• La ville en BD

Il y a d'abord une idée que les architectes imaginent et dessinent.

Le catalogue de l'exposition Archi et BD, la ville dessinée (2010-2011) coédité par le Ministère de la culture et de la communication, la Cité de l'Architecture et du Patrimoine et Monografik, sous la direction des deux commissaires Jean-Marc THEVENET et Francis RAMBERT vient confirmer le lien entre le dessin d'imagination et celui de l'architecture. On peut ainsi donner des formes à ses idées. 350 planches et dessins étaient ainsi présentés à cette occasion voir : http://www.citechaillot.fr/fr/expositions/expositions_temporaires/24097-archi_bd_-_la_ville_dessinee.html

Les Cités obscures de François SCHUITEN  et Benoît PEETERS (nés tous deux en 1956) illustrent parfaitement cette tendance. Ces deux créateurs incontournables prennent un plaisir certain à représenter des villes sous toutes les coutures. L'uchronie (voir SCIENCE ET FICTION 3/5 : A tous les temps b.l'irréel du passé) permet de montrer des villes à la fois familières et étranges (Brüsel, Pâhry...).

Les Portes du possible (2005), F. Schuiten et B. Peeters
Les Portes du possible (2005), F. SCHUITEN et B. PEETERS

Les deux auteurs se sont amusés à imaginer les villes de demain dans Les Portes du possible (2005). Cet album original et élégant, cartonné, à lire sur deux planches en format paysage, porte un regard à la fois pertinent et ironique sur l'avenir de notre urbanité. Ils parviennent ainsi à nous interroger sur la ville idéale.

La BNF leur a consacré une exposition de mai à juin 2014 (http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_expositions/f.schuiten_peeters.html). Une autre est en cours à la Cité de l'Architecture et du patrimoine du 20 novembre 2014 au 9 mars 2015.

La science-fiction reste un terrain privilégié pour représenter la ville de demain : des tours perdues dans les nuages, des voitures volantes, des accès facilités aux loisirs... Le rêve tourne parfois au cauchemar et l'utopie devient dystopie. Vous pouvez retrouver l'étude d'artistes comme MOEBIUS, Enki BILAL ou Jean-Claude MEZIERES dans les articles SCIENCE ET FICTION 2/5 : Univers lointains, b. Vers l'infini et SCIENCE ET FICTION 3/5: A tous les temps, a. Un futur imparfait.

De façon générale, la bande dessinée permet non seulement de créer des villes mais aussi de montrer ses habitants dans leur quotidien, de monter toutes les possibilités vraisemblables ou non.

  • La ville antique

- Polis et civitas : la ville, lieu des citoyens

Chez les Anciens, la ville est le nom donné à l'ensemble des citoyens, avant d'être le lieu où ces citoyens vivent. Cité et citoyenneté se confondent : la politique prend naissance dans la polis, la « ville » en grec, et la civitas, nom latin à l'origine de notre « cité », est un dérivé du nom de citoyen, le civis, celui qui appartient à une communauté.

La place publique joue un rôle central dans cette conception de la cité : l'agora dans les cités-Etats grecques, et le forum chez les Romains. Le forum est le véritable cœur de la cité, le lieu de la communauté : échanges commerciaux, réunions politiques et cérémonies religieuses publiques s'y déroulent et rythment la vie de chaque citoyen. Son emplacement est prévu dès la fondation de la cité, qui obéit à des règles et rituels symboliques.

- La fondation de Rome, urbi et orbi

Les rites de fondation ont été conservés dans la légende de Romulus, qui avec une charrue trace le sillon de l'enceinte de la cité, le pomoerium. Ce trait est si sacré que Romulus, devenu rex, « roi » (= « celui qui trace le trait ») doit tuer son propre frère Rémus lorsque celui-ci l'enjambe par dérision.

Cette enceinte forme un cercle, orbis, et la ville, urbs, devient dès lors le miroir de l'orbis terrarum, le monde, l'univers.

Deux axes traversent cet orbis : le cardo, axe nord-sud (d'où découle notre adjectif « cardinal ») et le decumanum, axe est-ouest, qui reflètent pour les Anciens les pivots sur lesquels repose notre univers. Et au croisement de ces deux principaux axes de communication prend place le forum.

Cette organisation préside à toutes les créations de cités dans l'Empire romain, chaque ville étant conçue comme une réduction de la Ville par excellence, Rome.

En effet, pour les Romains, l'Urbs rayonne sur le monde entier : tous les chemins mènent à Rome, comme l'illustre la Table de Peutinger, première cartographie d'un réseau de routes reliant toutes les villes de l'Empire à la Ville. (voir le compte rendu du voyage ne Italie "Tous les chemins mènent à Rome").

