Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012, lu par Julien Méresse

Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Fayard, 2012.

L’ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie vise à comprendre la place de l’idéologie néolibérale dans le système de pensée de Michel Foucault. Ce dernier ne devient pas libéral à la fin de sa vie, comme certaines thèses ont pu le soutenir ; il utilise l’arsenal théorique de l’idéologie néolibérale pour penser à nouveaux frais l’émancipation sociale.

 

This essay written by Geoffroy de Lagasnerie assesses the importance of Neo-liberalism in Michel Foucault’s late philosophy.  Based on a thorough study of Foucault’s lectures entitled Birth of Biopolitics, the book shows how Foucault resorts to neoliberal concepts and ideas (strong private property rights, free market, free trade, minimal state) in order to advocate individual and social diversity and emancipation. While it is often disregarded or caricaturised, Foucault interprets Neo-liberalism as a major political philosophy, which is related to his own methodology and theory .

 

 

Il ne s’agit pas d’écarter le néolibéralisme au nom de l’égoïsme et de la mise en danger du tissu social, comme le font les critiques simplistes. Il faut donner crédit aux penseurs néolibéraux pour comprendre – et pour utiliser à d’autres fins – leurs avancées théoriques.

À partir du cours de Foucault Naissance de la biopolitique, Geoffroy de Lagasnerie démontre que l’approche foucaldienne saisit l’enjeu du néolibéralisme dans l’histoire des idées : toute mesure visant à réguler le marché est totalitaire. Le néolibéralisme est alors l’adversaire de toutes les formes de communisme ou de socialisme, vues comme des idéologies qui portent atteinte à la liberté des individus. Geoffroy de Lagasnerie démontre alors que « compréhension » ne signifie pas « conversion » : il faut comprendre la démarche foucaldienne d’appropriation conceptuelle du néolibéralisme comme une expérience de dépaysement au cours de laquelle Foucault éprouve la possibilité de penser autrement. Or, les critiques habituelles du néo-libéralisme sont confuses, car elles ne dégagent pas la spécificité de ce qu’elles attaquent. Le début de l’ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie consiste à expliquer le retournement méthodologique foucaldien.

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage décrivent la conception foucaldienne du néolibéralisme. Ce courant n’est pas une idéologie de la conservation, mais de la transformation. Les néolibéraux veulent transformer la société. Le chapitre 2 passe en revue les piliers théoriques de cette idéologie transformatrice : la marchandisation de la société, la concurrence et le contrat comme fondement des relations humaines. Le néolibéralisme se présente comme une idéologie où triomphe le marché omniprésent. L’auteur démontre dans le chapitre 3 que Foucault quitte le réflexe de critique simpliste du marché pour produire une réflexion sur les raisons de la valorisation du marché dans l’optique néolibérale. Le marché apparaît comme la forme d’organisation la plus efficiente. Les autres approches économiques (comme le communisme) ne sont pas efficaces parce qu’elles sont idéologiques. Or le néolibéralisme cherche à se justifier scientifiquement.

Le néolibéralisme fait subir des transformations à un certain nombre de concepts. Dans ce système de pensée où le concept de liberté est essentiel, il s’agit de défendre la souveraineté de chaque individu sur son corps et sur sa propriété. Foucault va cependant plus loin : le concept de « pluralité » est fondamental. Les chapitres 4 et 5 démontrent que le néolibéralisme a pour véritable ennemi tout type de monisme dans la sphère sociale. La société est par essence hétérogène et toute pensée du « commun » ou du « collectif » est dangereuse. On comprend alors les critiques des néolibéraux envers toute approche moniste de la société, y compris les approches issues des Lumières. La société comme corps, qu’on la conçoive de manière rousseauiste, kantienne ou rawlsienne, suppose à un moment ou à un autre une unanimité, unanimité impossible dans la société essentiellement plurielle des néolibéraux. Plutôt que de fonder la société, il faut donc la défaire et faire droit aux concepts de pluralité et de diversité, comme l’indique le chapitre 6. Les néolibéraux vont donc se recommander des Anti-Lumières en remettant en question l’idée de « nature humaine universelle » et en défendant la diversité comme terreau de la liberté.

