Fabienne Brugère, La politique de L’individu, Seuil, 2013, par Eric Delassus
Par Cyril Morana le 03 février 2014, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Fabienne Brugère, La politique de L’individu, Seuil, 2013
Comment sauver et repenser l’État-providence tout en prenant acte du processus d’individualisation qui caractérise les sociétés développées contemporaines ? C’est à cette question que tente de réponde ce livre de Fabienne Brugère qui propose une nouvelle forme de politique sociale s’inspirant de l’éthique du care et accordant une grande place aux notions de soutien et de vulnérabilité. Il s’agit de penser la politique sociale non plus seulement en termes de protection mais d’accompagnement afin d’aider les individus à s’épanouir en développant ce qu’Amartya Sen et Martha Nussbaum désignent par le terme de « capabilités », ce que chacun est capable de faire et d’être.
Alors que chacun réclame la reconnaissance de sa singularité, l’individualisme contemporain ne manque pas d’être condamné. Ce paradoxe révèle la dualité de la notion d’individu qui évoque tant la singularité et l’autonomie que l’égoïsme. La révolution a promu l’individu au nom de l’universel, notre époque revendique sa singularité. Les luttes sociales qui cherchaient à satisfaire des espérances collectives se voient supplantées par la revendication d’être soi. Comment construire un monde commun dans cette configuration ? Le défi de la gauche est de définir une politique émancipatrice de l’individu tout en maintenant l’État-providence afin de constituer une société des individus fondée sur la modernité du soutien. La perception de l’individu par la gauche doit dépasser la critique de l’individualisme bourgeois ou possessif, tout en contestant sa conception libérale et inégalitaire. Derrière l’individu promu par le néolibéralisme se cache un individu négatif, perdant invisible en marge de la mondialisation. Mais le sentiment de vivre une période de crise condamne l’individu positif au narcissisme. Partagé entre le détenteur d’une autonomie morale et le consommateur voué au culte du bien-être matériel, il ne croit plus que chacun puisse trouver sa place dans la société. Ce paradoxe d’un individu qui a besoin d’être soutenu pour se réaliser appelle une nouvelle modernité. L’État et la société doivent soutenir l’individu pour unir le bien-être collectif et individuel par des relations d’accompagnement fondées sur une révision des notions de sujet de droit et de liberté individuelle.
Chapitre 1 : L’individu contemporain et les dilemmes de l’État
L’individualisme apparaît comme l’idéologie qui nourrit notre mythologie contemporaine au travers de l’image positive de l’indépendance. Cependant, le développement de la précarité a contribué à son rejet et à sa perception comme source de l’exclusion et de certaines pathologies de l’inaccomplissement de soi. Comment alors le rendre compatible avec les valeurs d’entraide et de solidarité de l’État-providence ? Un redéfinition de l’individu à partir d’une approche de l’individualisme comme question collective s’impose donc. Alors que les nouveaux modes de vie privilégient la recherche du bonheur privé et remettent en question la conception jacobine de l’État, de nouvelles souverainetés locales, favorisée en France par la décentralisation, se développent et sont revendiquées. Les affaires de corruption, l’accroissement des inégalités entraînent une certaine défiance envers un État-providence, qui garantit cependant aux français un haut niveau de protection sociale, et un marché perçu comme une jungle. Cette perception semble résulter du développement d’un étatisme corporatiste joint à une globalisation qui fait passer l’individu humain du statut du zoon politikon à celui d’homo economicus. Le défi auquel est confronté la gauche contemporaine est donc de concevoir un projet favorisant le développement des individus dans et hors le marché par le renouvellement d’un État-providence plus égalitaire qui contribuerait au développement des classes moyennes et à la protection des plus pauvres en favorisant des parcours d’individualisation qui ne s’inscriraient pas uniquement dans un cadre concurrentiel.
