J.-M. Salanskis, Le monde du computationnel, Encre Marine 2011, lu par Magali Lombard
Par Cyril Morana le 11 juillet 2019, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Jean-Michel Salanskis, Le monde du computationnel, Encre Marine, collection À présent, octobre 2011 (200 pages).
Dans une phénoménologie de la chose computationnelle et une pensée du calcul, l'auteur interroge le sens d'un "monde" du calcul, et plus profondément des transformations que l'informatique implique pour notre rapport au monde.
This essay written by Jean-Michel Salanskis analyses the influence of computing and information technology on the ways men relate to the world in their everyday lives. The book, based on a phenomenological approach, describes the transformation of our existence in the era of computer science and machines manipulating data. It sheds light on the relationship between calculus, computer programs and machines in order to understand the essence of technology.
Amstrad, Atari, Apple, C++, Mo, Go... la liste pourrait être longue de ces termes, mots ou symboles qui ont pris place dans notre langage, mais aussi dans notre représentation et dans notre usage du monde. Depuis un peu plus de trente ans, ce que nous appelons communément l'informatique – que Jean-Michel Salanskis nomme dans son ouvrage « la chose computationnelle » – a pris place matériellement, mais aussi mentalement, dans nos préoccupations, nos manières de travailler, de communiquer, de nous divertir. L'objectif de l'ouvrage est de s'interroger sur notre rapport à la chose computationnelle, et, en adoptant une démarche phénoménologique, de mettre à jour ce qu'elle est pour nous, ce qu'elle nous permet, ce qu'elle bouleverse. Le monde du computationnel est, comme son titre l'indique, à la fois description d'un monde à part entière, et mise à jour de ce qui fait que le computationnel fait monde pour nous, transforme notre monde et notre rapport au monde. L'usage préférentiel de computationnel par opposition à informatique indique clairement que l'enjeu de cette révolution – si révolution il y a, la question est explicitement affrontée par l'auteur – se situe fondamentalement du côté de la logique et de la puissance de calcul, et non simplement de la présence envahissante de l'informatique dans tous les aspects de notre vie, même si ce point n'est pas non plus négligé.
La question du statut de l'apparition du computationnel dans nos existences occupe la première partie de l'ouvrage : est-il légitime de faire appel au terme de révolution pour décrire et rendre compte des changements induits par les machines computationnelles ? La présence transversale, dans tous les domaines de l'existence et de l'action humaines, de la chose computationnelle ne peut suffire à la qualifier de révolutionnaire, c'est pourquoi il est nécessaire de s'interroger sur le paradigme révolutionnaire qu'il faudrait solliciter pour légitimer un tel emploi. Or, qu'il s'agisse de la révolution politique, scientifique ou industrielle, la « révolution computationnelle » en partage à chaque fois des caractéristiques sans jamais y adhérer parfaitement. On peut même affirmer qu'elle est à la fois une mutation scientifique et une mutation industrielle, sans se réduire à l'un ou l'autre. La transversalité de la chose computationnelle, qui apparaissait davantage anecdotique et descriptive, est finalement le lieu d'où saisir la nouveauté de la chose computationnelle : c'est la modalité même de notre existence qui se trouverait ainsi touchée par la mutation opérée par le computationnel. Celle-ci se caractérise par l'apparition d'un nouveau type de support (la transcription de toute chose en donnée numérique), son traitement calculatoire possible et de là une nouvelle sorte de technique ou de machine. C'est dans la mesure même où ces trois éléments vont se retrouver dans tous les aspects de la vie humaine socialisée que la chose computationnelle touche bien notre mode d'être, et en ce sens le terme de révolution peut être accepté, non certainement sans quelques réticences puisqu'elle ne bouleverse pas l'ordre social existant par exemple. Sur ce point, Jean-Michel Salanskis ne tranchera véritablement qu'en conclusion, le mérite et l'intérêt de ce questionnement initial sont de poser très précisément ce qui est nouveau dans l'apparition de l'informatique. Et la question de la nouveauté – radicale ou non - ne cesse de sourdre dans tout le reste de l'ouvrage, en comparant systématiquement le computationnel à d'autres modes d'être ou d'agir : qu'est-ce qui se joue véritablement de nous ici ? Y a-t-il rupture ou continuité sous une autre modalité par rapport à nos différents modes d'être ?
