les étonnants voyageurs : de l'autre côté de la vitre
Par Véronique Gadal le 28 mars 2017, 17:29 - Atelier d'écriture - Lien permanent
De l’autre côté de la vitre
Lola reposa les ciseaux sur la table. Elle referma le journal et le plia en quatre. C’est à ce moment-là qu’elle perçut quelque chose d’anormal. Quoi ? Un détail. Juste un infime changement dans la qualité de la lumière, tel un nuage traversant le ciel. La jeune fille leva alors la tête vers la fenêtre et, de surprise, de frayeur, faillit pousser un cri.
Elle demeura bouche ouverte, figée, littéralement paralysée par le regard de l’homme qui la fixait à travers les carreaux.
Un homme, vraiment ?... L’inconnu avait la carrure d’un ogre. Sa large face ronde était collée à la vitre. Insensible à la pluie qui lui plaquait les cheveux sur le front et ruisselait en gouttes épaisses le long de ses joues, il la scrutait avec des yeux de loup. Lola fut secouée d’un frisson. Ce qu’il fallait avant tout, c’était échapper à ce regard.
Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir. Mais peu importait où elle regardait, dans son tout petit appartement, il lui était impossible d’échapper à ce regard. Alors qu’elle cherchait une cachette, l’autre appela d’un signe de main et un groupe se tint alors devant sa vitre. Les enfants que l’être avait appelés la pointaient du doigt en riant et tapaient contre sa vitre. Certains cherchaient à la prendre en photo… Le groupe était chaque fois plus nombreux, plus effrayant…
Lola avait peur et se sentait souillée par ces regards, ces photos, ces moqueries… Elle aurait aimé se réfugier dans les bras de sa mère mais cela faisait longtemps qu’elles ne se voyaient plus… Elles avaient été séparées un an après la naissance de Lola…. apparemment c’était pour son bien.
Lola essaya d’avoir moins peur, de prendre sur elle… Un autre venait de passer devant sa vitre pour chasser l’attroupement bruyant et effrayant. Mais il y en avait toujours qui revenaient. Tous aussi terrifiants et laids, ils passaient devant sa vitre, s’arrêtaient un instant… Ils ne ressemblaient à rien de ce que Lola connaissait, ils étaient inhumains … Leur présence oppressait Lola. Chaque fois qu’un de ces êtres s’arrêtaient devant sa fenêtre, une peur panique lui bloquait la poitrine, elle suffoquait, cherchait un soutien sans jamais en trouver…
Elle décida de reprendre une activité pour calmer sa respiration saccadée. Elle déplaça le fauteuil pour ne pas rester dans le centre de la pièce et commença à dessiner. Elle se calma peu à peu en se coupant du monde grâce à son crayon. Elle dessinait des traits féminins, peut-être ceux de sa mère que son inconscient aurait conservés…
Elle n’avait plus aucun souvenir de sa mère. Cela faisait quinze ans qu’elle ne l’avait pas vue… Le souvenir de son absence était douloureux pour Lola. Machinalement, elle essuya une larme qui lui coulait le long de la joue. Elle entendit, comme un lointain murmure, les rires des passants redoubler devant sa tristesse mais cela ne lui importait plus… Elle aurait voulu qu’on la laisse quelque temps, mais elle commençait à comprendre qu’elle ne serait plus jamais tranquille. Elle alla donc s’asseoir dans un coin de la pièce, le plus loin possible de la vitre, elle se replia sur elle-même et pleura en repensant aux différents moments de sa vie. Elle ne se rappelait pas de l’année passée avec sa mère, elle se rappelait des années après. Depuis leur séparation et jusqu’à ses dix ans, elle était dans une pièce bien plus grande que celle d’aujourd’hui avec d’autres enfants de son âge. A cette époque elle était heureuse, riait beaucoup… Elle était l’une des plus douces et consolait souvent les plus jeunes qui venaient d’être séparés de leur mère. A cette époque, Lola avait rencontré la seule de ces êtres qui fût gentille et pas trop effrayante : elle les soignait et les nourrissait. Lola voyait partir les plus âgés sans penser que son tour arriverait un jour, mais ce jour était arrivé. A dix ans, elle était partie ailleurs, dans un appartement qui faisait à peu près la même taille mais seulement avec des adultes et quelques enfants de plus de dix ans. Elle avait espéré de toutes ses forces que sa mère serait de ces adultes. C’était peut être la première douleur dont elle se souvenait… Ces années avec eux avaient été supportables pour Lola car il y avait une autre enfant de son âge parmi eux ! Flora et elle avaient forgé, pendant ces cinq ans passées ensemble une amitié belle et forte. D’ailleurs Flora lui manquait horriblement. Certes ces cinq années n’étaient pas aussi joyeuses que les dix premières de sa vie, certes il y avait déjà des êtres qui les observaient mais elle pouvait échapper à leurs regards grâce à un petit jardin. Elle passait tout son temps dehors ou presque et avec Flora. A l’époque, ces regards la dérangeaient déjà, mais le soutien de Flora et le jardinet lui permettaient de se détendre et de ne plus y faire attention.