C’est ce que retient Foucault, lecteur de Hayek (dans les chapitres 7, 8 et 9). Tous les discours monistes sont totalitaires puisqu’ils sont orientés par le « bien public » ou la « volonté générale » qui ne sont que des expressions de pulsions d’ordre et de contrôle. En refusant le monisme dans la pensée politique, on se prémunit contre toute tentative liberticide. Deux acquis théoriques se dessinent dans l’optique néolibérale. Le premier réside dans le refus de toute vision totalisante du monde social, ce qui entraîne un refus de toute transcendance et l’obligation de penser le domaine social sur un pur « plan d’immanence », le second engage un scepticisme fondateur : « la société n’existe pas ». Cette phrase est le fondement du néolibéralisme comme défense de l’individualité. Mais elle est aussi, et c’est un point remarquable dans le travail de Geoffroy de Lagasnerie, un pilier du système foucaldien. Foucault ne veut pas unifier la société puisqu’il veut penser la singularité des combats et des batailles sectorielles : le pouvoir est partout, de façon diffuse, et il convient de penser les résistances sous des formes singularisées. Cela ne signifie pas une conversion de Foucault au néolibéralisme, mais cela indique un point commun méthodologique important, à savoir l’attention à la multiplicité des faits qui se déploient dans le monde social. On comprend alors pourquoi se construit, dans ces deux optiques, une critique de l’intellectuel universel qui penserait des valeurs collectives prises dans un universel transcendant ou dans le « sens de l’Histoire ». Foucault rompt avec cela pour saisir les luttes politiques dans leur singularité.

Cela passe alors pour Foucault par une modification de notre appréhension spontanée du néolibéralisme : il faut reconnaître à ce courant de pensée une dimension émancipatrice. Les néolibéraux ont une « phobie d’État » c’est-à-dire qu’ils remettent en question la possibilité même de l’État. On a alors un nouveau point de convergence entre le néolibéralisme et la pensée foucaldienne exposé dans le chapitre 10 : nous sommes en présence de deux formes critiques comme « art de ne pas être gouverné ».

La charge antiétatiste à l’œuvre dans le néolibéralisme permet une déconstruction de la croyance dans l’Etat et de la philosophie politique fondée sur l’obéissance. Ce point qui intéresse particulièrement Foucault est analysé au chapitre 11. Foucault critique la philosophie des Lumières qui ne vise pas l’émancipation de l’individu, mais cherche à légitimer l’État, voire la raison d’État. C’est pourquoi le sujet politique doit être assujetti : le système défendu par les Lumières (système volonté-loi) fonctionne comme un principe assujettissant puisqu’elle ne permet pas la résistance des individus. La logique argumentative serrée de Geoffrey de Lagasnerie lui permet alors d’apporter une lumière nouvelle au débat très connu entre Foucault et Chomsky. Le débat se pose pour Foucault avec un arrière-fond théorique élucidé par l’ouvrage : comment penser une résistance à la violence de l’État ? Ce problème, enjeu du chapitre 12, s’articule avec le chapitre 13 puisque celui-ci explique comment sortir du « discours de l’État ». Geoffroy de Lagasnerie explique alors le renversement théorique foucaldien : il ne faut pas se placer du côté des gouvernants, mais du côté des gouvernés. Pour Foucault, la grande avancée théorique du libéralisme réside dans un utilitarisme bénéfique : en laissant faire le marché, un coup d’État s’accomplit puisqu’on a une disqualification du souverain. Par conséquent, l’homo oeconomicus, dans sa sphère égoïste et immanente, est ingouvernable. Par revers, Foucault a la confirmation que le pouvoir politique fonctionne à l’obéissance et à la résignation.

Le dernier chapitre ouvre une réflexion pertinente sur le néolibéralisme qui accomplit une révolution épistémologique, à savoir l’impérialisme de l’économie en sciences sociales. Par une étude de la figure du criminel, Foucault reconnaît au néolibéralisme une pertinence pour dépsychologiser tout discours théorique, mais aussi pour combattre - tel est le point important pour l’auteur de Surveiller et punir -le paradigme disciplinaire. La thèse de l’ouvrage de  Geoffroy de Lagasnerie prend alors tout son sens : la lecture foucaldienne des néolibéraux nous prouve que nos sociétés sont disciplinaires. Le néolibéralisme révèle en creux tous les dangers de la société disciplinaire et n’est donc pas étudié pour lui-même. Foucault se sert des armes conceptuelles constituées par le néolibéralisme pour renouveler sa critique de la société disciplinaire. La démonstration originale et convaincante de Geoffroy de Lagasnerie permet de comprendre finement la démarche de celui qu’on a appelé le « dernier Foucault ».

Julien Méresse