La qualité du trait permet de ranger ROCKWELL dans le courant hyperréaliste. L'artiste imite au plus près la réalité, presque comme une photographie. En sculpture, l'exemple le plus connu est celui de Duane HANSON (1925-1996) avec sa Supermarket Lady (1970) représentant une femme qui fait ses courses et qui semble réelle. ROCKWELL est réputé pour ses illustrations humoristiques dans le magazine Look ou pour des tableaux plus sérieux comme par exemple The Problem We All Live With (Le Problème avec lequel nous vivons tous, 1964) grâce auquel il dénonce la ségrégation des Noirs aux États-Unis.

Un multiple portrait physique

Le miroir que l'on voit à l'arrière-plan est un outil de la représentation de soi, un gage d'authenticité. Ce qu'on nous montre correspond à la réalité. Nous assistons à une mise en abyme : l’œuvre se répète à l’intérieur d'elle-même. Ici c'est un peintre en train de se peindre.

Tout le matériel nécessaire est réuni : un grand miroir, une palette, des pinceaux, des tubes de peinture, une règle pour respecter les proportions.

Trois représentations de ROCKWELL sautent aux yeux dès le premier regard. Le titre est donc justifié. Toutefois, en observant de plus près, on peut trouver d'autres croquis rassemblés sur un petit papier, en haut à gauche de la toile. Ce sont les recherches et essais du peintre. Le portrait n'est pas simplement triple, il est multiple


Norman se représente de dos, dans une attitude amusante. Sa chemise bleue tranche avec la blancheur de l'atelier qui n'est qu'un espace vide. Comme si cela était la toile sur laquelle l'artiste s'apprête à peindre. Le coussin rouge sur le tabouret montre qu'il cherche son confort, il est penché de façon un peu maladroite. L'expression de son visage montre qu'il n'est pas tout à fait à l'aise et ne peut donc pas correspondre à ce qu'il veut peindre. Le portrait se réalise devant nous au fusain, avant qu'il n'applique sa peinture à l'huile.


La signature vient confirmer que celui qui se peint est l'auteur lui-même. D'ailleurs, bien qu'elle soit portée sur la toile dessinée, elle vaut pour l'ensemble du tableau que le public voit.

 

 

Dans la lignée des grands peintres

On peut voir en haut, à droite de la toile peinte, une série de célèbres autoportraits. Outre le fait qu'ils sont reproduits à l'identique, ils sont aussi une façon pour ROCKWELL de s'inscrire dans la lignée des grands artistes :

Albrecht DÜRER (1471-1528),

REMBRANDT (1606-1669),

Pablo PICASSO (1881-1973),

Vincent VAN GOGH (1853-1890)

Il existe un autoportrait du peintre autrichien Johannes GUMPP (1626-1728) daté de 1646, sans doute le premier du genre. L'artiste s'y représente trois fois dans une mise en scène assez proche. Il est de dos, se regarde dans un miroir à gauche et réalise sa peinture à droite.

Cela rappelle aussi une caricature  faite par Honoré DAUMIER (1808-1879), Un français peint par lui-même. Le miroir est cette fois est à gauche et le tableau à droite ; de plus, ce n'est pas un autoportrait de l'artiste lui-même, mais celui d'un type de personnage : le français grincheux. (Planche n° 2 de la série Scènes d'ateliers. 1849. Lithographie, 2e état sur 2, avec la lettre. Épreuve sur blanc provenant du dépôt légal. 23,1 x 21,6 cm (au motif). Delteil 1722. Publiée dans Le Charivari, le 29 mars 1849. BnF, Estampes et Photographie, Dc-180j (16)-Fol).

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Un Portrait moral

Très vite, le public comprend que ce n'est pas que le portrait physique qui apparaît. ROCKWELL est un patriote, il est très attaché à son pays, les États-Unis, et souhaite le défendre. Comme souvent dans ses tableaux, des indices de cet attachement sont visibles : ici l'aigle et le drapeau américain qui reprennent les trois couleurs bleu, blanc et rouge.

L'aigle et le drapeau américains, symboles patriotiques
 

D'autres détails attirent notre attention : le verre en déséquilibre sur un livre ouvert, posé sur une chaise déjà chargée, proche d'un genou qui pourrait faire un faux mouvement ; le chevalet est lui-même sur roulettes, il est donc instable et pourrait tout emporter avec lui.

De l'autre côté on voit de la fumée s'échappant du seau en référence à l'incendie de son atelier quelque temps avant.

Tout cela crée un effet dynamique, nous sentons une catastrophe imminente. De toute évidence Norman ROCKWELL est un homme distrait. C'est une des forces de l'artiste, faire sentir le mouvement et laisser imaginer la vie à partir d'un dessin immobile.

Si l'on revient sur le visage en noir et blanc, on remarque très vite qu'il est rajeuni. Le peintre nous trompe ? Il triche en se représentant dans une version idéale ?

Certes, le peintre nous ment, mais il se montre en train de mentir. Il montre aussi la vérité. Il se moque de lui-même grâce à ce qu'on nomme auto-dérision.

 

C'est donc finalement une bonne dose d'humour qui traverse ce tableau, faisant de Norman ROCKWELL un peintre sympathique et talentueux. A travers ce triple autoportrait, il dépeint la condition des artistes, il met en avant une esthétique recherchée et il propose une nouvelle façon se représenter.

 

 

N. THIMON

Ce travail repose sur une interprétation personnelle, n'hésitez pas à consulter le site officiel du Musée Norman Rockwell (en anglais).