Chantal Jaquet, Sub specie æternitatis - Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, Classiques Garnier, 2016, lu par Eric Delassus

Quels sont les rapports entre la durée et l’éternité dans la pensée spinoziste ? Le livre de Chantal Jaquet, Sub Sub specie aeternitatisspecie æternitatis – Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, répond à cette question en montrant et en démontrant comment l’esprit peut concevoir l’existence actuelle des choses de manière spatio-temporelle selon la durée et sub specie æternitatis. La traduction de cette expression est cependant difficile et pose le problème de savoir comment les modes finis peuvent partager l’éternité avec Dieu qui existe nécessairement alors qu’eux ne jouissent que d’une nécessité d’exister. La question de l’articulation entre durée et éternité est donc abordée ici comme une porte d’entrée pour mieux comprendre le rapport entre la substance et ses modes. Cette question n’est pas sans incidences sur le plan éthique puisqu’elle permet de mieux comprendre le rapport entre les lois éternelles et les enseignements temporaires de la religion, ainsi que la nature du lien entre la joie, qui s’inscrit dans la durée en tant que passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande, et la béatitude qui est la perfection même et provient de l’accès à l’éternité par la puissance de l’entendement.

 

Sommaire de l'ouvrage

Préface d’Alexandre Matheron

Introduction

Première partie

Éternité ou éternités

Le statut ontologique de l’éternité du Court Traité à l’Éthique

Le statut ontologique de l’éternité dans le Court Traité

Le statut ontologique de l’éternité dans les Pensées métaphysiques

Le statut ontologique de l’éternité dans l’Éthique

Éternité, co-éternité et éternité, le statut des êtres infinis

L’éternité des attributs

L’éternité des modes finis

Éternité et immortalité, le statut des modes finis

Mortalité, immortalité et éternité

Les conditions de possibilités de l’éternité des modes finis

Sub specie æternitatis

Nature et signification de la conception sub specie æternitatis

Sub quadam specie æternitatis

Deuxième partie

De l’éternité à la durée

Éternité et temporalité

Le problème de la temporalisation de l’éternité

Le problème de la refonte du concept de durée

Nature et origine de la durée

La durée dans les Pensées métaphysiques

Éternité et durée dans la lettre XII

Éternité et durée dans le Traité théologico-politique

Éternité et durée dans l’Éthique

La sphère d’extension de la durée

Attributs et durée

La durée des modes infinis

 

Conclusion

Bibliographie

Index nominum

 

Présentation de l'ouvrage

L’ouvrage débute par une préface d’Alexandre Matheron qui en souligne les mérites et les enjeux. Il s’agit d’expliquer les définitions de la durée et de l’éternité dans l’Éthique et les écrits antérieurs afin de préciser la nature des êtres auxquels elles s’appliquent et des rapports qu’elles entretiennent entre elles. La problématique repose sur le fait que ces deux concepts s’excluent même lorsqu’ils s’appliquent aux mêmes êtres, ce qui est éternel en nous est indestructible, mais ne dure pas, tandis que ce qui en nous dure n’est pas éternel. Un tel travail permet donc d’éviter les confusions dans l’interprétation de la notion d’éternité.

Dans son introduction C. Jaquet souligne que le problème concerne un point aveugle dans Éthique V : comment les modes finis peuvent-ils être éternels et durables ? Cette double temporalité va être analysée à partir de la difficulté à traduire l’expression sub specie æternitats qui peut signifier « sorte », « forme », « espèce » ou « caractère ». L’auteure va donc se livrer à un examen interne de la pensée de Spinoza et de son évolution en la confrontant avec la tradition philosophique antérieure. Cette étude des concepts de temps, de durée et d’éternité va s’effectuer en deux parties. La première portant sur la nature de l’éternité et la seconde sur le passage de l’éternité à la durée.

Première partie

Éternité ou éternités

La première partie interroge le statut ontologique de l’éternité et son évolution au cours de la construction du système. L’auteure se demande laquelle des trois divisions de l’être lui correspond mieux. Elle ne peut être une substance, car cette dernière est unique, elle n’apparaît pas comme un attribut et on voit mal en quel sens elle peut être un mode.

