Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Michael J. Sandel, Seuil, 2014. Lu par Laurent Gryn
Par Karim Oukaci le 30 janvier 2015, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
« Pourquoi s’inquiéter à l’idée que nous vivrons de plus en plus dans une société où tout sera à vendre » ? M. Sandel invoque deux raisons. La première se rapporte à l’inégalité des revenus et à la question de la justice, la seconde à l’effet corrupteur du marché sur certains biens.
« Pourquoi s’inquiéter à l’idée que nous vivrons de plus en plus dans une société où tout sera à vendre » ? M. Sandel invoque deux raisons. La première se rapporte à l’inégalité des revenus et à la question de la justice, la seconde à l’effet corrupteur du marché sur certains biens.
La première raison concerne les exigences de justice. Dès lors qu’un bien est commercialisé, seuls ceux qui ont les moyens de l’acheter pourront en user. Si des biens aussi importants que la santé, la qualité de l’habitation et de l’éducation sont commercialisés, alors les inégalités sociales seront beaucoup plus cruelles pour les défavorisés qu’en cas de mutualisation de ces mêmes biens. Les inégalités économiques pèsent sur les plus défavorisés à proportion du nombre et de la nature des biens commercialisés. Qu’est-ce que la société doit prendre en charge ? Quel type de biens peut être laissé au marché ? Les libéraux, au premier rang desquels Rawls, et les auteurs dits communautariens - qui ne forment pas un tout homogène - développent chacun une argumentation relative à cette question. On pourra lire également la position originale, dans ce débat, de M. Sandel dans son livre Le libéralisme et les limites de la justice.
Mais dans Ce que l’argent ne saurait acheter, la question de la justice sociale demeure incidente, même si l’auteur la retrouve par le biais de sa préoccupation essentielle, à savoir la liaison entre commercialisation d’un bien et corruption de ce même bien. L’effet corrosif du marché sur un bien n’est pas intrinsèquement lié aux possibles effets d’injustice relatifs à la commercialisation de ce bien. Il y a donc deux problèmes, indépendants en droit, mais qui factuellement peuvent se rejoindre.
Les propos de l’auteur ne sont pas de nature économique. Il ne s’agit pas de s’interroger sur la nature commercialisable de certains biens. De fait, tout est commercialisable, tous les biens peuvent faire l’objet d’un échange économique, les exemples qui jalonnent le texte manifestent cette réalité : des formes particulières d’assurances vie, des femmes rémunérées pour procréer, des élèves récompensés par quelques dollars pour lire des livres ou encore des organismes d’assurances maladies qui donnent des bonus aux assurés à la condition qu’ils s’adonnent aux pratiques sportives. La vie, le ventre d’une femme, le développement intellectuel des collégiens et la santé des corps peuvent être des marchandises. Il ne s’agit pas non plus, comme le font les économistes, de peser les avantages et inconvénients de l’échange marchand dans sa capacité à satisfaire au mieux les désirs de chacun. S’il est vrai que dans certains cas, l’échange marchand est la solution la plus efficace pour satisfaire les désirs des hommes, il n’empêche que cet échange peut affecter négativement la valeur des biens échangés, les corrompre. Ainsi de quel sens est investie la lecture, dès lors qu’elle est rémunérée ? Et M. Sandel s’interroge sur le nouveau sens que ce type de politique peut conférer à la réussite scolaire et au développement intellectuel. Le marché promeut, écrit-il, des attitudes envers les biens échangés qui tendent à transfigurer la signification de ces biens. Et c’est cet effet corrupteur de la commercialisation, beaucoup plus qu’une exigence de justice, qui est invoqué pour justifier une limitation de l’extension du marché à un certain nombre de biens.
Si l’on dénonce la corruption, c’est nécessairement, insiste M. Sandel, sur le fondement d’une position morale ; et c’est la raison pour laquelle cette corruption échappe aux économistes occupés seulement par les bienfaits ou les méfaits de l’échange marchand en termes de satisfaction des désirs de chacun. Il n’y a pas de morale marchande mais seulement une pratique marchande plus ou moins prégnante selon la puissance et la nature des idées morales qui gouvernent la société. Les biens évoqués plus haut auraient selon l’auteur une valeur morale intrinsèque logiquement antérieure à leur valorisation marchande. M. Sandel soutient que la valorisation marchande de ces biens affecte cette valeur et que cet effet de corruption se propagera à la société dans son ensemble. Il aura un impact négatif sur chacune de nos vies.
