Georges Gastaud, Patriotisme et Internationalisme. Éléments de réflexion marxiste sur la question nationale, lu par Arnaud Rosset
Par Jeanne Szpirglas le 26 février 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Georges Gastaud, Patriotisme et Internationalisme. Éléments de réflexion marxiste sur la question nationale, éditions Comité Internationaliste pour la Solidarité de Classe, 2010, Liévin.
L'ouvrage de Georges Gastaud propose une lecture marxiste et républicaine de la nation au sein de laquelle le patriotisme et l'internationalisme sont redécouverts sous l'angle de leur nécessaire convergence.
In this work, the author shows that proletarian internationalism and republican patriotism not only can, but also must converge. The argument is based on a materialist and dialectical theory of the nation that highlights how the struggle against imperialism requires a true recognition of national differences.
Dans cet ouvrage, Georges Gastaud entend combattre le présupposé actuel selon lequel une position progressiste impliquerait la condamnation du patriotisme. Pour y parvenir, il organise sa réflexion autour d'un imposant argumentaire philosophique et historique orienté par une lecture matérialiste et dialectique de la nation.
L'argumentaire commence par saisir les résultats caricaturaux du débat sur l'identité nationale comme le symptôme d'un imaginaire politique atrophié. Face à ce faux débat révélateur de l'idéologie dominante, l'auteur estime qu'une vision matérialiste et dialectique fournit à l'inverse les moyens conceptuels de parvenir à une autre position. Mais, cette dernière, pour émerger, doit passer par une critique des deux conceptions classiques de l'idée de nation ; à savoir, d'un côté la conception raciale et ethnique qui s'enracine dans un prétendu «droit du sang» et, de l'autre, la conception idéaliste et formaliste qui s'attache au contrat politique passé par les citoyens et à leur choix collectif d'une destinée commune.
En ce qui concerne la première approche, la faiblesse théorique est telle qu'une critique expéditive s'avère légitime. Il suffit à l'auteur de rappeler (en sollicitant au passage Georges Politzer et Maurice Thorez) que la perspective d'une identité nationale fondée sur la notion pseudo-biologique de race relève d'une mémoire collective biaisée, ignorant l'histoire réelle des multiples flux migratoires qui ont façonné les différents États-nations (et notamment la France).
Pour la seconde approche (idéaliste et formaliste), l'affaire est plus complexe. Héritière de Renan et Rousseau, cette tradition dite «républicaine» aujourd'hui défendue par Denis Collin (ici saisi comme interlocuteur privilégié) pense l'idée de nation à partir de l'engagement même des individus dans le projet commun porté par le pacte social. Or, si cette vision contient selon Georges Gastaud une partie récupérable (notamment, en raison de l'importance que son fondateur, Rousseau, accorde à l'égalité matérielle comme condition nécessaire d'un authentique contrat social), son formalisme ne l'enferme pas moins dans des contradictions insolubles:
Tout d'abord, sa tendance subjectiviste finit par nier la réalité même qu'elle prétend fonder, en ramenant l'appartenance nationale au seul sentiment d'appartenance; avec ce saut, la nation devient alors une forme d'«autocréation existentielle» évoluant au gré des affects de ses membres. Or, cette «nationalité Kleenex» ouvre, au choix, sur sa propre dissolution (incarnant potentiellement tout, elle n'incarne plus rien) ou sur l'exclusion préalable de tous les membres bien réels qui ne partageraient pas complètement ledit sentiment d'appartenance.
Ensuite, cette conception est historiquement insoutenable puisqu'elle réduit la naissance de la nation au seul acte par lequel une élite la consacre par un pacte symbolique. Cette réduction nie de ce fait la lente construction subjective du sentiment national et la longue émergence objective des structures nationales, deux processus sans lesquels la prise de conscience tardive d'une identité et d'un projet commun ne pourrait évidemment avoir lieu.
Enfin, dans la pratique, l'idée abstraite d'un « projet national commun » masque mal une alliance inégale au sein de laquelle les compromis de classe sont rarement réciproques. Et, de fait, l'invocation récurrente, en tant de guerre ou de crise, du sentiment patriotique n'aura souvent été qu'une stratégie cynique utilisée par l'oligarchie bourgeoise pour convaincre la classe ouvrière de servir ses intérêts.
Cette critique plurielle de la conception idéaliste et formaliste de la nation amène alors l'auteur à chercher dans la lecture du contrat social rousseauiste l'origine des contradictions évoquées. Ces dernières s'enracineraient dans une réduction du «nous» national à la seule décision d'individus se soumettant à une même «volonté générale». Cette réduction oblitère le caractère objectif de ce «nous», puisqu'elle le ramène à une unité abstraite et anhistorique. Et par ce geste, elle occulte le fait que si l' «âme» de la nation repose dans un contrat passé par ses membres, elle n'existe pourtant pas sans un « corps » préalable qui rend ce contrat possible ; un « corps » constitué de données économiques, historiques, politiques, psychologiques communes sans lesquelles le choix de se soumettre à la «volonté générale» resterait inexplicable. En d'autres termes, le «nous» du pacte symbolique présuppose le «nous» d'une communauté historique qui le précède et le rend possible.
Or, en fondant le concept de nation sur une identité vide ou, du moins, sur une déclaration performative (reposant sur le simple projet commun d'avoir un projet commun...), on s'empêche justement de penser les différences spécifiques entre les nations, ce qui entraine le refoulement du particularisme historique sur lequel chacune d'entre elles repose bel et bien. Et, c'est ensuite ce refoulement qui interdit de questionner l'inconscient nationaliste qui le nourrit parfois. En ce sens, n'est-il pas préférable d'adopter un particularisme assumé, une différence nationale effective et objectivement identifiable, plutôt que de consacrer un universalisme abstrait qui, tout en véhiculant lui aussi ce type de différence, s'interdit de l'interroger ?