C'est aussi de Rome que l'Empereur décide, selon la formule consacrée, urbi et orbi, pour la ville et pour le monde : la ville est le miroir de l'univers, un univers rationalisé et organisé, selon la conception antique du cosmos.

 

- La ville romaine, lieu du kosmos

Dans la conception antique de l'univers, le kosmos désigne le monde ordonné qui s'oppose au khaos (voir AU MATIN DU MONDE 1/3 : Récits de création a. La chaos des origines). De cet ordre naissent les notions d'harmonie et de beauté.

Le philosophe athénien PLATON, dans le dialogue du Critias, offre une description d'une polis où règne le kosmos, l'ordre harmonieux imprimé par les dieux puis par les hommes à la nature chaotique : c'est la description de l'Atlantide (voir LES UTOPIES, DES MONDES MEILLEURS ? 2/3 : Les cités englouties). La cité mythique est construite de façon circulaire autour de son acropole, « ville haute », citadelle-sanctuaire où se trouvent les temples et d'où partent les sources qui irriguent toute la cité, pourvue de bassins et de gymnases.

Comme nous l'avons vu, les Romains partagent cette conception de la ville : un espace dont l'organisation est conçue dès le moment de la fondation, et qui reflète la structure de l'univers telle que la pensée antique la conçoit. La cité romaine fait aussi une large place au beau et à l'utile, à l'ἡδονῇ δὲ καὶ ἀρετῇ, “au plaisir et à la vertu” selon les termes de PLATON évoquant l'Atlantide.

Les magnifiques jardins des riches patriciens sont ouverts au public, qui peut s'y promener à sa guise, et le système des égouts, avec le Cloaca maxima installé dès les premiers jours de la cité par les Etrusques, assure à la ville une salubrité sans égal.

La vie du citoyen, en dehors du forum, est consacrée à l'otium : cette notion typiquement romaine peut se traduire par un temps libre, dédié au loisir et à la culture. Les citoyens se rendent donc dans les édifices de bains publics, les thermes, de plus en plus somptueux à l'époque impériale, où ils trouvent de luxueuses bibliothèques, et des salles de concert, les odéons, en plus des salles dédiées au délassement physique. Par ailleurs, les jours consacrés aux Ludi, aux jeux, occupent une part très importante dans la vie de la cité, et les monuments dédiés à ces célébrations citoyennes se multiplient dans la ville romaine : cirques, comme le Circus Maximus à Rome, pour les courses de chars, les ludi circenses ; théâtres, à l'image du théâtre de Marcellus, pour honorer le neveu de l'empereur Auguste, où se déroulent comédies, tragédies, farces, pantomimes, les ludi scaenici ; ou encore amphithéâtres, tels le célébrissime Colisée, qui voient s'affronter les gladiateurs lors des munera, combats où la mise à mort, contrairement aux idées reçues, était loin d'être la règle.

Mme VEDRENNE, professeur de latin

 

  • La Città italienne

La ville correspond à la vision d'une époque à laquelle on veut ressembler ou au contraire dont on veut s'éloigner. On attend d'elle qu'elle soit parfaite :

Admirez La Cité idéale (Città Ideale), une œuvre du XVIe s. attribuée à Francesco di GIORGIO MARTINI ou à Piero della FRANCESCA. Cette fresque de la Renaissance dont l'auteur reste incertain met en avant la maîtrise des perspectives, de la géométrie et des mathématiques. Elle est exposée à la Galerie des Marches d'Urbino, en Italie.

Beaucoup plus tard, La Città Nuova (1914), le surprenant dessin d'Antonio SANT'ELIA (1888-1916) montre une ville aux formes élancées, qui pourrait appartenir à notre avenir (voir SCIENCE ET FICTION 3/5 : A tous les temps a. un futur imparfait).

La démarche s'inscrit dans le cadre du Futurisme, mouvement global créé par Fillipo Tommaso MARINETTI  dans son Manifeste du futurisme en 1909 qui s'appuyait sur le goût pour la technique, la vitesse, les sciences... D'une certaine manière la ville vient satisfaire le besoin de perfection et réaliser des rêves.

  • La restauration de Viollet-le-Duc

A l'inverse, Eugène VIOLLET-LE-DUC (1814-1879), va travailler à raviver les siècles passés. Cet architecte français est notamment le restaurateur de nombreux monuments et bâtiments médiévaux comme Notre-Dame de Paris ou la cité de Carcassonne. Son texte Entretiens sur l'architecture  (1863) pose les bases théoriques d'une architecture moderne et influence des générations d'architectes. Son travail consiste aussi à donner une image positive de la ville, dont l'habitant puisse être fier.