Dans le Court Traité les attributs sont des substances infinies en leur genre exprimant l’essence de Dieu. Nous n’en connaissons que deux : l’étendue et la pensée. Parce qu’elle s’applique à tous les attributs et qu’un attribut ne peut se rapporter à un autre, l’éternité ne pourrait pas être l’un de ces attributs que nous ne connaissons pas. Elle se rangerait plutôt dans la catégorie des propres qui se divisent en dénominations extrinsèques et actions. Pour Spinoza, l’éternité serait une dénomination extrinsèque, car elle concerne la substance et ses modes. En tant que signe extérieur, la dénomination extrinsèque permet de distinguer l’idée vraie de la fausse, tandis que l’idée adéquate se reconnaît par dénomination intrinsèque en tant qu’index sui. L’éternité est une dénomination extrinsèque dans le Court Traité parce qu’elle permet de distinguer Dieu des êtres mortels, elle exprime un caractère distinctif de la substance et non son essence absolue. Mais comme une dénomination extrinsèque repose toujours sur une dénomination intrinsèque - le couple vrai/faux repose sur le couple adéquat/inadéquat -, on voit mal sur quoi s’appuie l’éternité qui ne peut être ni un mode ni un attribut. Une étude des œuvres ultérieures pourrait apporter des précisions, c’est pourquoi le même examen va être mené dans les Pensées métaphysiques qui est un texte propédeutique dans lequel Spinoza expose la philosophie de Descartes. Spinoza y récuse la division des attributs en communicables et non-communicables pour lui substituer la distinction entre ceux qui expriment une essence active, soit un mode d’existence dont ferait partie l’éternité. Cette division pose cependant problème dans la mesure où, selon Spinoza, être ne signifie pas seulement exister, mais agir. Il s’agit plutôt ici d’un héritage de la pensée scolastique à visée pédagogique.

Le statut de dénomination extrinsèque va cependant être abandonné en tant qu’il est considéré comme une source de confusion. L’intérêt des Pensées métaphysiques est de faire apparaître l’éternité comme une propriété expliquant le mode d’existence de Dieu. L’éternité est l’apanage de l’existence de la substance, tandis que la durée concerne les modes. Dans la mesure où l’existence de la substance ne se distingue pas de son essence, Spinoza étend le champ d’application de l’éternité et remet en question la thèse selon laquelle l’essence serait éternelle alors que l’existence s’inscrirait dans la durée.

Dans l’Éthique l’éternité n’est plus un propre, mais une propriété, une conséquence nécessaire de l’essence qui ne se confond pas avec elle. Ses effets sont réels et elle exprime un caractère intrinsèque, elle n’est plus, comme le propre, un adjectif, mais un substantif, et est susceptible d’avoir plusieurs modalités selon qu’elle s’applique à la substance ou à ses modes. Pour cette raison, il n’est plus légitime de traduire specie par espèce dans l’expression sub specie æternitatis. Il est cependant nécessaire d’analyser son champ d’application afin de mieux cerner sa nature profonde et son statut de propriété.

Si l’éternité est une propriété de la substance, n’est-ce pas un abus de langage d’affirmer l’éternité de l’esprit humain ? Il est donc nécessaire d’analyser la nature de l’éternité et ses différentes formes selon qu’elle s’applique à la substance, ses attributs, aux modes finis et infinis. L’éternité de la substance entraîne celle de ses attributs qui lui sont donc co-éternels, mais comme cette idée de co-éternité risque de masquer leur unité Spinoza n’emploie pas cette appellation qu’il juge inadéquate dans l’Éthique.

Si Spinoza parle d’infini en son genre et d’absolument infini, il ne parle jamais d’éternel en son genre, ni d’espèce d’éternité, car la formule sub specie æternitatis ne caractérise qu’un type de connaissance ou de conception et non un genre d’être. Il n’y a pas lieu d’employer cette distinction pour l’éternité, car il n’y a pas lieu de distinguer l’éternité de la substance et celle des attributs. Reste à traiter la question de l’éternité des modes.

