Xavier GUCHET, La médecine personnalisée ; un essai philosophique, Les Belles-Lettres, lu par Jean Kessler.

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Xavier GUCHET,  La médecine personnalisée ; un essai philosophique, Les Belles-Lettres, lu par Jean Kessler, 432 p.

La révolution scientifique engendrée par les avancées dans le domaine de la génétique humaine a changé la médecine et notre compréhension de la maladie. Cette médecine « nouvelle » (on peut encore s’interroger sur l’effectivité de cette nouveauté dans notre rapport quotidien à la médecine) porte le nom de médecine personnalisée, puisqu’aussi bien le décodage du génome humain permet une approche plus différenciée, plus individualisée de la maladie. La médecine personnalisée (qu’on notera désormais MP) est donc, pour en donner ici un premier sens, « la promesse de diagnostics et de thérapies finement adaptées aux caractéristiques génétiques de chaque patient pris individuellement » (19). Cette évolution de la pratique et de la connaissance médicale est rendue techniquement et économiquement possible par « le progrès des techniques très haut débit qui rendront désormais accessible en routine clinique le séquençage intégral du génome de chaque individu (nous soulignons) pour un coût relativement faible » (20). Jusqu’à présent  la notion de personnalisation de la médecine faisait avant tout référence à l’idée d’une prise en compte accrue du patient dans sa singularité et sa subjectivité – qu’on supposait négligée par l’invasion de la dimension de plus en plus technique, scientifique et donc dépersonnalisante de la médecine. C’est ce qu’on a appelé le « care », par opposition au « cure ».

Le terme de « personnalisé »  se situe ici d’emblée au-delà de cette opposition. Il ne s’agit « ni d’exténuer le « cure » au profit du « care » » (19), ni de renoncer au « cure » sous prétexte de « care ». Dans la mesure où « le programme de séquençage du génome humain est bien le cadre dans lequel la MP a trouvé son impulsion » (79), la notion de personne dont il est question ici est celle qui est liée à cette avancée de la génétique moléculaire, laquelle constitue désormais l’horizon de notre compréhension de la maladie et du soin. Elle semble initier une véritable révolution, même si pour l’instant «les annonces tonitruantes des débuts de la MP moléculaire » ont laissé place « à des réalisations somme toute très modestes » (351). Mais en nous personnalisant « moléculairement » pourrait-on dire, la médecine nous conduit-elle au plus près de nous-mêmes et d’une compréhension désormais totale de nos pathologies ? La notion de personne héritée à la fois de la religion, du droit, de l’éthique est-elle en train d’acquérir un statut scientifique et objectif qui rendrait ainsi notre corps susceptible d’interventions beaucoup plus efficaces que ne le sont actuellement celle d’une médecine qui recourt encore largement aux médicaments dits  « one-size-fits-all » c’est-à-dire des molécules identiques pour tous, administrées de manière peu différenciée ? Ou n’est-ce pas le contraire qui se dessine à travers le paradoxe d’une « médecine dite personnalisée » s’appuyant comme jamais auparavant sur de l’impersonnel » (184), à savoir les processus biochimiques objectifs à l’œuvre dans le corps tels qu’ils sont déterminés par le profil génétique de chacun ? Plus profondément, l’opposition de la personne subjective et de la personne moléculaire ne devient-elle pas caduque, s’il est vrai que « la MP peut à bon droit être définie comme médecine fondée sur les biomarqueurs » (34) (ou marqueurs moléculaires, c’est-à-dire, ces molécules trouvées dans le sang, dans les fluides ou dans les tissus, qui signalent un processus normal ou pathologique),  lesquels posent à nos catégories classiques, largement imprégnées par le dualisme, des problèmes nouveaux ?

La notion de médecine personnalisée, dans la mesure où « elle ne se développe manifestement pas sur la base d’un concept clair de la personne » (217) attend son épistémologie et c’est donc l’objet de cet essai de X. Guchet d’en poser les bases et d’explorer les différents sens et implications du terme « personnalisée ». Plutôt que d’aboutir à une définition ultime et englobante, l’ouvrage de X. Guchet ne cesse au contraire de complexifier la notion de personne et de montrer comment les avancées de la biologie moléculaire introduisent un trouble permanent dans cette notion qui est au cœur de notre éthique et de notre système juridique. La MP devient ainsi le point de départ d’une complexification inédite de cette très ancienne notion de personne et permet, voire oblige à croiser désormais les approches juridiques, éthiques, techniques et scientifiques au carrefour desquelles elle se situe.