 

  • Le Paris haussmannien

Georges Eugène HAUSSMANN (1809-1891) est nommé Préfet de la Seine (= Paris) de 1853 à 1869 par l'empereur Napoléon III (Second Empire ; 1852-1870).  Responsable de l'urbanisme, autrement dit l'organisation de la ville, il a mené des grands travaux d'embellissement et d'assainissement de la capitale : jardins, égouts, avenues rectilignes...


Gustave CAILLEBOTTE
(1848-1894) sera l'un des impressionnistes à représenter fidèlement la ville dans Rue de Paris, par temps de pluie (1877). On pourrait être dans le tableau en train de croiser les passants. Le réverbère coupe l'image en deux parties égales et fait ressortir le bâtiment parisien (situé à l'actuelle place de Dublin). Soyez attentifs au reflet de l'eau sur les pavés. Sentez-vous les gouttes de pluie sur votre nuque ?

L'autre raison de cette entreprise était de faire disparaître les vieux quartiers qui abritaient les révolutionnaires et faciliter l'intervention des forces de l'ordre. Une dimension politique intervient donc dans cette apparente bienveillance. Aujourd'hui encore, le style haussmannien est représentatif de certains quartiers de Paris et a contribué à donner à la ville de Paris un aspect bien reconnaissable, conforme à une certaine vision de la société.

Dans un poème, c'est Raymond QUENEAU ( 1903-1976) qui présente la ville à sa façon. Les vers sont libres, les rimes absentes, la ponctuation et les majuscules aléatoires, le langage familier. C'est une forme moderne pour parler d'une ville moderne :

  •  "Urbanisme"

Avec tous les moyens de la science et de l'industrie modernes
(ou à venir)
On pourrait très bien déplacer les monuments historiques
et les foutre tous ensemble dans le même quartier
qu'on aurait au préalable rasé
comme ça il y aurait côte à côte la tour Eiffel le Sacré-Coeur Saint-Honoré-d'Eylau
la Sainte-Chapelle le Tribunal de commerce des deux-Magots
Sainte -Clotilde l'Opéra
Le musée d'Ennery et cetera
Ce qui éviterait aux touristes
De se disperser inconsidérément dans les rues de la ville.



Par la suite, le travail du photographe Eugène ATGET  (1857-1927) parviendra à capturer les évolutions de la ville. Rendez-vous sur l'exposition virtuelle de la BNF pour admirer ses prises de vue.
 

  • Le style LE CORBUSIER

LE CORBUSIER (Charles-Edouard JEANNERET GRIS, 1885-1967) est un célèbre architecte à qui l'on doit des logements dont le but principal était d'être fonctionnels et faciles à vivre. On peut citer l'exemple de la villa Savoye, achevée en 1931, à Poissy dans les Yvelines.

Les formes sobres, angulaires, la couleur blanche, l'absence de toutes fioritures sont assez représentatives de ce style si particulier. La maison est sur pilotis, avec des façades lisses, de longues fenêtres et un toit-terrasse.

Le concept est porté plus loin avec  "La Cité radieuse" à Marseille, achevée en 1952 et dont le but est d'apporter un renouveau aux logements sociaux. Les bâtiments en béton sont sur pilotis, des boutiques et des ateliers sont mis à disposition sous les logements. C'est aujourd'hui un monument historique.

LE CORBUSIER qui était aussi poète a rédigé ces lignes dans un recueil intitulé La Ville radieuse :

 

  • "Les gratte-ciel"

Le piéton piétine au pied des gratte-ciel, pou au pied de la tour. Le pou se hisse dans la tour : ... tristesse, écrasement. Mais tout en haut des gratte-ciel qui sont plus haut que les autres, le pou devient radieux : il voit l'océan et les bateaux ; il est plus haut que les autres poux.


On remarquera la dérivation autour du mot pied (piéton, piétine), l'allitération en "p" et l'opposition entre le petit et le grand, le bas et le haut. A travers ces quelques lignes on peut deviner l'ambition de l'architecte : grandir les hommes grâce aux gratte-ciel.

 

  • La skyline américaine

Dans le premier tiers du XXe siècle, le mythe de la tour de Babel (1) semble réactivé avec l'essor d'une ville comme New York d'où jaillissent ses gratte-ciels.

La structure globale de New York doit beaucoup à l'urbaniste américain Robert MOSES (1888-1981). Ses actions ne mettent pas tout le monde d'accord, car il a par exemple favorisé le développement des autoroutes. Il a cependant contribué à moderniser la ville. Une excellente bande dessinée, très accessible, retrace son histoire : Robert Moses, le maître caché de New York (2014) de Pierre CHRISTIN et Olivier BALEZ.

