Arnaud François, Éléments pour une philosophie de la santé, Belles-Lettres 2017, lu par Alexandre Klein

Arnaud François, Éléments pour une philosophie de la santé, Paris, 2017, Les Belles-Lettres, 275 p., lu par Alexandre Klein.

 

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Les travaux de philosophie de la médecine, qui se sont multipliés ces dernières années en France, se sont jusqu’alors concentrés sur deux objectifs principaux : d’une part le développement d’une réflexion épistémologique sur les sciences médicales, marquée notamment par l’importation des travaux anglo-saxons, et d’autre part la formation d’une philosophie du soin fondée sur une approche plus anthropologique de la question médicale.

La parution en 2011 et 2012 chez Vrin, dans la collection « Textes clés », de deux volumes successifs sur la philosophie de la médecine marquait cette dichotomie du champ caractéristique du territoire français. Car si ces deux types de réflexion philosophique prenaient bien appui, l’une comme l’autre, sur la lecture des textes, considérés comme fondateurs, de Georges Canguilhem, force est de constater que ce fut pour ensuite prendre des directions distinctes, voire opposées. D’un côté, une réflexion sur la causalité, la norme, la preuve ou la réalité des entités nosologiques, de l’autre un questionnement sur les enjeux vitaux, sociaux, politiques, mais aussi identitaires de l’expérience vécue de la maladie. Au centre, référence au père fondateur, une interrogation menée avec des outils et des perspectives différents sur la distinction entre le normal et le pathologique. Partout donc, des questionnements et des réflexions sur la santé, sa nature, son statut, ou sa définition, mais jamais le développement d’une véritable philosophie de la santé, réflexion à la fois conceptuelle, épistémologique et anthropologique sur cette notion pourtant au cœur de nos existences comme des sociétés contemporaines. Dans les bibliothèques francophones, seul un recueil d’articles de Hans-Georg Gadamer rappelait, donc sans véritablement le définir, l’existence ou la nécessité de ce champ d’investigation pourtant des plus légitimes. Mais c’était avant qu’Arnaud François ne s’empare finalement de la question. Se plaçant à la fois à la croisée des deux « traditions » françaises et en décalage par rapport à elles, ce professeur à l’Université de Poitiers, originellement spécialiste de philosophie française, et allemande, nous propose, dans ce nouvel opus, un véritable essai de philosophie de la santé.

Pourtant, Éléments pour une philosophie de la santé ne se définit pas exactement comme tel. François qualifie en effet la réflexion sur le concept de santé qu’il y propose de simple « travail de philosophie » (p. 38). Il ne s’agit bien évidemment pas de bioéthique, mais pas non plus, comme prend soin de le préciser son auteur, de philosophie des sciences, ou de philosophie de la médecine. Ce qu’il tente ici ne relève pas même de la philosophie générale, mais répond à une exigence plus étroitement philosophique, dont il trouve l’inspiration dans l’œuvre de Bergson et qui consiste à interroger les « segments communs » qui se nouent entre la philosophie et d’autres domaines de savoirs, lorsque celle-ci les prend comme objet. De ce fait, ce trentième ouvrage de la collection « Médecine et sciences humaines » des Belles-Lettres ne traite pas de la notion de santé en général, ni même des problématiques pratiques ou épistémologiques qui lui sont liées, mais explore quatre questions qui sont au cœur de la réflexion sur l’essence même de la santé telle qu’elle se fait jour ou se condense lors de l’immersion du philosophe dans la littérature médicale contemporaine.

La première question porte sur le type de différence qui existe entre la santé et la maladie. Il ne s’agit pas là de reproduire pour la énième fois la démonstration canguilhemienne de l’intenable distinction uniquement quantitative pour mieux affirmer l’existence d’une différence de nature entre deux latitudes de vie. François va plus loin. S’il prend soin de réaffirmer clairement les arguments en faveur de cette distinction, il cherche à qualifier cette différence de nature. Il trouve alors dans la temporalité le sens exact de cette différence-altérité qui sépare qualitativement les deux états, tout en n’interdisant pas le recours à des données quantitatives d’ordre axiologique ou hiérarchisant, afin d’instaurer des étapes dans le passage de l’un à l’autre et ainsi d’éviter l’homogénéisation des notions. Autrement dit, la santé est « un être profondément temporel » (p. 109), foncièrement hétérogène de la maladie (bien que cette dernière reste altérité), car reposant sur des valeurs autres, et ce bien que cette opposition induise des degrés, des niveaux inférieurs ou supérieurs.

