois, nous subissons des remarques de certains migrants mais je les comprends. Ils veulent survivre. Ils doivent survivre ! sanglota l’amie de la famille, sais-tu que c’est comme en 2002, avec le « Sangatte », mais en pire !
-Je sais, je sais, répondit sa mère avec beaucoup de compréhension
-Mais non tu ne sais pas ! lâcha la bénévole, Quand il pleut, des torrents de boue se forment et dégradent nos installations. Tout doit être reconstruit, tout ! La nuit, des rixes se forment entre plusieurs communautés. Il y a parfois des morts ! Cela provoque des tensions et le climat est de plus en plus tendu. J’ai l’impression que des migrants ne soucient même pas de nous alors que nous les aidons à manger, à s’intégrer dans la société et à rendre leur vie plus agréable dans le campement !
-Calme-toi, ne t’énerve pas…, lui répondit ma mère en la prenant dans ses bras, cela ne sert à rien. Maintenant que tu as dit ce que tu avais en toi, ça va aller mieux… »
Pour Jason, c’en était trop. Que faire, que penser ? Il voyait son père fumer sa cigarette et qui rigolait avec les voisins alors que sa mère réconfortait une amie qui pleurait presque de désespoir. L’innocence de son père contrastait avec la volonté, pour sa mère, d’aider les migrants
Pour Jason ce fut aussi compliqué. Ses parents s’étaient divisés à cause des populations du campement. Il voulait voir de ses propres yeux l’origine du problème. « Méfie-toi de la télévision, on ne raconte parfois pas toute la vérité », lui avait -on dit. Il voulait comprendre le sujet de toutes les lèvres, de ses proches, de ses amis, de ses voisins, de la commune entière. Il irait, tant pis même si ses parents lui avaient fermement interdit. Il demanderait à l’un de ses copains, l’« entrée secrète » contre un paquet de bonbon par semaine. Il y allait par nécessité. Il devait voir cette « jungle » impénétrable, protégée et détestée. Peut-être apercevrait-il des animaux dangereux et des arbres millénaires majestueux ? Rencontrerait-il, enfin, les « migrants », membres de la communauté dont on avait tant parlé ?
*
Il se retourna encore une fois pour regarder le campement. Il se remémora les paroles de la bénévole : « Quand tout sera terminé, les migrants auront une vie mille fois meilleure ». Cela s’appliquait à la fille, mais aussi à ses parents, à ses amis, à ses voisins, à Calais tout entier…et sans doute à lui. Jason se rappela une dernière fois de la leçon sur la forêt amazonienne : « la biodiversité est menacée par l’Homme, mais seul ce dernier peut l’aider à prospérer. » Il pensa à la fillette aperçue tout à l’heure. Peut-être aurait-il dû lui parler ? Peut-être aurait-il dû lui crier quand le son de la démolition s’était fait entendre ? Jason regrettait. Soudain, ce dernier sentit sur son épaule, une main. Était-ce la fille ? Il se retourna vivement espérant la voir. Mais à sa grande déception, il réalisa que c’était une camarade de classe venue le chercher pour rentrer en ville. La compétition de football était terminée. Jason n’avait pas suivi la partie. Qu’importe… Pendant, un court instant, il s’était mis à songer à tous ces migrants obligés de quitter la zone portuaire. Zone, qui fut le temps d’un match, la bataille de deux quartiers.