Lola avait faim, elle se leva pour aller manger quelque chose. Elle passa devant la fenêtre comme un fantôme, s’efforçant de ne pas tourner le visage vers la vitre, s’efforçant de ne pas faire attention aux regards qui la transperçaient. Ses jambes tremblaient alors qu’elle traversait la petite pièce, elles semblaient être incapables de porter le poids de la frêle jeune fille. Le bruit qui provenait de l’extérieur semblait amplifié, chaque seconde il doublait et bourdonnait encore davantage dans ses oreilles. La peur de l’adolescente s’accentua encore et encore, elle lui rongeait le ventre. Lola sentait ses poumons brûler en elle comme un feu de forêt qui ravageait tout. L’appel de la vitre fut plus fort que la résistance de Lola, elle tourna la tête vers la fenêtre…
Les êtres étaient encore plus nombreux, plus laids, plus effrayants, plus bruyants, plus oppressants. Lola crut tomber sous le poids de leurs regards et de leurs moqueries.
Les larmes saccageaient les joues de Lola, ravageant sa beauté au passage. Elle continua tant bien que mal à avancer jusqu’au bout de la pièce. Cet appartement qui avait semblé si petit à Lola, lui semblait pendant ce court instant absolument immense et insurmontable. Elle prit des gâteaux et croisa son propre reflet dans une petite fenêtre. Ses longs cheveux bruns n’étaient plus coiffés depuis son arrivée ici. Ses yeux noisette étaient devenus rouges et étaient gonflés par les larmes. Elle se reconnaissait à peine.
Elle se replongea dans ses souvenirs. Ses années à Sigean était plutôt joyeuses. Mais quel déchirement ce départ ! Elle n’avait pas pu dire au revoir à Flora et aux autres. Un être horrible était venu la chercher comme presque tous les jours pour vérifier sa santé. Pourtant Lola était en pleine forme. Après avoir rapidement vérifié, il l’entraîna vers une salle qu’elle n’avait jamais vue. Là, trois autres êtres avaient observé Lola sous tous les angles. Le simple souvenir de cette rencontre mettait Lola très mal à l’aise. Suite à ça, elle était partie avec eux. Ils l’avaient mise dans une camionnette entièrement fermée. Elle avait voyagé durant des heures ballotée dans un noir complet. Elle en avait perdu la notion du temps, elle s’était souvent demandé depuis combien de temps ils étaient partis. Chaque virage lui meurtrissait les côtes.
Lola les frotta machinalement, elles n'étaient pas encore toute à fait remises.
Lola se rappelait de la peur qui la quittait peu à peu au fil des heures de trajet. C’était comme si son cerveau s’était peu à peu mis sur pause pour protéger le peu d’innocence qu’il restait à une jeune fille qui n’était pas encore tout à fait sortie de l’enfance. Puis la camionnette s’était arrêtée, ils avaient mis Lola dans ce petit appartement. Pendant deux jours, à en croire l’horloge de la cuisine, elle était restée ici, sans voir la lumière du jour mais elle n’avait pas pensé un seul instant qu’on recommencerait à l’observer... Ce matin, le jour avait percé par la fenêtre et depuis on venait la voir.
Pendant les deux derniers jours, elle avait vu peu à peu son monde partir en lambeaux. Elle ne savait pas si c’était la dureté de ce qu’elle vivait ou si c’était le simple fait de devenir adulte qui avait détruit son univers. Tout ce qu'elle avait créé avait pour seul but de lui permettre de s'évader, alors l'effondrement de ce monde lui avait soudainement montré l'horreur, la tristesse et le drame de sa vie. Elle avait passé beaucoup de temps à pleurer. Des larmes pour sa mère, des larmes pour son premier logement, des larmes pour Flora, des larmes pour Sigean, et des larmes pour elle aussi. Elle savait bien que ces sanglots ne changeraient rien. Elle en avait soudain pris conscience. Elle comprenait maintenant pourquoi Martin, le plus vieux de Sigean qui radotait un peu, parlait souvent de la douleur de devenir adulte.
Martin… Lui aussi lui manquait maintenant qu’elle y pensait. La phrase fétiche de Martin lui vint à l’esprit. Elle traversa son appartement, revint s’asseoir sur le fauteuil du centre et, comme si Martin était un poète, déclama :
« Parait qu’on a la vie belle, rien à penser, rien à prévoir, juste vivre… Ça fait des années que je suis là, je n’ai jamais compris pourquoi ils aimaient venir nous regarder. »
Elle fit une pause pour se lever. Elle reprit :
« Hier encore, je les ai entendus, ils se moquaient de nous. Mais toi tu sais la vie qu’on a, moi je sais qu’ils ne la supporteraient pas. A leurs yeux nous sommes horribles, aux nôtres c’est eux qui sont horribles. Ils ne nous trouvent pas civilisés mais quand je pense à ce qu’ils nous font subir, je ne suis plus sûre qu’ils le soient vraiment plus que nous. »
Lola se rassit, le cœur plus léger. Elle n’était pas sûre qu’ils l’aient entendue mais au moins elle l’avait dit.