Retraçant dans un premier chapitre intitulé Histoire, contexte, défis, le cheminement d’une expression apparue dans les années 90 et qui s’est depuis  imposée dans les documents officiels et les programmes de recherches comme le nouvel horizon de la médecine moderne, l’auteur y montre déjà la pluralité des acceptions du mot « personnalisée ». De fait la MP n’a pas tout à fait le même sens selon qu’elle figure dans un document de l’administration fédérale américaine de la santé visant à promouvoir une médecine qu’on espère plus efficace et moins coûteuse, dans un protocole de recherche de l’industrie pharmaceutique en panne d’innovation réelle et qui en espère un sursaut dans la découverte de nouveaux traitements, ou dans un congrès médical consacré au traitement du cancer. La confrontation de ces divers textes souligne, comme on l’a déjà dit, à quel point la notion de personne est ici peu claire et peu interrogée. De ce fait les critiques adressées à la MP qui visent notamment son lien à l’économie numérique et au « bio-capitalisme » sont elles aussi confuses, car elles prennent implicitement appui sur une notion de la personne-sujet, s’efforcant d’échapper aux big data et à la récupération à des fins commerciales (ou autres) de nos profils génétiques. C’est donc bien la notion de personne qu’il faut interroger avec les instruments de la philosophie.

Le deuxième chapitre, précisément intitulé Les sens multiples de la personne, diversifie et complexifie cette notion, tâchant notamment de sortir de la dichotomie trop simple entre la personne sujet et la personne moléculaire.

X. Guchet rappelle tout d’abord les termes de cette opposition. La personne sujet peut être qualifiée de personne au sens néo-kantien : celui du sujet autonome, auteur souverain, en dernière instance, de ses actes et se définissant donc par sa transcendance au donné, quel qu’il soit, y compris biologique, alors que la personne moléculaire serait davantage ce que nous nommons l’individu pris comme entité objectivement définissable. La MP serait alors une médecine individualisée, une thérapie sur mesure prenant pleinement en compte le fait biologique que « chaque individu se distingue sur le plan biologique de tous les autres, notamment par son génome… ». (189) Or « il existe une différence fondamentale entre l’individu et la personne » (190) : car la biologie fait de l’individualité un donné, tandis que la notion de personne implique l’idée d’une autocréation. La personne moléculaire n’est donc pas en ce sens une personne, celle-ci étant au contraire ce qui se refuse à toute réduction objective, à toute fixation dans une identité scientifiquement analysable.  A l’aune de ce dualisme on comprend dès lors comment la MP peut se trouver exposée aux critiques qui y voient le contraire d’une médecine centrée sur la personne et rien moins qu’un rempart à l’hypertechnicisation du rapport au malade et à la maladie. Au fond dans cette confrontation et cette impossible articulation des deux sens de la personne c’est « le vieux dilemme de la médecine occidentale qui se rejoue aujourd’hui, en faisant intervenir de nouveaux protagonistes » (238). Un tel constat serait cependant faux dans la mesure où il ne tiendrait pas compte du fait que « la MP apparaît plurielle » et que « par-delà la dichotomie du personnel moléculaire et du personnel subjectif, il convient d’examiner la polysémie du personnel moléculaire lui-même » (238). Il ne suffit donc pas de définir la MP comme médecine moléculaire pour arriver à une définition !

La MP peut ainsi être envisagée comme « médecine stratifiée » (238), c’est-à-dire classant les individus dans des sous-populations qui diffèrent quant à leur sensibilité à une quelconque maladie ou à un traitement spécifique » (définition citée par l’auteur, p. 48)  La médecine stratifiée tend à complexifier les maladies, chaque pathologie étant plusieurs pathologies. D’un autre côté l’épigénétique, soit « l’ensemble des mécanismes moléculaires qui affectent l’expression génique » (243), tend à instaurer entre l’individu et son environnement un continuum de sorte que « c’est un concept inédit de la personne qui est en train d’émerger dans la biomédecine » (244) : la personne devient une histoire qui intègre l’ensemble des interactions avec le milieu, bien au-delà des seules données sociales et psychologiques, puisqu’il faut désormais intégrer « l’exposition à l’environnement » si bien « qu’il serait possible de lire toute l’histoire d’un individu dans ses molécules »(274). La MP (sous la forme du projet exposomics) devient ainsi le nom d’un projet utopique reposant sur le postulat épistémologique incroyablement ambitieux : celui de « l’isomorphisme entre tous les événements qui arrivent concrètement  à un individu tout au long de sa vie […] et son profil moléculaire » (273).

Ces différentes acceptions conduisent à se demander si, au fond, la MP, plutôt que correspondre à une notion existante de la personne, « ne fabrique [pas] un certain concept de personne » (265). Pour étayer cette idée, X. Guchet recours aux analyses foucaldiennes sur la naissance de la clinique et plus particulièrement aux trois spatialisations. On conclura sur ce point en constatant, dans le langage de Foucault,  que « la MP désigne un agencement de nouvelles manières de produire des savoirs sur les maladies et de soigner, de nouveaux modes d’organisation de la médecine comme institution sociale et enfin d’une redéfinition de la personne dans son rapport à la santé, à la maladie, à la médecine » (260). Cette « impossibilité « de séparer la définition [de la] personne et les processus selon lesquels sont fabriqués les connaissances et les valeurs » (266) rend vaine l’opposition du personnel moléculaire et du personnel subjectif, car fondée sur des notions dépassées de la personne. La MP serait bien plutôt à envisager comme « la réelle possibilité d’articuler de façon plus consistante [ces deux] registres » (289).

