Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Gallimard, 2012, lu par Bernard Dufour
Par Cyril Morana le 29 mars 2013, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Gallimard, novembre 2012, Bibliothèque des Idées, 420 pages.
Dans la lignée de ses ouvrages essentiels sur Rousseau et Montaigne J. Starobinski publie le livre qu’on attendait qui regroupe et présente en cinq parties dix-neuf articles parus entre 1970 et 2011. Fidèle à sa méthode critique qui suppose que « Toutes les entreprises de Diderot révèlent leur unité profonde» son approche repose sur deux « principes », extériorisation et hybridation, et une figure, le chiasme, qui mêlent nature et culture —comme le suggère le terme de « ramage » que le Neveu applique à son parler— dans une œuvre qui va renouveler le sens de la fiction.
Une première partie intitulée : « Dispositifs de la parole » nous présente un Diderot apte à emprunter tout langage, fasciné par la parole des autres qu’il ne cesse de reprendre et de diffuser, lui transférant l’autorité d’un discours paternel rejeté, mais qu’il finira par faire sienne en lui donnant une voix inimitable qui sera celle de tous . Le Grand Livre de l’Encyclopédie manifeste bien ce besoin d’extérioriser, d’objectiver tous les savoirs, d’un homme qui « en veut à tout mystère ». L’ordre alphabétique, la diversité et la rigueur des définitions, la volonté d’instruire et de provoquer font de cette ramification de mots l’allégorie non d’un système des idées mais des routes de l’esprit, où les racines métaphysiques de l’arbre seraient remplacées par les sensations et la réflexion. Livre de l’homme reposant sur un évolutionnisme matérialiste il conserve néanmoins une structure théocentrique et la conception cumulative d’un savoir qui redouble et prolonge la chaîne des êtres vivants en décrivant une nature « employée ».
Le Neveu de Rameau, dans une grande seconde partie, porte le principe d’extériorisation à son comble. Le Neveu divulgue, exhibe, mime, révèle sans retenue ni pudeur les secrets des uns et des autres, et le philosophe lui-même, peu soucieux de l’unité de son « je », poursuit ses propres pensées comme des « catins ». Formidable acteur, le Neveu déchaîne le rire en jouant tous les rôles de la société corrompue et hypocrite qui l’a chassé et dont il se venge en l’obligeant à reconnaître son abjection, jetant au passage le ridicule sur les gens de lettres ennemis de Diderot. C’est à sa manière un original qui révèle à chacun sa vérité et n’épargne pas le philosophe-Moi . Cependant, ayant eu « une fois le sens commun », il est le complice de l’entreprise satirique de Diderot et son talent, comme le notera Hegel, arrache tous les masques d’un monde dépourvu d’être.
Pourtant le philosophe est « partagé entre le rire et les larmes » et nous dit qu’il « n’estime pas ces originaux-là » qui sont « sans modèle ». Le Neveu est de fait un hybride inquiétant, un personnage « chiasmatique » qui est « toujours le même » parce qu’ il diffère sans cesse de soi en renversant et dévaluant tous les codes. Il regrette sans pudeur les avantages du parasitisme et de l’hypocrisie qu’il dénonce, et ne craint pas de faire l’éloge des vices les plus horribles imitant avec jubilation la « vile pantomime », la comédie universelle dont n’est pas dispensé le philosophe. Un chapitre nous montre que c’est un « faux cynique », loin du naturalisme radical de Diogène dont il n’a conservé que l’effronterie. Mais cela est vrai de Diderot lui-même qui ne croit plus possible l’audace insolente à l’égard des grands et qui , dans la Réfutation d’Helvétius s’est rapproché du Mondain en acceptant le « vice raffiné ». Il sait pourtant que Diogène a un successeur en ce siècle : l’ami perdu, Jean-jacques, souvent en arrière-plan.
