• Les Métamorphoses

Pour commencer, rappelons l'histoire qui pourrait être à l'origine de la Belle et la Bête, telle qu'elle apparaît dans L'Âne d'or ou Les Métamorphoses (IV, 28 - VI, 24) d'APULÉE (123-170). Psyché, la plus belle des trois filles d'un roi attire sans le vouloir la jalousie de la déesse Vénus. Celle-ci décide de la punir et demande à son fils Amour  de faire en sorte qu'elle tombe amoureuse d'un homme détestable. Le père de la jeune fille interroge l'oracle d'Apollon pour connaître l'avenir et il entend :
"Sur un rocher, tout au sommet du mont, va, roi, exposer ta fille, soigneusement parée pour un hymen funèbre. N'espère pas un gendre né d'une race humaine, mais un monstre cruel, féroce et serpentin, qui vole sur des ailes, plus haut que l'éther, et qui bouleverse tout, s'en prend à chacun, par le feu et le fer, fait trembler Jupiter même, terrifie les dieux, et frappe de terreur les fleuves et les ténèbres du Styx" (IV, 33). L'histoire se déroule selon le schéma bien connu : la jeune fille est en quelque sorte livrée en sacrifice à un monstre. Une fois chez son nouveau mari, elle est très bien accueillie et tout ira pour le mieux tant qu'elle ne cherchera pas à voir le visage de son mari. La notion d'interdit est un des éléments habituels des récits de ce genre (voir CŒUR D'HOMME, PEAU DE BÊTE 3/5 : Langue de serpent). Bientôt, ce sont les sœurs de Psyché, mal mariées, qui deviennent jalouses. En faisant semblant de pleurer (la scène est répétée dans La Belle et la Bête avec les oignons), elles cherchent à attirer la pitié de Psyché pour la forcer à désobéir. D'autres péripéties attendent la jeune fille et servent de modèles à bien des récits d'autres pays et d'autres époques.



Photo prise par Eric POUHIER

La sculpture Psyché ranimée par le baiser de l’Amour d'Antonio CANOVA (1757-1822) met en relief un des moments de l'histoire. Elle est visible au Musée du Louvre. Pour en savoir plus, consultez la très complète page du Musée du Louvre : http://musee.louvre.fr/oal/psyche/psyche_acc_fr_FR.html

  • Barbe-Bleue

Au XVIIe siècle, Charles PERRAULT (1628-1703), parmi ses contes, rapporte l'histoire de la Barbe-bleue. Son étrange apparence le "rendait si laid et si terrible , qu'il n'était femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui". On sait que toutes les femmes qu'il a épousées jusqu'alors ont disparu. Avant de s'absenter, l'homme remet à sa nouvelle femme une clé, associée à un interdit : "Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l’appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous en deviez attendre de ma colère."
[Illustrations de Les Contes de Perrault] / Gustave Doré, dess. ; Charles Perrault, aut. du texte
[Illustrations de Les Contes de Perrault] / Gustave Doré, dess. ; Charles Perrault, aut. du texte
Source: gallica.bnf.fr

La jeune femme désobéit et découvre les cadavres des anciennes femmes de son mari. L'homme à la barbe bleue ne porte pas de vrai nom, comme souvent dans les contes. On le désigne par l'un des caractéristiques physiques qui l’éloigne le plus de l'humanité normale. La barbe sert sans doute à le rendre plus effrayant et à le rapprocher de l'animal. L'illustration qu'en donne Gustave DORÉ (1832-1883) insiste sur son aspect imposant et inquiétant, une image qu'aura su reprendre le film de Jean COCTEAU (voir LES BELLES ET LES BÊTES (2/3) et Gustave Doré : l'imaginaire au pouvoir, compte rendu).
 

  • Mauvaise surprise du Douanier Rousseau

Au tout début du XXe siècle, le peintre Henri ROUSSEAU, surnommé le Douanier Rousseau (1844-1910), offre le tableau Mauvaise surprise (1901) sur lequel on peut voir la jeune femme attaquée par un ours. Dans l'ombre, un chasseur tire sur l'animal avec son fusil. La posture rappelle grandement les représentations où le chevalier délivre la princesse du monstre (voir AUTOUR DU HOBBIT 3/3: la représentation symbolique du dragon dans la culture occidentale).



 

  • King Kong

King Kong (1933)
King Kong (1933)

Plus tard, en 1933, sort un film qui marque considérablement le public : King Kong de Merian COOPER et Ernest SHOEDSACK. Lorsque la jeune Ann Darrow est emmenée par le cinéaste Carl Denham sur l'île du Crâne(1), elle est loin d'imaginer qu'elle sera enlevée par Kong, un gorille géant, considéré comme le maître des lieux. Dans ce grand classique du cinéma d'horreur (le mot peut faire sourire un élève du XXIe siècle), on assiste à l'étrange relation qui s'installe entre cette belle et cette bête. Le monstre est terrible et effrayant, les réalisateurs se plaisent à le montrer en colère, affrontant des reptiles préhistoriques ou massacrant les humains qui le dérangent. Mais face à Ann, il retrouve son calme et fait preuve de tendresse, il la protège au péril de sa vie. On retrouve ainsi tout le charme du récit de Mme LEPRINCE DE BEAUMONT où la Bête faisait tout son possible pour plaire à la jeune femme.

 

En 1976, John GUILLERMIN tente un remake du film de 1933 en transportant l'histoire à l'époque contemporaine, puis c'est Peter JACKSON, avec son King Kong, en 2005, qui recrée le New York des années 30 pour rendre hommage au premier film.

