Sabine Prokhoris, Déraison des raisons, PUF 2018, lu par Nassim El Kabli

Sabine Prokhoris, Déraison des raisons, les juges face aux nouvelles familles, PUF, 2018 (256 pages). Lu par Nassim El Kabli.

Hegel voyait dans l’histoire le travail souterrain d’une « ruse de la Raison », cette dernière utilisant les passions humaines qu’elle manipule en sous-main pour réaliser l’Idée universelle. Dans son dernier livre, Déraison des raisons, les juges face aux nouvelles familles, Sabine Prokhoris démasque ce qu’on pourrait appeler une ruse de la déraison. Cette déraison œuvrerait au sein même des raisonnements, des « motivations » ou « attendus », par lesquels les juges justifient leurs décisions ; le corps judiciaire serait en cela complice des « experts » en droit et en psychologie, eux-mêmes dépendants, plus ou moins consciemment, de discours moraux et religieux fondés sur une conception dépassée de la nature.

 
 
Cette déraison peut être repérée par cinq traits, dénoncés par Sabine Prokhoris avec un humour assez corrosif :

1) le caractère passionné des réactions que suscitent les nouvelles formes de famille et les nouvelles techniques d’assistance à la procréation ;

2) le caractère à ses yeux irrationnel de certains discours des « experts » ;

3) le mépris de l’histoire et de la complexité du réel au nom d’un ordre prétendument naturel, en réalité idéel et fantasmé ;

4) le mépris des vies réelles de celles et ceux dont les parcours ne se règlent pas sur la norme usuelle, notamment des enfants nés par une PMA jugée « illégitime » ou par GPA ;

5) enfin, le mépris des vies possibles qui pourraient émerger et enrichir le réel, si ce dernier n’était pas verrouillé par une idéologie réactionnaire cherchant à imposer son modèle.

 

Avant de préciser les lignes de force de ce livre, il faut s’arrêter sur le sous-titre « les juges face aux nouvelles familles ». Ce sous-titre convient particulièrement bien à la deuxième partie du livre, dans laquelle sont analysés cinq exemples différents de motivations judiciaires, cinq cas où des magistrats ont eu à statuer sur des situations concrètes, singulières et parfois embrouillées, cinq situations où les juges se sont trouvés, au sens strict et au sens physique, face à ces nouvelles familles. Mais ces nouvelles familles se sont trouvées, elles aussi, face à ces juges. Et il va sans dire que dans ce face à face, le rapport de force ne saurait être symétrique. Les vies de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, de ces familles, dépendent des décisions prises par les magistrats, l’inverse n’étant naturellement pas vrai.

 

Le livre se structure en deux grands moments, et comporte également deux paratextes (en prenant ce mot lato sensu) : une préface incisive d’Elisabeth Badinter, qui dénonce les craintes infondées qu’éveillent les questions de société relatives à la procréation, et une série de 23 illustrations de Florence Cestac, qui enrichissent notre lecture et « aiguisent notre sens critique » (p. 12).

Le premier moment du livre est consacré à l’analyse de la Doctrine, à l’ensemble des idées développées par des juristes ou des universitaires. Cette analyse met l’accent sur l’étroite accointance entre la Doctrine et les discours religieux, et en particulier le discours de la doctrine sociale de l’Eglise catholique.

Le deuxième moment est constitué par l’étude et l’analyse minutieuse des cinq cas déjà évoqués. Ces cas illustrent cinq parcours de vie différents ; cinq parcours où se donnent à voir et à penser la variété et la complexité des normes juridiques et du droit positif à l’échelle internationale, puisqu’ils nous font voyager au Canada, aux États-Unis ou encore en Ukraine. Ce regard international et comparatiste contribue à affaiblir la croyance accordée à un ordre naturel qui serait universel et immuable.

Les questions traitées traversent plusieurs champs : la biologie, le droit, la philosophie, la psychanalyse (cette dernière étant tout particulièrement mobilisée dans l’examen du quatrième cas), et aussi l’économie, sur laquelle le livre est moins disert.