Mais comment s'appuyer sur une conception concrète et objective de l'identité nationale sans retomber dans les méandres des visions xénophobes qui ramènent les critères d'appartenance à des données pseudo-scientifiques ? En fondant le concept de nation sur une approche historico-matérialiste, c'est-à-dire sur des «faits économiques, géopolitiques, linguistiques, politiques et socioculturels vérifiables par tous». Cependant, l'auteur précise que cette thèse doit être replacée sous l'angle de la dialectique marxiste pour éviter les confusions. Au sein d'une telle approche, la perspective d'une identité objective ne saurait être réifiée. Il ne s'agit plus d'une substance immuable reposant sur une propriété qui transcenderait tous les membres auxquels elle s'applique (départageant les purs des impurs). De façon plus complexe, il s'agit d'une identité différentielle, fondée sur le lent développement de rapports sociaux singuliers articulés autour d'une certaine «base matérielle, géographique, technico-économique et linguistique»; la langue étant d'ailleurs le médiateur privilégié qui assure le passage d'une unité «préconsciente» de la nation à sa prise de conscience politique. Et ces rapports sociaux originaux sont fondateurs d'une histoire commune objectivement identifiable qui rend compte de l'appartenance factuelle des individus à un même ensemble.
Fort de ce rappel, il est alors possible de montrer que, pour le marxisme, le patriotisme républicain peut et doit être associé à la lutte contre l'impérialisme, faisant du combat national des prolétaires un rempart contre celui-ci. Là où, à l'inverse, une lutte qui mépriserait les spécificités nationales ne parviendrait qu'à se perdre dans un cosmopolitisme abstrait aisément récupérable par les promoteurs du libre-échange. D'ailleurs, précise G. Gastaud, si cette réconciliation des concepts de nation et d'internationalisme peut étonner, c'est par méconnaissance et rejet récent d'une tradition solidement ancrée dans le marxisme (tradition partant du Manifeste de 1848 et passant, entre autres, par les écrits de Lénine). L'idée centrale étant que le phénomène de la nation ne doit absolument pas être méprisé, mais qu'il faut bien plutôt l'assumer d'un point de vue de classe afin de permettre par la suite son dépassement dialectique vers une humanité communiste et pourtant «riche de toutes les différences nationales». En ce sens, le fameux «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes», loin d'être une injonction contraire à l'union de tous les prolétaires, en constitue son corrélat logique, puisque c'est seulement en prenant appui sur des caractéristiques nationales que l'on peut participer à la perspective universelle du socialisme.
Et, comme le montre la fin de l'ouvrage, l'enjeu d'une telle réconciliation dépasse le cadre théorique. Il s'agit, par le biais de cet argumentaire, de repenser le rôle de la reconquête nationale en général, et celui de la France en particulier, au cœur de la lutte socialiste. Ainsi, G. Gastaud espère-t-il redonner toute sa portée à la dimension nationale du combat contre l'impérialisme et dresse pour y parvenir un portrait de la France sous un angle peu commun. Cette dernière serait devenue un «maillon faible» de l'impérialisme mondial; ayant perdu son autonomie économique, sa bourgeoisie se voit condamnée à évacuer l'ancienne idéologie gaulliste au profit d'une soumission désespérée aux pays anglo-saxons. En ce sens, le discours antinational aujourd'hui mis en avant par les élites françaises au nom d'une alliance euro-atlantique, loin d'être le vecteur d'une quelconque vocation cosmopolitique, est bien plutôt une pathétique stratégie de sauvetage des intérêts de la classe dominante impliquant à terme une mise sous tutelle destructrice de la nation. Dans ce contexte, la pire conduite serait donc de nourrir ce discours antinational cyniquement affiché, là où à l'inverse seule une véritable république sociale, souveraine, démocratique, laïque et populaire peut éviter le morcellement du pays au profit des grands monopoles capitalistes.
Que penser en définitive d'un tel tableau et de son association à la relecture évoquée du concept de nation? S'il est possible que certains regrettent la tonalité ouvertement militante de l'ouvrage, il faut reconnaître à l'auteur une grande cohérence au niveau de la structure argumentative. Loin d'être une simple posture, l'orientation marxiste est ici au service d'une approche originale qui a le mérite de surmonter des clivages conceptuels que l'on pouvait croire figés et qui nous fait redécouvrir à la fois l'héritage communiste et la tradition républicaine en mettant en valeur leur convergence trop souvent insoupçonnée. Pour autant, si l'on peut rejoindre les craintes de l'auteur relatives au cloisonnement de l'imaginaire politique contemporain, il reste à savoir si la perspective d'un patriotisme social et populaire peut si aisément se reconstruire en évitant toute tentation xénophobe. Or, sur ce point, l'intéressante esquisse en fin d'ouvrage d'une théorie de la conscience nationale (articulée autour de concepts tels que ceux d' «inconscient», d'«instinct de classe» ou encore d' «hégémonie culturelle») propose des réponses aussi prometteuses qu'inachevées. On ne peut à ce titre que souhaiter une suite qui s'attacherait à mettre en valeur les structures réelles et symboliques par le biais desquelles l'imaginaire des classes dominées peut aujourd'hui, en dépit d'une concurrence économique internationale exacerbée, réussir à se recentrer sur le niveau national sans jamais perdre de vue l'objectif ultime d'une solidarité entre les peuples.
Arnaud Rosset.