La skyline (la silhouette de la ville dessinée par les tours) des grandes villes américaines prend des formes toujours nouvelles. Le quartier de Manhattan sera le théâtre d'une duel architectural titanesque, une escalade effrénée vers les plus hautes sphères. Le Chrysler Building, achevé en 1930, sous la direction de William VAN ALEN (1883-1954) est dans un premier temps le plus haut bâtiment de la ville avec les 319 mètres atteints par sa flèche en acier inoxydable. Sa forme reconnaissable dans le style Art Déco(2) en fait un bâtiment très apprécié pour son esthétique.

Mais il sera vaincu peu après en 1931, par l'achèvement de l'Empire State Building, dont l'antenne culmine à 442 mètres. L'architecte en chef, William LAMB gagne donc le pari. Les célèbres photographies d'ouvriers prises par Lewis WICKES HINE (1874-1940) ont en partie forgé le succès de ces lieux. D'autre part, en 1933 le film King Kong de M. COOPER et E. SHOEDSACK (voir LES BELLES ET LES BÊTES 3/3) contribuera à faire le succès ce nouveau bâtiment gigantesque. 

Le développement de la ville s'affirme comme un moyen de démontrer sa supériorité dans tous les sens du terme, mais aussi et surtout une façon de prouver sa maîtrise du monde .

 

  • Les défis de Dubaï

Les Émirats Arabes Unis proposent des projets démesurés.
Dubaï relève tous les défis avec la tour Burj Khalifa, la plus haute du monde (828 mètres) conçue par le très réputé cabinet d'architectes américains Skidmore, Owings and Merill. Elle doit être le centre d'un quartier luxueux offrant toutes les commodités. Les archipels artificiels avec des formes insolites, dont les Palm Islands en forme de palmier viennent aussi confirmer la volonté de s'étendre autant dans les cieux que sur les eaux :

Les architectes s'évertuent à repousser les limites du possible pour créer des lieux incroyables, reflets d'une vie où l'homme maîtriserait le monde.

  • La ville verte

De nos jours, l'accent est mis sur le respect de la nature. Les villes doivent s'inscrire dans une démarche écologique. C'est ce que propose notamment l'architecte belge Vincent CALLEBAUT (né en 1977), lauréat de nombreux prix dans ce domaine. The Lily Pad City, une écopole flottante pour réfugiés climatiques (2008) est un exemple de ses travaux :

 

Curitiba, grande ville du Brésil, a été l'une des villes hôtes de la coupe du monde 2014 de football. Elle peut se vanter d'avoir mis en place le BRT (Bus Rapide Transit) qui est un "métro de surface". Elle affiche un souci de l'écologie et du développement durable.





Masdar
à Abu Dhabi est une ville à venir, qui émerge du désert, et dont la devise est" 0 carbone, 0 déchet" : http://www.masdar.ae, le site officiel fait la promotion du dispositif.







Enfin, le projet de Grand Paris vise à favoriser le logement, l'écologie, des transports modernes autour de la ville de Paris. De nombreux architectes parmi lesquels Jean NOUVEL (4), travaillent actuellement sur le nouveau visage de la ville :

"Une ville durable et inventive : Le Grand Paris a vocation à penser la ville de demain, durable, inventive et solidaire. Il fera de l’Île-de-France une métropole du XXIe siècle attractive. S’inscrivant dans la durée, à l’horizon 2030, cette métropole devra prendre en compte la lutte contre le dérèglement climatique. Une ville durable consomme moins et mieux, elle est le lieu de la sobriété, de la protection des espaces naturels et de l’amélioration du cadre de vie"(3). Va-t-on enfin vers un monde meilleur ?


Conclusion

Il y a et il y aura encore de nombreux projets tous plus surprenants les uns que les autres. Les moyens techniques rendent possibles des constructions impensables il y a encore quelques années. L'imaginaire se libère et prend les formes les plus insolites. C'est l'art qui inscrit notre vie dans le monde de demain. Plutôt que de le chercher ailleurs, il nous appartient toujours de construire ce monde meilleur.

 

N. THIMON

Le mois prochain,  en lisant LE POINT SUR LES ÎLES, vous saurez  que le ciel a ses étoiles et l'océan a ses îles...

 

NOTES :

1 : La Bible raconte comment les hommes tentent de construire une tour si haute qu'elle pourrait atteindre Dieu au ciel. Dieu brouille les langues des hommes pour les empêcher de mener à bien leur projet (Genèse XI 1-8).

2 : Art Déco : Style artistique de l'entre deux guerres dont le nom fait suite à l'Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes. Il propose des formes géométriques et stylisées plus simples que l'Art nouveau. Un exemple avec l'ossuaire de Douaumont :

3 : Citation du site officiel du Grand Paris  : http://www.societedugrandparis.fr/projet/le-grand-paris/nouvelle-offre-logement)

4 : Sur Jean NOUVEL, voir  Kanak l'art est une parole, compte rendu.