Mais cette complexité de questions passablement enchevêtrées est commandée par la complexité du réel. Cette complexité requiert un travail sérieux d’« abstraction », qui épouse le mouvement de l’histoire et de ses inévitables transformations. Travail d’abstraction qui est aux antipodes de cette pensée « idéelle », de cet impensé où on plaque « des représentations toutes faites : des “essences” censées précéder et mouler correctement le réel » (p. 79).

Déraison des raisons se présente comme une analyse critique des discours idéologiques qui saturent les débats publics et qui contaminent les représentations de certains magistrats (de certains, non de tous). Au lieu de prendre leurs décisions « au nom du peuple français » comme le veut la Constitution, certains juges parlent au nom d’un Ordre moral et Symbolique qui se fonde sur une conception naturaliste coupée de toute prise en compte de l’histoire. Plus largement, le livre s’en prend à un groupe hétéroclite d’experts (des juristes, des psy, des « catho-psy »,  cette vigoureuse expression revient à plusieurs reprises). Ce groupe est professionnellement hétéroclite, mais tous ses représentants ont pour trait commun d’une part un objet (l’Ordre, c’est-à-dire « la norme familiale dans son rapport à “l’identité” sexuée/sexuelle et aux rôles traditionnels des “père” et “mère” », p. 6), et d’autre part une démarche : tordre la raison et la logique. Telle est la thèse du livre, dont Sabine Prokhoris assume la radicalité.

Il s’agit pour ces magistrats, experts, psy ou « catho-psy », de prescrire le bon modèle, donc de nier la multiplicité des formes d’alliance et de parentalité qui n’en existent pas moins dans la réalité d’aujourd’hui. Curieux paradoxe : le droit, qui a pourtant pour fonction de structurer et d’organiser le corps social dans toute sa complexité ne fait, dans certaines situations, que nier et dénier le réel. Il oublie alors, ou feint d’oublier, que les normes juridiques sont historiquement constituées et qu’elles sont vouées à évoluer au gré des mutations qui affectent inévitablement le corps social comme les formes de vie (p. 82 et 83). Cet ordre normatif sclérosé a de lourds effets politiques et sociaux, et freine l’évolution des droits et de l’égalité, en particulier ceux des femmes.

Cet ordre, prétendument universel et naturel, se fonde en ultime instance sur une essentialisation de la différence-des-sexes, expression que Sabine Prokhoris a pris l’habitude d’écrire en un seul mot (voir son livre Le sexe prescrit, la différence sexuelle en question, Champs Flammarion, 2002). En faisant de la différence-des-sexes une différence ontologique indéboulonnable, l’ordre moral et purement a priori ne cherche qu’à prescrire au genre sexué le bon comportement, la bonne manière d’être et de vivre.

Parmi ces formes d’essentialisation prescriptive et restrictive, la maternité occupe une place paradigmatique. Cette place tiendrait beaucoup, dans la France catholique, à la figure de la Vierge Marie (p. 31-32). Objet de toutes les représentations les plus sacralisées, la « sacro-sainte maternité » renvoie à la mère, « la vraie mère », à sa condition naturelle et, pour ainsi dire, divine. L’enfant qu’elle porte apparait alors tout autant être le sien que celui de Dieu. On peut ici signaler l’amusante et provocante illustration de Florence Cestac, p. 139, où la Vierge Marie est représentée sous la figure bien inattendue d’une mère porteuse par PDA (procréation divinement assistée).

Cette négation et dénégation du réel se manifeste également par un usage abusif et illégitime de la loi pour refuser à des individus, des enfants et des adultes, des couples et des familles, la reconnaissance pleine et entière de leurs droits.

Le livre met particulièrement en évidence deux concepts : d’une part, « le droit à l’enfant », concept vide et dépourvu de toute consistance, et, d’autre part, « l’intérêt supérieur de l’enfant », concept sérieux mais dévoyé dans son usage. Sabine Prokhoris soutient que « l’intérêt de l’enfant » ne vaut que pour autant qu’il s’agit d’enfants relevant du schéma traditionnel. En fait d’intérêt supérieur de l’enfant, il s’agit plutôt de défendre « l’intérêt supérieur de l’ordre procréatif ».