L'approche phénoménologique au computationnel, qui constitue le cœur de l'ouvrage (la seconde partie), est donc ainsi justifiée. Elle ne peut être conduite que par le retour historique à l'apparition de l'informatique. Le micro-ordinateur est, dès sa mise à disposition au public, objet de fascination et par là même de désir parce qu'il est – même à l'origine où la puissance de calcul était pourtant bien plus faible que ce dont nous disposons maintenant avec le moindre smartphone – ouverture illimitée du champ des possibles. Les premiers ordinateurs dans leurs limitations mêmes étaient déjà la préfiguration d'une infinité de voies explorables, si ce n'est actuellement, assurément en puissance. C'est bien ce qui demeure fascinant dans l'outil computationnel : nul ne peut dire ce qu'il nous permettra de faire dans quelques décennies. Cette puissance calculatoire est d'abord sollicitée sur le mode du jeu (avec les langages de programmation, avec les éléments matériels même de la machine), puis exploitée et utilisée ; elle encode alors très rapidement tout notre monde social et l'usage grand public s'impose. Mais l'intérêt de la description phénoménologique que propose J-M Salanskis de cet usage grand public de l'informatique est de mettre en évidence que s'y joue toujours, et malgré nous, ce qui caractérise le plus proprement la chose computationnelle : la programmation de routine, de séquences d'opérations répétables à l'infini, dans le moindre tableau excel, la moindre configuration de tel ou tel logiciel, etc. Par ailleurs, l'usage grand public de l'informatique est aussi caractérisé par l'utilisation d'internet, que l'on peut comprendre comme l'exploration d'un monde illimité, inépuisable, reproduisant ainsi dans la fascination que l'on éprouve face à internet la fascination originelle liée à l'apparition du micro-ordinateur. Quel est le statut de ce monde de l'internet ? Un monde à part ou « le redoublement de notre monde » ? Si en un sens tout ce qui est de notre monde se retrouve sur internet, le mode d'exploration de la Toile ne peut s'assimiler à notre être-au-monde : d'un côté il s'agit toujours de sélectionner des options discrètes (semblables aux branches d'un graphe), de l'autre nous nous rapportons au monde, nous vivons le monde de manière continue (même lorsqu'il s'agit pour nous de prendre des décisions : pourrait-on jamais déterminer le moment de la prise de décision, comme s'il était en rupture avec ce qui précède et avec ce qui suit ?).
La question du rapport entre le continu et le computationnel fait l'objet du traitement le plus technique de l'ouvrage, en requérant comme modèle du continu, le continu mathématique tel qu'il est formalisé à partir de Cantor ou de la théorie des ensembles. Il semble y avoir une rupture entre d'un côté le continu mathématique, indénombrable et en excès (symbolisé par l'ensemble ℝ et qui fait appel à l'infini actuel), et les résultats illimités que peut produire toute machine computationnelle à partir d'un ensemble toujours fini de données, d'états et de procédures (qui ne met donc en œuvre qu'un infini potentiel). Si elle existe bien en droit ou idéalement, en réalité la puissance de calcul qui définit le computationnel est capable de nous donner une approximation du continu réel non seulement très largement suffisante, mais encore nettement en excès par rapport à nos propres capacités sensorielles, à la précision même de nos gestes que les robots assistés d'un ordinateur surpassent nettement.