Précisons que tous les biens ne sont pas concernés. Mais l’auteur admet que cette distinction entre des biens qui peuvent être commercialisés et ceux qui ne doivent pas l’être n’est jamais aisée à justifier, qu’elle est toujours contestable. Pour justifier l’exclusion d’un bien du marché, il faut comme le répète M. Sandel tout au long de son texte, une idée de ce que peut être la vie bonne, ce qui est toujours problématique. L’expression vient tout droit d’Aristote. C’est le concept clé des Politiques. Il y a une filiation certaine entre l’œuvre de Sandel et les textes politiques ou éthiques d’Aristote. N’oublions pas que chez Aristote, c’est le critère de conformité à la vie bonne qui permet de dissocier l’économie légitime de la chrématistique. Comme Aristote, M. Sandel vise dans la vie bonne une dimension communautaire. Dans quel type de société souhaitons-nous vivre ? Un monde qui réifie l’être humain en transformant les organes en marchandises ou qui assimile le temps qu’un élève consacre à la lecture à une corvée qui mériterait une compensation financière est-il le monde auquel nous aspirons, correspond-il à notre idée de la vie bonne ?
La réponse est bien entendu dans la question, les exemples visent alors à laisser se déployer nos intuitions sur la vie bonne. Plutôt qu’une réflexion théorique sur le bien, le texte de M. Sandel présente une multiplicité d’exemples regroupés par genres, lesquels fournissent le titre des chapitres. Les exemples donnent à penser, mais ne sont pas doublés d’une idée du bien formalisée. Cette structure interroge.
Il faut débattre de la vie bonne, écrit l’auteur ; et son livre ne porte pas, du moins en apparence, ce débat, mais en appelle à lui. Pourtant, le débat est amorcé, voire bien avancé. La preuve par l’exemple, pouvons-nous ajouter. La ville de New York offre chaque année des représentations d’œuvres de Shakespeare. Le succès est tel qu’il faut patienter jusqu’à quelques heures pour obtenir des billets. De nombreux new yorkais paient le temps, c’est-à-dire l’attente que des étudiants ou des sans domicile fixe, volontaires, consacrent à leur place à l’obtention de ces billets. Un bien non marchand, un billet de théâtre gratuit, devient de ce fait une marchandise. Les intentions premières des promoteurs de l’opération sont manifestement détournées de leur sens. Cet exemple, ajouté à tant d’autres, ne produit-il pas la conviction qu’il y a bien un effet corrupteur de la marchandisation ? Et ce, quelles que soient les conceptions religieuses ou philosophiques auxquelles nous adhérons ? Le débat moral concernant la vie bonne, dont l’enjeu touche la nature de la société dans laquelle nous souhaiterions vivre, n’est donc pas vain. Une entente sur la vie bonne demeure possible. Les exemples analysés sont destinés à produire cette conviction. Nous devons discuter de la vie bonne, déterminer par la suite quels biens il serait bon d’exclure du marché pour simplement donner un sens à notre vie sociale.
Comment M. Sandel se situe-t-il dans le monde intellectuel qui lui est contemporain ? Rawls refuse de prendre position sur la vie bonne, qui selon lui ne peut être à l’origine d’aucun consensus. Le libéralisme déontologique de Rawls pourra bien exclure des biens du marché, mais il le fera pour des raisons qui procèdent des seuls impératifs de la justice sociale, non de la morale. Il y a chez Rawls des exigences de solidarité qui relèvent de la justice sans qu’intervienne une théorie large du bien. Mais M. Sandel n’est pas pour autant un communautarien. La vie bonne ne relève pas selon lui d’une compréhension morale partagée propre à une société. Dans ce cas, qu’est-ce qui empêcherait une société de marché de valoriser moralement l’échange économique et la marchandisation d’une grande quantité de biens au nom d’une pensée qui verrait dans l’utilité le bien suprême ? M. Sandel pense que l’idée de vie bonne porte un universel. C’est le sens de la filiation avec Aristote qui fait de la morale le socle du politique, mais une morale qui ne serait pas seulement relative à des éléments culturels déterminés. Elle manquerait dans ce cas de puissance critique. Si cette morale ne peut être déduite de la raison, elle peut être induite de situations de vie qui rendront sa formalisation possible.
La limite du texte de M. Sandel tient dans la nature de son projet. Peut-on échapper à l’alternative dont les pensées libérale et communautarienne représentent chacune un terme ? La solution que présente M. Sandel est celle d’un débat sur les faits de société marquants qui se déroulent sous nos yeux. Selon l’auteur, il demeure possible de tendre à un consensus et par conséquent, au perfectionnement de notre société.
Laurent Gryn