L’éternité de la nature naturante est une évidence qui ne vaut pas pour la nature naturée. Selon M. Gueroult, les modes infinis jouiraient plus d’une sempiternité et il serait plus juste de parler à leur sujet d’ævum que d’æternum, c’est-à-dire d’une durée illimitée. L’ævum est dans la philosophie thomiste un milieu entre le temps et l’éternité, or, pour Spinoza, les modes infinis sont dits éternels. L’éternité n’est pas pour Spinoza la conséquence de l’immutabilité de Dieu, mais de sa nécessité, par conséquent, elle peut être attribuée à tous les modes infinis médiats ou immédiats. De même, la durée n’est pas la conséquence de la mobilité, mais exprime la continuité infinie. Ce n’est pas parce que le mouvement mesure la durée que la durée mesure le mouvement et la catégorie d’ævum s’avère donc inutile.

On pourrait alors croire qu’au sujet des modes Spinoza assimile éternité et sempiternité, mais Spinoza ne semble pas concevoir leur éternité comme une durée sans commencement ni fin. L’expression sub quadam specie æternitatis n’introduit pas non plus de médiation entre durée et éternité et la question des catégories intermédiaires sera résolue par le traitement du problème de l’éternité des modes finis.

Alors que dans les Pensées métaphysiques l’esprit humain est considéré comme immortel, il est qualifié d’éternel dans l’Éthique. Faut-il voir dans cette éternité une variante de l’immortalité ou accorder aux modes finis une éternité identique à celle de la substance ?

Cette question de l’éternité de l’esprit humain est centrale dans l’Éthique, car elle donne son sens à la philosophie spinoziste qui n’a pas pour but d’apprendre à l’homme à mourir, mais de lui indiquer comment vivre pour l’éternité par la connaissance de l’union avec Dieu. Néanmoins, l’éternité n’est pas l’immortalité qui suppose une durée indéfinie. Or, nous parvenons à la conscience de notre éternité dans le présent par la connaissance du troisième genre. Il ne s’agit pas de devenir éternel, notre esprit l’est, mais d’en prendre conscience. Il ne s’agit pas d’une vie éternelle supposant une résurrection, mais d’une existence éternelle, c’est pourquoi le concept d’immortalité doit être rejeté en raison de son origine imaginative. L’éternité de l’esprit consiste dans celle de l’entendement dont nous prenons conscience lorsque celui-ci comprend son union à un être inaltérable comme Dieu, en revanche la mémoire et l’imagination disparaissent avec le corps.

Dans l’Éthique, l’abandon de l’idée de création fait que les modes ne sont plus des créatures de Dieu, mais des manières d’être de la substance. L’entendement humain peut alors être pensé comme une partie de l’entendement divin en raison du lien nécessaire de causalité qui les unit. Spinoza peut alors parler sciemment d’éternité, toute chose singulière étant un mode de Dieu. Cependant, l’extension de l’éternité aux modes demeure problématique, car elle suppose une redéfinition d’une catégorie d’abord réservée à la substance. La définition VIII d’Éthique I peut sembler sophistique dans la mesure où elle introduit le terme à définir dans la définition elle-même. Comment résoudre ce paradoxe ? Tout dépend ici de l’interprétation de la définition VIII. L’éternité est-elle l’existence conçue comme suivant nécessairement de l’essence d’une chose éternelle ou de sa définition ? Les termes d’essence et de définition ne sont pas totalement identiques. Si l’on parle de définition, la nécessité est partagée par la substance et ses modes, l’une existe nécessairement tandis que les autres jouissent d’une nécessité d’exister sans que leur essence enveloppe l’existence. Ainsi, l’éternité ne s’applique pas exclusivement à la substance, mais concerne également et nécessairement ses modes.

Si cette propriété de la substance peut sans contradiction appartenir aux modes, c’est qu’elle relève des notions communes qui sont celles qui regroupent les propriétés communes à toutes ou à certaines choses et qui sont présentes dans les parties et dans le tout. C’est parce que l’éternité est une notion commune appartenant à tous les esprits humains, même pour les ignorants, que « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Il y a donc une perception de l’éternité selon les trois genres de connaissance : l’éternité imaginée, expérimentée et connue. Le fait d’éprouver une certitude aussi minime soit-elle nous fait vivre l’expérience de l’éternité de manière plus ou moins intense. C’est d’ailleurs l’éternité de l’esprit qui est la condition de la connaissance vraie, elle est la clé de voûte de tout savoir adéquat. Reste à comprendre la nature de notre science sub specie æternitatis et à déterminer ses modalités relativement aux différents genres de connaissance.