Cela suppose donc une remise en question de l’extension de la marchandisation à toutes les sphères de la vie sociale qui a pu être encouragé par certaines politiques néolibérales et conduire l’État à prendre comme modèle l’entreprise capitaliste en privilégiant la rentabilité. N’y a-t-il pas une contradiction a vouloir marchandiser une institution dont le but est la démarchandisation de la vie sociale pour favoriser l’égalité des chances ? Une politique de gauche doit donc trouver une autre solution pour maintenir l’État-providence et répondre au besoin d’individualisation ainsi qu’à la globalisation. Il s’agit donc de s’interroger sur le type d’individualisation à favoriser. Contre l’individualisme unidimensionnel néolibéral, il s’agit de promouvoir un individualisme plus démocratique et pluraliste respectant l’égalité et les différences, tout en évitant le risque d’éclatement et de dispersion.
Chapitre 2 : Soutenir l’individu
Contribuer à l’événement de cet individu démocratique dans des sociétés de plus en plus complexes suppose donc une reconfiguration du principe d’égalité prenant en compte les différences ainsi qu’une nouvelle légitimation des droits sociaux évitant l’écueil de l’assistanat. Une certaine contextualisation dans l’application des politiques sociales doit donc se mettre en place afin de retisser le rapport entre l’État et la société (entreprises, associations, collectifs) et de réinstituer les individus positifs en contribuant à la construction de leur singularité dans un cadre social d’accompagnement. Il convient donc de substituer à la conception néolibérale d’un individu totalement autonome et responsable de sa situation sociale, celle d’un individu relationnel et capable, qu’il faudrait accompagner pour qu’il s’épanouisse. Il faut donc inaugurer une troisième modernité qui, après celle fondée sur la propriétés des biens et de soi puis celle fondée sur la propriété sociale (R. Castel), serait fondée sur le soutien. Pour remédier aux développement de l’inégalité et de l’exclusion que l’État-providence ne parvient pas à endiguer il convient d’entretenir la solidarité en redonnant au politique une certaine indépendance par rapport à l’économie pour mettre en place des démarches relevant plus de l’accompagnement que de la protection. Il s'agit donc d'enclencher un processus d'autonomisation et d'adaptation à un réel complexe (ex : retour vers le monde du travail par la réalisation d'un projet personnel) comme ont pu le faire les organismes de microcrédits. Il s’agit donc d’aider les personnes sans empêcher le déploiement de leurs capacités, de prendre en considération le parcours complexe de chacun considéré comme altérité dans le but de le soutenir en le protégeant, mais aussi en le rendant capable. Ainsi, les politiques familiales ne peuvent se contenter de distribuer des allocations, mais doivent accompagner les familles en difficulté pour les aider à développer leurs compétences éducatives afin de consolider le lien familial et l'estime de soi. Cette politique de soutien est donc aussi une politique des capabilités (A. Sen, M. Nussbaum) dont le but est d’offrir à chacun la possibilité d’être reconnu en étant soutenu et en se montrant capable d’apporter un soutien aux autres individus. C’est pourquoi la question du genre doit nécessairement être intégrée à cette réflexion pour empêcher la construction d’identités excluantes et stigmatisantes.