Peut-on affirmer alors que les machines computationnelles révolutionnent la technique? La question est abordée dans une dernière partie en cherchant à établir et à questionner une distinction entre technique d'une part, et techno-logie d'autre part. Pour mener cette distinction, J-M. Salanskis formalise dans un premier temps ce qu'il s'agit d'entendre par technique : on pourra dire qu'il y a technique dès qu'il y a mise au point et amélioration d'une pratique en vue d'une recherche d'efficacité, au point de former un ensemble de gestes répétables, qui peut ou non se matérialiser dans une machine (« la mise à disposition réitérable, dans des agencements, de quanta d'efficience »). Mais de ce point de vue, l'informatique est une technique au sens classique du mot, on y définit des routines, c'est-à-dire des programmes, des agencements d'instruction, que l'on peut requérir à tout moment en vue de l'effet souhaité. La seule nouveauté tiendrait au type d'entrée reçu et accepté par la machine computationnelle, à savoir un objet de type constructif, et non une entrée fixée une fois pour toutes (nous ne pouvons pas, par exemple, reconfigurer notre machine à café pour qu'elle accepte autre chose que l'eau et du café moulu en entrée, et produise autre chose que la boisson café en sortie). On ajoutera que le traitement des données numériques en informatique nécessite également l'usage d'une machine au sens classique, ne serait-ce que pour rendre ces données exploitables par l'usager de la machine (par exemple, l'affichage d'un texte sur un écran). Où se situe alors la nouveauté de la machine informatique ? Les dispositifs élaborés pour la machine computationnelle peuvent se concevoir uniquement sur le plan de l'idéalité, de la pure rationalité logique ; et c'est en ce sens que J-M Salanskis veut employer le terme de techno-logie, non pas pour signaler les atteintes possibles de la raison par la technique, mais plutôt l'exploration systématique du champ des idéalités, du logos, du monde de l'idéalité logico-calculatoire. Or un tel monde est bien une construction humaine, et tout se passe comme si l'ordinateur nous en simulait l'existence. La suite de cette dernière partie compare systématiquement ce qui a été mis à jour de la technique d'une part et de la techno-logie d'autre part avec les autres modes d'agir de l'homme (l'art de l'artisan, l'art de l'artiste, le parler, le pâtir) : s'il peut paraître évident de prime abord qu'il s'agit bien d'activités distinctes, la tentative de J-M Salanskis de réduire chacune de ces activités à un mode de la technique ou de la techno-logie (sans y parvenir tout à fait d'ailleurs, ce qu'il reconnaît) leur donne un nouvel éclairage, faisant ressortir des caractéristiques qui, habituellement, nous échappent.
À l'issue de cette étude, l'emploi du terme « révolution » semble incertain, et certainement non souhaitable. Car la visée essentielle de l'ouvrage est de mettre en évidence que la chose computationnelle est ce par quoi l'esprit humain se réfléchit lui-même (d'où le remplacement du terme « révolution » par celui d' « involution ») : réflexion de notre rapport au monde par sa capacité à redoubler le monde analogique en monde numérique, mais réflexion aussi de notre esprit lui-même en donnant la possibilité d'explorer le monde des idéalités.
L'entreprise philosophique de l'ouvrage était risquée et audacieuse. Risquée parce qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage d'histoire de la philosophie, mais de la proposition d'une thèse philosophique sur un objet de réflexion nouveau (puisque récent dans l'histoire humaine), qui n'en est encore qu'à ses balbutiements. Audacieuse par l'approche phénoménologique choisie et assumée qui pouvait surprendre – l'audace étant ici somme toute à nuancer dans la mesure où la pensée de la technique n'est pas étrangère à la phénoménologie. Mais c'est certainement le choix de cette approche qui garantit la pertinence des thèses soutenues, quels que soient les développements futurs de l'informatique et de l'usage quotidien que nous en ferons. Ainsi on peut comprendre pourquoi l'outil informatique fascine autant : n'est-il pas le moyen dont nous nous sommes dotés pour exploiter notre propre puissance de penser ? Le désir suscité par l'informatique serait au final désir d'exploration de notre propre puissance.
Magali Lombard