 

Chacun des films met en scène une histoire d'amour impossible et le récit culmine à chaque fois lors d'une séquence forte  : celle où le gorille emmène la jeune héroïne au sommet  d'une tour. Que ce soit l'Empire State Building ou les Twin Towers (disparues depuis lors dans l'attentat de septembre 2001), le lieu reste un bâtiment hautement symbolique. C'est le moment où le monstre atteint son apogée(2) ; et c'est nécessairement celui qui précède la chute.

 

  • Quasimodo, le Bossu de Notre-Dame de Paris

L'image d'une belle jeune femme, habituée au spectacle, au sommet d'un illustre bâtiment, dans une ville très célèbre, en compagnie d'un être monstrueux qui est amoureux d'elle, n'est pas sans rappeler un fameux roman français : Notre-Dame de Paris (1831) de Victor HUGO (1802-1885). L'histoire racontée se déroule au XVe siècle, la ville de Paris n'a pas encore le prestige qu'on lui connaît aujourd'hui mais elle peut se vanter d'avoir une des plus belles cathédrales. Celle-ci possède une âme damnée, une gargouille vivante en la personne de Quasimodo le sonneur de cloches. Recueilli à la naissance par l'abbé Frollo, on l'appelle ainsi car il n'est normal qu'à peu près (quasi modo, en latin). Aux yeux de tous, c'est un monstre. Ce malheureux porte les 3 B : "bossu, borgne, boiteux" (livre 9, chapitre 2).
"C’est là qu’après sa course effrénée et triomphale sur les tours et les galeries, Quasimodo avait déposé la Esmeralda. Tant que cette course avait duré, la jeune fille n’avait pu reprendre ses sens, à demi assoupie, à demi éveillée, ne sentant plus rien sinon qu’elle montait dans l’air, qu’elle y flottait, qu’elle y volait, que quelque chose l’enlevait au-dessus de la terre. De temps en temps, elle entendait le rire éclatant, la voix bruyante de Quasimodo à son oreille ; elle entr’ouvrait ses yeux ; alors au-dessous d’elle elle voyait confusément Paris marqueté de ses mille toits d’ardoises et de tuiles comme une mosaïque rouge et bleue, au-dessus de sa tête la face effrayante et joyeuse de Quasimodo. Alors sa paupière retombait ; elle croyait que tout était fini, qu’on l’avait exécutée pendant son évanouissement, et que le difforme esprit qui avait présidé à sa destinée l’avait reprise et l’emportait. Elle n’osait le regarder et se laissait aller."
Ce passage établit un lien très clair avec la vision donnée dans les films de King Kong et montre tout le talent de ces romanciers dont les idées sont reprises par l'imaginaire collectif.

 

Quasimodo (1839) huile sur toile d'Antoine WIERTZ (1806-1865)
Quasimodo (1839) huile sur toile d'Antoine WIERTZ (1806-1865)
 
  • Cyrano de Bergerac

Pour finir, nous aborderons le cas inattendu mais malgré tout pertinent d'une pièce de théâtre :  Cyrano de Bergerac (1897) d'Edmond ROSTAND (1868-1918).

Ce drame romantique incontournable est un  modèle de bravoure au langage exemplaire. Il situe son action au XVIIe siècle et raconte comment Cyrano, qui manie aussi bien la plume que l'épée, ne parvient pourtant pas à avouer son amour à Roxane. Son nez beaucoup trop long rend son visage ingrat (on relira avec profit la scène 4 du premier acte contenant "La tirade du nez"). Comme la bête, Cyrano garde un caractère belliqueux(3), il a un aspect repoussant, mais il n'est pas cruel. Toutefois, la belle Roxane est amoureuse de Christian qui a autant de charme que peu d'esprit. Dans la scène 10 du deuxième acte, Cyrano laisse entendre qu'il aimerait lui aussi "être un joli petit mousquetaire qui passe" et finit par proposer à son rival :

"Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m'en :

Et à nous deux faisons un héros de roman !"

Cette curieuse alliance permettra à Cyrano de dire tout ce qu'il pense, de révéler son amour avec les mots les plus forts sans craindre d'être trahi par son physique. C'est ainsi qu'il parvient à charmer la jeune femme et qu'il  dévoile peu à peu au cœur de Roxane sa beauté intérieure

Conclusion :

Aussi, à travers de multiples œuvres avons-nous vu que le monstre est, par définition, celui qui sort de la norme. Il est parfois capable d'aimer et il est souvent le premier à souffrir de son apparence. Pour compenser sa laideur, il a recours aux compliments, aux cadeaux, à la magie.  Son caractère en fait le véritable  héros de l'histoire, celui qu'on cherche à voir, à connaître, à comprendre. La bête, souvent, se cache ;  mais pour  l'auteur,  un monstre, ça se montre, comme une bête de foire. A tel point qu'elle finit par voler la vedette à la belle en devenant... une bête de scène.

NOTES :

1: L'apparence de l'île est inspirée de L'île des Morts de Arnold BÖCKLIN voir "Descentes aux enfers, conclusion : l'Enfer sur Terre" et les décors de l'île doivent beaucoup à Gustave DORÉ voir "Gustave Doré : l'imaginaire au pouvoir, compte rendu".

2: Un apogée :  point le plus haut.

3 : Belliqueux : qui aime le combat.

N. THIMON