Chapitre 3 : L'individu capable
L’objet de ce chapitre est donc de proposer une solution pour unifier les concepts de liberté et d’égalité à partir de la notion de capabilité. C’est en effet par réengagement de l’État-providence qu’une répartition plus juste des possibilités de réalisation de sa singularité pour chacun peut devenir effective. Cette solution offre une alternative aux solutions que la gauche adopte traditionnellement. Elle pourrait ainsi opposer au néolibéralisme une organisation sociale s’inspirant d’un libéralisme politique soucieux des libertés individuelles et de l’équilibre des pouvoirs et une économie au service du progrès social. Un tel projet pourrait s’inspirer des travaux de la commission Stiglitz qui propose de revoir nos méthodes d’évaluation de la croissance qu’il ne faudrait plus penser en termes de PIB, mais de développement humain. Cette politique n’est d’ailleurs pas éloignée de ce que préconise Marx lorsqu’il affirme que « le libre développement de chacun est la condition du développement de tous ». Il s’agit donc d’ajuster des formes de soutien à des capacités réelles, ce qui nécessite un renouvellement du vocabulaire des droits humains soulignant l’existence d’un « droit aux droits » (santé, éducation, travail, logement) qui est la condition du respect d’une dignité humaine inséparable de la notion de « capabilité ». Une politique des capabilités consiste donc à donner du pouvoir d’être et d’agir à ceux dont la liberté est restreinte par toute sorte d’obstacles (CF. les travaux de M Nussbaum et A. Sen sur les programmes liés aux capabilités en Inde). Une politique de l’individu cherchant à développer les capacités de chacun consiste donc à revoir notre concept d’égalité qui devrait concerner l’épanouissement des singularités dans le respect des différences tout en évitant l’écueil du communautarisme. Cette politique nécessite donc que l’on accorde une place centrale à l’éducation et que l’on crée les conditions d’une pédagogie favorisant le pouvoir d’agir des élèves. Elle ne peut également devenir effective qu’en favorisant un travail social pensé sur le mode de l’empowerment.
Chapitre 4 : l’individu vulnérable
S’inspirant de l’éthique du care cette politique se refuse à considérer l’individu comme un être essentiellement autonome mais revendique la prise en considération de la vulnérabilité considérée comme un trait général de la condition humaine auquel doit répondre un droit à la sollicitude. Les individus les plus vulnérables, souvent désaffiliés (R. Castel), ont besoin d’une politique de soutien adapté pour répondre à leurs besoins en termes de justice et les réinstituer en tant que sujet. Le choix est donc claire entre le welfare state et le work-state, l’État doit sortir de lui-même et s’inscrire dans une organisation plus horizontale pour s’associer aux structures associatives afin de permettre aux plus vulnérables d’exprimer leur liberté et de retrouver leurs capacités perdus. Il s’agit finalement de faire accepter par chacun sa vulnérabilité en lui faisant prendre conscience de ses capabilités. Il s’agit de penser les conditions pour que se mette en place une société du care qui institue une société des individus qui ne se réduise pas à la cohabitation des égoïsmes. Les faits appellent cette société par la nécessité, due à l’allongement de la vie, de prendre en compte la dépendance de la petite enfance au grand âge. Il importe donc de mettre en œuvre tous les moyens adaptés en termes de maison de retraite et de maintien à domicile. Cela signifie également une meilleure reconnaissance des métiers de soins et des soignants passant par une meilleure rémunération et une articulation plus cohérente du public et du privé.
Soutien et épanouissement des individus
Nous ne vivons pas une crise de l’individu mais une incapacité de la politique à soutenir l’individu intégré ou vulnérable. Le processus d’individualisation se développe en Europe et les citoyens revendiquent une participation de plus en plus grande aux décisions publiques. Cependant ce processus est lié à la conscience que la précarité est d’origine sociale et doit être traitée collectivement. Cette situation appelle donc la naissance d’un nouvel État social ayant pour mission de soutenir l’individu dans et hors du marché par une intervention de la puissance publique pour favoriser son épanouissement qui ne peut se réduire à son adaptation aux normes du capitalisme néolibéral.
Le livre de Fabienne Brugère se présente donc comme un effort pour réconcilier la pensée socialiste avec la notion d’individu. Le but est ici de sortir de la conception néolibérale d’un individu qui n’est pensé qu’en termes d’autonomie au point de le rendre responsable de tous les échecs dont il peut être victime. Les pauvres et toutes les personnes vivant en situation de précarité ne sont pas responsables de leur misère et doivent être soutenus par la puissance publique pour être réinstitués comme individus en développant leur « capabilités ». L’individu ne peut donc être pensé ici que comme un être à la fois capable et vulnérable, envisagé dans sa dimension relationnelle ; et le soutien auquel il a droit ne doit pas se limiter à une assistance le maintenant dans une situation de sujétion, mais au contraire comme un accompagnement adapté à sa singularité et lui permettant de reconquérir sa liberté.
Eric Delassus