Cette conception des choses est le fruit d’une évolution de la pensée de Spinoza et ne peut prendre sens qu’à partir du moment où il est possible de penser les choses comme à la fois durables et éternelles. Si Spinoza ne se contente pas de la qualifier d’éternelle et lui ajoute l’expression sub specie, c’est pour signifier qu’il s’agit d’une manière de voir sous un regard d’éternité. L’expression vaut également pour Dieu de manière métaphorique de la même manière que l’on parle de l’entendement divin. Dans la mesure où la démonstration est présentée comme « les yeux de l’esprit » et où le troisième genre de connaissance est intuitif, cette interprétation est cohérente et s’avère être la condition de possibilité du sentiment et de l’expérience de l’éternité. La mémoire et l’imagination nous permettent de nous sentir durables, l’entendement et le regard de l’esprit nous permettent de nous sentir éternels.

Ce regard est-il susceptible de revêtir plusieurs modalités selon les degrés de perception et faut-il distinguer la connaissance sub specie et sub quadam specie æternitatis ?

L’esprit étant l’idée du corps existant actuellement, ses perceptions se fondent soit sur les affections du corps relativement à l’existence spatio-temporelle, soit sur la saisie de son essence sub specie æternitatis. La perception des principes de la raison se fondant sur les notions communes à tous les corps, la raison conçoit les choses sub specie æternitatis à partir des propriétés de l’essence du corps. C’est cet angle que pourrait signifier l’adjectif quadam pour caractériser la conception des choses à partir des propriétés de notre corps, tandis qu’il disparaîtrait pour caractériser la compréhension des choses à partir de l’essence de notre corps. Ces diverses expressions ne traduisent donc pas une progression par degrés de la perception sub duratione à la percpetion sub specie æternitatis, la vision éternelle est tout entière adéquate. La question cruciale est alors celle du rapport entre une existence sub specie æternitatis  et l’existence sub duratione.

Deuxième partie

De l’éternité à la durée

Alors que pour les Grecs sont éternelles les choses immuables, et durables les choses en devenir, chez Spinoza les choses qui durent peuvent aussi être perçues sub pecie æternitatis, car les modes, s’ils n’existent pas nécessairement, jouissent néanmoins d’une certaine nécessité d’exister. Le problème concerne donc plutôt la durée et la nécessité de son existence. Toute la difficulté est de concilier la dualité de la durée et de l’éternité avec le monisme. Malgré l’usage d’expressions temporelles, la durée ne provient pas d’une temporalisation de l’éternité. Temps et éternité sont deux propriétés réelles et irréductibles l’une à l’autre. Il faut maintenant expliquer ce qui dans la définition de la durée empêche la compréhension de ses rapports avec l’éternité.

Il convient tout d’abord de rompre avec les définitions jusque-là en vigueur de la durée et de rompre avec la tradition en récusant le caractère générique de la durée et l’attribution d’une temporalité proportionnée au type d’être et la référence à la mesure. Ces abandons se font progressivement et, sans que cela nuise à la cohérence de sa pensée, on peut trouver des traces de ces différentes conceptions de la durée dans les ouvrages de jeunesse et antérieurs à l’Éthique.

Dans les Pensées métaphysiques, l’éternité et l’apanage de Dieu qui existe nécessairement tandis que la durée ne concerne que les choses dont l’existence est possible. Spinoza y assimile la durée à une forme de persévérance dans l’être, car ce qui dure a besoin du concours de Dieu pour exister. Spinoza y reprend en quelque sorte la thèse de la création continuée. De ce point de vue, il ne semble pas que l’essence de la durée soit radicalement différente de celle de l’éternité, l’action conservatrice de Dieu n’étant pas une perpétuation permettant la distinction d’un avant et d’un après, mais une œuvre où Dieu crée continûment une chose.