La seconde question, qui découle de ces premières conclusions, consiste à déterminer cette temporalité de la santé, autrement dit à savoir si le temps est constitutif de la santé et de la maladie ou s’il ne fait que glisser sur elles, les influençant de l’extérieur. Constatant d’abord l’« épaisseur de durée » de la santé, ainsi que le caractère rétrospectif de son concept, François s’attache à démontrer son essentielle temporalité. L’étude du processus de guérison, de l’historicité des maladies dans le temps humain et de l’immunologie confirme une irréversibilité caractéristique du vivant qui habite la santé, mais aussi son rapport constant à l’avenir et la « semelfactivité » de sa causalité. Autant d’éléments qui soutiennent l’hypothèse d’une détermination intérieure, et non uniquement superficielle, des phénomènes de la santé et de la maladie par le temps.

Cette temporalité essentielle de la santé permet ensuite à François d’aborder la question de la santé positive, cette dimension de bien-être ou d’amélioration qui se fait jour dans la définition, par exemple, de l’OMS ou dans la Grande santé de Nietzsche, mais qui pose problème quant à la détermination de la nature exacte, et donc des limites, de la santé. Si l’on admet que la santé n’est pas uniquement absence de maladie, mais qu’elle peut même impliquer une certaine dose de pathologie, alors se pose la question de son rapport à la norme. Détachant la santé du simple normal, François distingue une santé statique qui correspondrait à l’idée de bon fonctionnement et une santé dynamique pour marquer le mouvement d’élévation que peut connaitre l’individu à partir de ce degré fixe. Il peut ainsi éviter les deux écueils d’une santé idéale (santé parfaite) et d’une santé comme simple norme immobile (fonctionnement normal).

Enfin, le quatrième problème, qui découle de cette qualification de la santé comme mouvement de la vie, consiste à définir le dynamisme qui lui est propre. Plongeant ici dans les arcanes des théories de la santé mentale, et en particulier les travaux de Pierre-Henri Castel et de Georges Lantéri-Laura, François soulève l’hypothèse selon laquelle le mouvement de la vie qui qualifie la santé n’a pas une, mais bien deux directions opposées. La santé, comme invite à le penser la notion étudiée de chronicité, se qualifierait par une « double tendantialité », une « co-dynamicité » (p. 232) qui est composition de forces adverses.   

In fine, si François rejoint finalement nombre de thèses avancées par Canguilhem, son essai est loin d’être un simple commentaire ou une reprise des propos du philosophe-médecin. Bien au contraire. En s’attachant à interroger avec rigueur et application les concepts de santé et de maladie, à l’aune d’une littérature médicale actuelle et au sein d’un dialogue constant entre la tradition anglo-saxonne représentée notamment par Boorse, Nordenfelt ou Engelhardt et la tradition francophone, plus continentale, de Merleau-Ponty, Foucault, Durkheim, Dagognet ou Henri Ey, Arnaud François propose une réflexion philosophique pertinente, éclairante et profondément originale, qui vient confirmer à nouveaux frais philosophiques les hypothèses du « Cang », tout en poursuivant parfois de manière critique ses intuitions. Il comble ainsi, avec habileté, un vide qui commençait à sérieusement peser sur le paysage philosophique français. Alors certes, les deux premières parties sont peut-être plus convaincantes et plus claires que les deux dernières, tant elles mènent à des affirmations théoriques fortes là où la suite de l’ouvrage est une exploration plus sinueuse d’hypothèses parfois complexes. Mais reste que l’ensemble est un essai des plus rafraichissants et des plus stimulants, ayant en outre la grande qualité d’être rédigé d’une plume limpide qui le rend très agréable à lire (ce qui est assez rare lorsqu’on aborde des questions conceptuelles techniques comme le fait l’auteur). Bien au-delà de quelques éléments, ce sont donc les premiers jalons d’une solide philosophie de la santé qu’Arnaud François pose dans ces pages, engageant ainsi le renouveau d’un champ de recherche dont la pertinence est aussi grande que le désintérêt dont il avait pu, jusqu’alors, faire l’objet dans le domaine de la philosophie de la médecine en France. 

                                                                    Alexandre Klein.