Ces analyses ont des conséquences sérieuses :  « Tout se passe comme si l’intérêt supérieur de l’enfant s’appliquait à une essence supposée de l’enfant, et non pas à un enfant réellement venu au monde dans une configuration familiale singulière » (on peut ainsi résumer la p. 81, un des lieux décisifs du livre).

C’est sur cette base que s’appuient les demandes de prohibition de toutes les formes d’assistance médicale à la procréation comme les attentes de reconnaissance juridique de la filiation (voir notamment p. 40). Cela concerne donc la PMA pour les couples de femmes ou pour les célibataires, le refus d’accorder l’adoption d’un enfant par le parent d’intention dans les situations de couple homosexuel, ou encore le rejet de toute GPA, que ce soit pour les couples hétérosexuels ou homosexuels. Le cas de la GPA est particulier en ce qu’il donne lieu à tous les scenarii apocalyptiques, et en ce qu’il constitue « la pierre d’achoppement » de toutes les crispations (p. 99).

La ruse de la déraison, on l’a compris, consiste donc à imposer un ordre prescriptif idéel dont la nature serait le socle, et où les vies humaines et familiales doivent se conformer à un unique modèle. Et derrière la nature, souvent, se cache Dieu.

 

La déraison, obsédée par ses préjugés et ses croyances, substitue au travail argumentatif des tours de force idéologiques où le pseudo-savoir scientifique vient nourrir les fantasmes. On peut dénombrer six outils critiques utilisés par Sabine Prokhoris pour dévoiler et exhiber ces « raisons déraisonnables »  (p. 81). Ce sont :

1) la mise en évidence du discours invisible qui sous-tend le discours effectif ;

2) l’analyse de l’inutile complication rhétorique et la tortueuse confusion conceptuelle garantes d’une rationalité purement apparente ;

3) la dénonciation du recours aux arguments d’autorité, aux « grands chercheurs » (p. 90, 95), au name dropping ;

4) la critique de l’usage des majuscules comme procédé de substantialisation ;

5) la dénonciation du fameux argument de la pente glissante ;

6) la dénonciation de l’usage d’une pseudo-heuristique de la peur (ce concept, absent du livre, est emprunté au Principe Responsabilité de Hans Jonas) ; l’évolution des techniques de procréation alimente en effet tous les fantasmes et aboutirait, entre autres, à la marchandisation du corps et la réification des êtres (voir p. 102 en particulier).

Ces outils critiques, notamment le cinquième, ne sont pas sans rappeler au lecteur les brillantes analyses d’Albert Hirschman dans son livre Deux siècles de rhétorique réactionnaire (Fayard, 1991).

La critique sans pitié à laquelle se livre Sabine Prokhoris met en lumière l’absence d’arguments, d’arguments véritables, sur lesquels construire un véritable dialogue, une discussion rationnelle. Loin d’éclairer le débat, les citoyens ou les législateurs, les experts visent en réalité à « faire la Loi aux lois » comme l’écrit avec force la p. 96.

 

Le livre ne s’en tient cependant pas à cette critique implacable, et à certains égards décourageante. Aucun espoir ne serait-il permis ? Si. On peut quitter ce que Sabine Prokhoris appelle, avec drôlerie, l’Absurdistan (p. 222), pour arriver à ce qu’on pourrait appeler le Bonsensistan. Lumière dans les pénombres, la dernière partie du livre a pour titre : « Quand la raison reprend ses droits » (p. 195).

 

La vulgate psy ou catho-psy (voir le dessin p. 34), les motivations alambiquées de certains magistrats ne doivent pas occulter le travail sérieux mené par d’autres magistrats, le corps judiciaire n’est pas tout d’une pièce. C’est ce que souligne le commentaire de la décision judiciaire prononcé dans le cas de la dernière affaire, celle d’un enfant prénommé Boris, né par GPA au Canada (la complexité de ce cas ne permet pas de le résumer ici). Si le droit peut être infiltré par le discours religieux, il laisse aussi place à des interprétations moins dogmatiques et peut même donner lieu à des décisions appuyées sur une « motivation exemplaire » (p.  213).