L’enjeu du dépassement de l’opposition moléculaire/ subjectif est de permettre une évaluation de la MP, alors même qu’en tant que « positivité biologique » elle semble rejeter toute normativité et toute discussion éthique. Cette évaluation fait l’objet du troisième et dernier chapitre, Pour une évaluation normative de la médecine personnalisée.

            « Nul doute que la MP soulève des questions éthiques urgentes » (303). Parmi celles-ci, on évoquera deux groupes de questions :

1) celui de la gestion des informations délivrées par le séquençage intégral du génome (WGS). Ces informations sont-elles fiables ? Le médecin doit-il respecter de la part du patient un droit de non-savoir ? L’individualisation génétique, si on lui accorde une valeur prédictive, rend-elle l’individu responsable de sa santé, permettant ainsi un désengagement de l’Etat des politiques sociales ? La MP ne finit-elle pas par renforcer « la croyance au tout-génétique » (313) ?

2) celui de la disparition de la distinction entre le normal et le pathologique. La MP brouille en effet cette distinction en ruinant « l’approche mécaniste de la maladie » fondée sur la recherche d’une cause unique (333) au profit d’une analyse multifactorielle, dans laquelle la maladie n’a pas de commencement net. Dans le même sens, le biomarqueur, qui joue un rôle central dans la MP, « ne fournit généralement pas une information de type oui/non » (336).  Si « la variation est première par rapport à la norme » (337), il devient difficile « de déterminer à quel moment une variation, une anomalie génétique devient pathologique » (338). Il s’agit donc ici de situer la MP dans un débat ancien, celui des « naturalistes » qui soutiennent « une définition objective des concepts du normal et du pathologique » et « les normativistes » pour qui « ces concepts sont définis par la société elle-même en fonction de ses propres normes » (339). Le problème posé est celui de savoir si on peut « maintenir la référence à une norme de fonctionnement tout en admettant l’existence de polymorphismes » (342). Dans la mesure où « le biomarqueur met la pathologie en rapport avec autre chose qu’elle-même (un polymorphisme génétique par exemple) » (387), c’est d’une certaine manière à une philosophie du biomarqueur qu’est consacrée pour terminer cette exploration de la MP.

C’est à la lumière du concept derridien de trace que X. Guchet entreprend cette analyse. Le biomarqueur est d’abord ce qui met à mal notre usage des oppositions classiques entre l’artificiel et le naturel. Le biomarqueur se tient « dans un entre-deux, entre l’entité biologique stricto sensu et l’objet technique extériorisé classique » (383). « Plus qu’une molécule » sans être « autre chose qu’elle » (ibid.), « le biomarqueur cristallise les lignes de fracture qui dessinent le triptyque du vital, du technique et du social » (382). Déjouant, comme on l’a déjà dit, notre attente d’une réponse simple et binaire, le biomarqueur « défait toute référence possible à un donné originaire, à une nature pure inentamée que la maladie viendrait pervertir, contaminer, dégrader.[…] Il n’y a pas au départ un état normal standard de l’organisme, puis une succession d’altérations venant l ’affecter, lui faisant courir le risque de la pathologie : l’altération est originaire » (384). Là se situe le parallèle avec la trace dans la pensée de Levinas et de Derrida : « le propre de la trace est que ce dont elle est la trace se dérobe toujours » (389). « Le biomarqueur renvoie à la pathologie comme à ce que Levinas appelle l’Absent » (ibid.) Il n’y a pas d’origine, « on a toujours affaire à du déjà-altéré » (371), de sorte que le concept de personne finit par se « dissoudre » « dans la variation indéfinie des processus biologiques » (370). Si, dans certaines approches, la MP pouvait nourrir l’utopie d’une véritable totalisation des données concernant un individu (« il serait possible de lire toute l’histoire d’un individu dans ses molécules » 273), il faut avouer que cette conclusion nous mène au contraire exact : une dissolution même du concept de personne, une manière de ne le faire relever ni du personnalisme, ni du biologisme. Faut-il en conclure que la MP « n’est qu’un buzzword sans aucune définition précise et univoque » (295) ? A certains égards, le livre de X. Guchet, par la réitération et la multiplication des définitions qu’il en donne ou qu’il en évoque, invite à le penser. Mais au fond cette problématisation d’une notion, d’un slogan peut-être, montre avant tout que nous ne disposons souvent pas du vocabulaire adéquat pour nommer les réalités nouvelles que la science et la technique nous obligent à concevoir. Notre puissance ne dépasse pas seulement notre savoir, comme le soulignait H. Jonas, mais aussi notre capacité de nommer le nouveau dans d’autres termes que l’ancien. La personne, ce livre le montre, est un de ces termes anciens que notre compréhension biologique actuelle a rendu sinon inadéquat, du moins à repenser autrement. La MP est donc bien plus qu’un programme confus invitant à mieux s’occuper des malades, une technique économiquement prometteuse résultant des avancées en matière de technologies biomoléculaires : elle est une manière de repenser les concepts fondamentaux de la médecine que sont le malade et la maladie.

                                                                                                                                                   Jean Kessler.