Mais l’intérêt du « persiflage » du Neveu de Rameau, nous dit Starobinski, est justement, avec Est-il bon ? Est-il méchant ? de « démoraliser » le théâtre de Diderot, un « théâtre des accents » qui refusait la rhétorique de la tirade et de l’écrit pour s’appuyer sur la parole vive, le « cri de la nature », le langage du corps, en ayant recours à des pantomimes, des tableaux muets et émouvants. Diderot s’est rendu compte de la pauvreté de ce langage de la pure nature mais aussi de sa soumission à une rhétorique seconde, celle des conditions sociales. Il se tourne dès lors vers un théâtre de l’ironie réflexive qui suspend le jugement, redonnant à tous les masques une légitimité, où « l’auteur », comme Surmont, apparaît ex machina, où le discours sur la fiction devient lui-même fiction. L’hypocrisie « paradoxale » du théâre reste cependant vertueuse car son exagération consciente et maîtrisée impose des masques qui, étant ridicules pour la société, deviennent inutilisables.
Dans le Rêve de d’Alembert, que Starobinski aborde en troisième partie, l’hybridation entre le philosophe et le géomètre mêle les tons et les styles d’une parole libre avec l’affirmation d’un déterminisme vitaliste universel. Mais de façon peu convaincante. Prisonnier de la « chimère » d’un savoir où l’acte de connaissance ne fait qu’un avec l’expansion de la vie Diderot croit en effet avec son siècle que l’élan de la parole coïncide avec la nécessité naturelle. Sa démonstation oratoire prétend expliquer la présence sensorielle et singulière du célèbre mathématicien endormi _ qui lui tient lieu de preuve expérimentale _ par un matérialisme dynamique. Homme de théâtre, Diderot confond « montrer » et « démontrer », et l’ oeuvre achève la tradition des dialogues sur la science. Pire : la possibilité d’un roman de d’Alembert enfant « naturel » est « sabotée » , justement parce qu’un roman aurait exprimé une rebellion singulière contre les déterminismes sociaux.
Jacques le fataliste et son Maître est au contraire un chef-d’œuvre. La représentation fictionnelle d’un sempiternel débat y montre en effet que le fatalisme _ placé ici par Jacques sous l’autorité de Spinoza _ qui est dans l’erreur lorsqu’il traite notre vie comme un ensemble de phénomènes et confond sa nécessité avec celle du déterminisme, trouve tout son sens dans nos récits. Le roman semble d’abord subordonner Jacques à son capitaine, Jacques à son maître, le lecteur au narrateur selon un enchaînement du dire au dit ( « Jacques disait à son maître que son capitaine lui avait dit.. »), et, de manière générale, lier tout ce qui arrive à « ce qui est écrit là-haut ». Or Jacques ne prend pas vraiment au sérieux sa « démonstration ». La profession de foi de son capitaine s’avère en cours de route n’être aucunement incompatible avec son sentiment de liberté et devient, au contraire d’un sophisme paresseux, une attitude permettant d’assumer qui il est. Après s’être fait lui-même marionnettiste du destin en faisant tomber son maître de cheval, Jacques avoue ne plus très bien savoir si sa thèse n’est pas un élément parmi d’autres de son désir de vivre, au même titre que sa gourde , sa « Pythie portative ». Le fatalisme ne démontre que notre inconséquence, notre incapacité à lier volonté et action ou le choix de remettre notre responsabilité à plus fort, et les mêmes raisons nous font appeler « hasard » des répétitions très déterminantes.