 

Les discussions ouvertes par la révision des lois bioéthiques est l’occasion d’aborder ces sujets difficiles et fondamentaux. Sabine Prokhoris, conformément à sa méthode philosophique manifestement nourrie par sa pratique clinique de la psychanalyse, nous incite à rompre avec nos régimes d’évidence pour être à l’écoute du réel, plutôt que chercher à toute force à lui imposer un Ordre chimérique : « À travers l’expérience de la psychanalyse, depuis les deux bords du dispositif, j’ai peu à peu découvert que l’on ne travaille vraiment, et que l’on ne peut penser librement qu’à partir de ce que l’on ne sait pas. Jamais à partir de ce que l’on sait (ou imagine savoir) déjà » (p. 222). Contre l’oppression ou « l’adoration des majuscules » qui obstrue le réel (Sabine Prokhoris, « L’adoration des majuscules », in Au-delà du PACS, PUF, 1999), ce livre nous suggère de retrouver la fécondité des formes de vie, au minuscule ; lesquelles ne demandent ni à être adorées ni à être aimées, mais simplement à être reconnues et donc respectées. Cela ne peut se faire qu’en réinventant les normes, et qu’en redonnant aux institutions leur propres rôle qui, comme il est rappelé p. 95, est précisément d’intégrer les anomalies pour créer un nouvel ordre qui fera date, jusqu’à nouvel ordre.

 

Un livre aussi riche, aussi délibérément polémique également, soulève naturellement de très nombreuses questions. On se contentera, pour conclure, d’en évoquer trois.

Qu’est-ce qui, dans les positions conservatrices dénoncées dans le livre, tient à la position éthico-politique personnelle des auteurs et des juges, et qu’est-ce qui tient aux habitus professionels, à l’inertie du raisonnement juridique, à la difficulté de réformer son cadre de pensée ? Les juristes et juges critiqués sont-ils plutôt des militants ou plutôt des esprits routiniers ? Et ne serait-il pas nécessaire d’opérer une différence entre les juristes universitaires et les magistrats (juges ou procureurs) confrontés aux « perturbations » de la réalité ?

Les pourfendeurs de la GPA mettent souvent en avant le concept de dignité humaine : le corps de la femme n’est pas un outil et ne saurait être marchandisé, « l’utérus n’est pas un four à pain » (Sylviane Agacinski). L’avis n° 126 du Conseil Consultatif National d’Éthique (CCNE), en date du 15 juin 2017, s’appuie également sur l’idée de respect de la personne humaine pour justifier la prohibition de la GPA : « En conclusion, le CCNE reste attaché au principe qui justifie la prohibition de la GPA, principe invoqué par le législateur : respect de la personne humaine, refus de l’exploitation de la femme, refus de la réification de l’enfant, indisponibilité du corps humain et de la personne humaine, estimant qu’il ne peut donc y avoir de GPA éthique. Le CCNE souhaite le maintien et le renforcement de sa prohibition, quelles que soient les motivations médicales ou sociétales des demandeurs ».  À l’opposé, un tenant de l’éthique minimale comme Ruwen Ogien critique le concept de dignité humaine qui n’est à ses yeux qu’un simple réceptacle de nos préjugés. Sabine Prokhoris écarte-t-elle, à la manière de Ruwen Ogien, le concept de « dignité humaine » ? Si, comme on peut le supposer, cela n’est pas le cas, quel contenu donne-t-elle à ce concept, aussi indispensable au raisonnement moral que difficile à problématiser ?

Se pose enfin la question de la démocratie, concept souvent évoqué dans le livre, sans que son sens soit suffisamment précisé. Si le parlement français, durant la présente législature, refuse l’extension de la PMA, ce vote sera démocratique au sens où il sera pris par un parlement légitimement élu. La démocratie ne se limite cependant pas à l’élection des parlementaires, au système représentatif et à la délégation de souveraineté que permet l’élection, par ailleurs indispensable ; on peut ici penser à Pierre Rosanvallon et à son idée de « contre-démocratie », contrepoids et contrepoint à la démocratie purement parlementaire. Mais la contre-démocratie n’est pas à sens unique (la Manif pour tous relève aussi de cette faculté qu’a une partie de la population de protester contre certaines décisions du Parlement). Sur ces questions comme sur d’autres, le corps social est divisé, et Déraison des raisons appelle sans doute une prolongation du côté de la théorie politique.

 

Nassim El Kabli