Dans la lettre XII à Louis Meyer, la différence entre durée et éternité découle de la distinction entre substance et mode, cependant Spinoza n’y reprend pas la partition entre Êtres dont l’essence enveloppe l’existence et Êtres dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible. La ségrégation entre mode et substance est donc moins forte que dans les Pensées métaphysiques. Mais la différence majeure vient de ce que la division en parties cesse d’être une propriété intrinsèque de la durée et devient une opération de l’imagination. En cela, Spinoza rompt avec le cartésianisme et éclaircit un point aveugle. Il affirme l’indivisibilité de l’étendue et de la durée en raison des incohérences et des contradictions de la thèse inverse. Diviser la durée en instants est absurde dans la mesure où l’instant est un néant de durée. Il faut donc éviter de confondre la durée avec le temps en croyant qu’elle est divisible en soi.

La durée et l’éternité ne concernent plus la distinction entre les choses mobiles et immobiles, ni non plus celle entre les être finis et infinis. Durée et éternité ne permettent pas non plus de distinguer essence et existence, durée et éternité sont toutes deux des affections de l’existence et ne peuvent être conçues sans elles. On saisit alors mieux pourquoi Spinoza n’a pas considéré cette question comme centrale et n’a pas séparé artificiellement ce qui est nécessairement au cœur d’une existence doublement actuelle. Ainsi, la référence à la notion d’essence s’estompe peu à peu pour faire place, dans l’Éthique, à la notion de définition. La nature des modes englobe l’existence non en vertu de leur essence, mais de celle de Dieu.

Est éternel ce qui est cause de soi ou ce qui fait l’objet d’une causalité prochaine, qui est immédiatement produit par Dieu et relève de la nature absolue de ses attributs. Ainsi, les entendements humains qui constituent tous ensemble le mode infini immédiat de la pensée, sont donnés avec Dieu et sont le produit d’une causalité prochaine, comme l’entendement divin. Mais l’esprit humain n’est pas tout entier produit par une causalité prochaine, car la mémoire et l’imagination étant liées au corps ont parties liées à la durée et relèvent d’une causalité éloignée. La durée implique un enchaînement infini de causes finies et Dieu n’en est que cause éloignée. L’articulation de ces deux causalités s’affirme de façon aigüe pour les modes finis partagés entre leur existence actuelle présente et leur existence actuelle éternelle. Cette relation s’applique aux rapports entre la doctrine éternelle et les préceptes temporaires dans le TTP et donne lieu à quatre figures possibles des rapports entre durée et éternité : la coïncidence, la convergence, la divergence et l’écart convergent. Elle trouve aussi son application dans l’Éthique par les rapports entre l’amor erga deum qui est la transcription dans la durée de l’amour intellectuel de Dieu. Dans le premier cas, nous imaginons Dieu comme présent alors que dans le second, nous le comprenons. La joie en tant que passage vers la perfection est l’expression dans la durée de la béatitude éternelle qui est la perfection même. En conséquence, durée et éternité ne se contrarient pas nécessairement, mais s’accordent ou discordent selon la puissance de connaître de chacun.

 

L’ouvrage de Chantal Jaquet permet donc de mieux comprendre la manière dont s’articulent les concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza et surtout de mieux comprendre l’histoire du concept d’éternité dans l’élaboration du système. L’éternité conçue tout d’abord comme une dénomination extrinsèque devient une propriété réelle dans l’Éthique et relève des notions communes. Spinoza remet ainsi en question l’idée selon laquelle l’éternité ne concernerait que Dieu tandis que la durée s’appliquerait aux choses singulières. De même est remise en question la thèse de l’immortalité de l’âme au profit de l’éternité de l’entendement. Nous saisissons ainsi beaucoup mieux le sens de la proposition XXIII d’Éthique V : « L’Esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même temps que le corps ; mais il en reste quelque chose qui est éternel ».

Toute chose peut être perçue « sous un regard d’éternité », il n’y a pas de contradiction entre durée et éternité, et c’est ce qui rend possible notre salut dans la mesure où, bien que percevant notre existence dans la durée par la mémoire et l’imagination, nous sommes en mesure de nous penser comme éternels dès que nous sommes en mesure de percevoir avec certitude une idée adéquate quelle qu’elle soit. Nous comprenons mieux ainsi le sens à donner à la formule du scolie de la proposition XXIII d’Éthique V : « nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels ».

                                                                                                                                                                    Eric Delassus