Or le roman redouble lui-même ce point de vue. Le premier chaînon de la « gourmette » étant laissé à notre arbitraire puisque l’accès en temps réel à l’entendement divin nous est interdit nous ne commençons jamais qu’ «in medias res » . Ce qui est écrit là-haut n’est qu’un Mot, une fiction, et le Grand Rouleau le livre de nos actions. Et même un livre qui se commente lui-même, une allégorie au sens propre, car il n’est pas sûr que « chaque balle » soit vraiment précédée par « son billet ». Le texte du destin n’a peut-être avec le récit de nos actes que l’ écart différentiel qui note leur simple enregistrement dans l’irrévocable. Ne pourrions-nous y voir à l’inverse, par une sorte de chiasme, la duplication du récit que nous en faisons, une réminiscence, l’acte de mémoire de ce que nous croyions ignorer que nous effectuons forcément sur le mode de l’accompli ? On comprend alors la multiplicité des récits qui interrompent l’intrigue principale du roman et les invitations du narrateur au lecteur à suppléer les lacunes des manuscrits qu’il est supposé retranscrire : les digressions sont en fait autant de commencements possibles. Jacques le Fataliste, fiction d’une fiction qui s’avoue elle-même un plagiat partiel de Sterne, est une démonstration qui en appelle à la liberté du lecteur de se faire sujet de lui-même entre deux points qu’il aura choisis dans le tissu virtuellement infini de sa mémoire, ensemble de ses sensations passées. « On lit par intermittences et en diagonale » dit Starobinski. Il n’est besoin que d’un narrateur et d’un écouteur-lecteur susceptibles d’inverser chiasmatiquement leurs rôles comme feront maître et serviteur. La narration, troisième représentation, en figurant pour un autre le destin de chacun lui donne sens car en le racontant il le continue. L’action du récit inverse la fatalité. Son fatalisme donne ainsi à Jacques, qui sait bien que bonheurs et malheurs sont indissociables, l’occasion d’envoyer au « diable » l’aubergiste qui est à l’origine de ses misères.
La cinquième partie, consacrée à l’esthétique, rend d’emblée hommage à l’inventeur de la critique d’art comme genre littéraire que Starobinski rapproche du souci de vérité par la fiction et de la critique politique. Il souligne dans ses Salons son talent d’improvisation et de composition, ses descriptions précises, son ouverture tant à la peinture d’histoire que de genre, son goût de l’excès et son plaisir devant toute représentation véridique de la vie. Il atténue le reproche habituel de moralisme : c’est l’intensité d’émotion qui intéresse d’abord Diderot et le « chiasme » par lequel le génie nous donne à voir la nature dans l’art et l’œuvre d’art dans la nature. Pourtant, malgré son désir que le beau manifeste « quelque chose d’énorme.. », qui le rend indulgent pour les sujets criminels de la peinture antique, il se montre attaché aux figures familiales de la peinture de Greuze et d’une sévérité vertueuse à l’égard de Boucher dont le maniérisme lui paraît un éloge vicieux du maquillage.
Malheureusement , le croisement du philosophe et de l’enthousiaste, le désir de tout manifester en faisant rivaliser l’écrit avec l’image conduisent Diderot à une « critique de substitution » . Son étude du Carésus et Callirhoé de Fragonard, au lieu de l’analyse du tableau qu’il a sous les yeux, et alors qu’il sait parfaitement rendre sensibles les nuances et les jeux de lumière, nous livre une narration qui inscrit le « moment » du tableau dans une histoire appuyée sur ses lectures de Platon et de Pausanias. Le peintre est pour Diderot un acteur qui interprète un texte préexistant que reconstitue l’imagination du critique. Le dernier chapitre, intitulé : « Le moulin sur le torrent », appuyé sur l’explication serrée d’une page des Essais sur la peinture, est encore plus sévère. Comme dans l’étrange « trinité » que célèbre le Neveu , la jouissance esthétique n’arrive qu’en dernier étant trop souvent chez l’Encyclopédiste une modalité du savoir, qui justifie d’ailleurs son propre soupçon que la philosophie des Lumières ait affadi le goût. Le plaisir d’un tableau vient pour Diderot des « idées accessoires » qui lui font aimer la présence d’un berger, ou, mieux, d’un philosophe méditant dans un paysage de solitude. « Le regard s’affecte d’émotion en restant sous l’autorité du vrai ». Plus grave encore, c’est son utilité qui rend la nature émouvante comme « nature employée ». Non seulement la sublimité des montagnes et le silence des forêts demeurent les signes d’une harmonie mais, bien que convaincu de l’ambiguïté du progrès, Diderot ne peut voir un torrent ou un arbre sans penser à une « machine » ou à un futur mât. D’où les regrets de Starobinski devant une rêverie si tôt « emportée par le raisonnement et l’élan imaginatif » et une critique d’art qui « technicise insidieusement la nature et naturalise la technique ».
Ce sont là les directions principales d’un livre très riche qui nous donne de Diderot une vision contrastée en utilisant la totalité de l’œuvre mais en s’appuyant souvent de façon précise et brillante sur la lettre des grands textes.
Bernard Dufour