H. D. Thoreau, Sept jours sur le fleuve, Fayard, 2012, lu par Marion Jannot

H. D. Thoreau, Sept jours sur le fleuve, Fayard, 2012. 

Dans cet ouvrage, Henri David Thoreau raconte le périple de sept jours effectué avec son frère, à la fin de l’été 1840, sur la rivière Concord et le fleuve Merrimack

 

 

Thoreau et son frère, disparu deux ans plus tard, souhaitent alors relier leur Concord natal, dans le Massachussets, à la ville éponyme du New Hampshire. Ce voyage fait suite à une expérience amoureuse et affective douloureuse pour les deux frères qui, épris de la même femme, ont tous deux été éconduits par elle. Cette pérégrination, tant physique que spirituelle et philosophique relève également du récit initiatique car l’auteur s’y révèle et semble advenir à lui-même à mesure qu’il pénètre plus profondément dans une nature qu’il ne cesse de sonder. L’œuvre est teintée d’un certain romantisme mais comporte aussi des descriptions plus naturalistes, les réflexions de l’auteur s’élaborant au fil des paysages traversés. Les différentes étapes de son expédition sont pour H.D.Thoreau l’occasion de méditer sur les rapports que les hommes entretiennent avec la nature, mais aussi sur la littérature, la religion, la philosophie ou encore sur les modes de vie indien et puritain. Il s’agit donc d’un vagabondage intellectuel ambitieux et l’on trouve déjà dans cette œuvre les thèmes et le souffle qui animent Walden ou la vie dans les bois, ce qui fera d’ailleurs dire à son biographe, Robert R. Richardson, que « Thoreau était autant l’homme des fleuves que l’homme des bois ».

 

 

  • La rivière Concord  p.9
  • Samedi  p.19
  • Dimanche p.49
  • Lundi p.127
  • Mardi p.191
  • Mercredi p.251
  • Jeudi p.317
  • Vendredi p.355
  • Notes p.419
  • Postface A contre-courant par T. Gilliboeuf p.443

Ce livre, qui a l’apparence d’un simple récit de voyage mais qui n’en est pas un, est constitué de huit parties distinctes. L’auteur, dans un premier chapitre intitulé La rivière Concord, présente de façon lyrique l’histoire et la géographie de la rivière que son frère et lui vont emprunter. Ce sont ensuite les sept journées hebdomadaires – du samedi au vendredi – qui donnent leur titre aux chapitres suivants et constituent la trame rythmique de l’ouvrage. Réduit symboliquement à une semaine, le cycle temporel de l’oeuvre évoque la forme biblique de la genèse. H.D. Thoreau n’a d’ailleurs pas fait que découvrir un monde, celui des abords de la rivière Concord, au cours de sa traversée: il l’a tant observé, ausculté, qu’il l’a en quelque sorte redessiné et ce, non seulement pendant son périple mais pendant toutes les années qui ont précédé la publication de l’oeuvre à compte d’auteur en 1849. 

 

Sept jours sur le fleuve est donc né d’un dialogue constant entre H.D. Thoreau et l’univers dans lequel il s’est immergé mais aussi d’un dialogue entre lui et lui-même au fil des années écoulées. L’œuvre est à la fois une méditation sur la nature, et constitue en ce sens une excursion dans l’univers transcendantaliste, mais elle est aussi un autoportrait de l’auteur en devenir et un questionnement constant sur des aspects essentiels de l’existence humaine. Sont interrogés  les croyances, les valeurs, les normes et les poncifs d’un temps et, à travers eux, le fondement de toute conviction et de toute adhésion immédiate et dogmatique se trouve éprouvé. H.D. Thoreau, infatigable voyageur et penseur en mouvement constant, n’a de cesse de déstabiliser son lecteur en l’arrachant à ses certitudes habituelles. C’est ainsi qu’il met à la question, par le biais de mises en perspectives successives, tout ce qui est alors communément célébré : la civilisation et la liberté civile sont réévaluées à l’aune de l’existence solitaire ou de la vie sauvage ;  les dogmes et les vérités révélées le sont à celle du sentiment intérieur et de la foi ; les connaissances, qu’elles soient historiques, philosophiques ou scientifiques, ne sont pas plus significatives que  l’expérience sensible ; les productions de la pensée occidentale sont mises en relation avec les spiritualités orientales ; le discours rationnel est relativisé par la puissance de la poésie, du mythe ou de la fable ; la beauté naturelle domine les réalités artificielles ;  la quotidienneté, dans sa simplicité et sa banalité, est louée et le travail manuel éclipse l’aura de la réflexion intellectuelle. Mais la pensée critique de Thoreau ne relève pas du manichéisme et les questions qu’il soulève ne l’empêchent pas de librement s’adonner à la philosophie ou à la poésie, de lire avec bonheur les grands poètes antiques ainsi que ses contemporains,  de faire l’éloge de la vérité scientifique, de se pencher avec attention sur les grands textes religieux ou bien encore d’amorcer une réflexion, explicitement développée dans Walden et La désobéissance civile, sur ce qui peut fonder la légitimité de toute communauté politique digne de ce nom.  Sept jours sur le fleuve est donc l’occasion pour son auteur de prendre le recul nécessaire, dans l’espace et dans le temps, à la constitution d’une pensée autonome ayant pour finalité une existence libre et authentiquement vécue.

 

Comme l’explique Thierry Gillyboeuf, traducteur de l’oeuvre, dans sa très belle postface, Sept jours sur le fleuve a longtemps été négligé par les lecteurs et les spécialistes de Thoreau. C’est effectivement une œuvre difficile à saisir. La forme de ce livre est à la fois séduisante et philosophiquement déroutante car il s’agit d’une œuvre hybride, constituée de poèmes, de citations, de descriptions minutieuses et de longs essais qui semblent parfois sans liens évidents entre eux. Ce livre suit donc un parcours sinueux et le lecteur peut-être déstabilisé par un voyage parfois erratique où se mêlent les mouvements du fleuve, d’une pensée et d’un être en devenir. Il s’agit donc aussi, lorsque l’on ouvre ce livre, d’accepter de cheminer au rythme d’une subjectivité forte et singulière ayant laissé libre cours à son intelligence, sa sensibilité et son intuition. L’œuvre résiste parfois à l’analyse conceptuelle et la saisie synthétique par l’esprit, ce qui peut déconcerter. Thoreau écrivait d’ailleurs dans son Journal à propos de cet ouvrage : « c’est un livre hypètre, autrement dit sans toit – ouvert sur l’éther et traversé par lui. » C’est la raison pour laquelle Sept jours sur le fleuve n’est pas qu’un objet de pensée et relève pour le lecteur de l’expérience intérieure.


Marion Jannot