L'idée de justice, Amartya Sen, Champs-Flammarion, 2012, lu par Valérie Saint-Genis

L'idée de justice, Amartya Sen, Champs-Flammarion, Paris, 2012, 558p, traduction de Paul Chemla (1ère édition, Penguin Books Ltd, 2009) Lu par Valérie Saint-Genis

Comment réduire les injustices flagrantes? C'est ce qu'Amartya Sen s'efforce de déterminer dans cet ouvrage qui s'inspire de Kenneth et de la théorie du choix social...


Une théorie de la justice, pour Sen, ne doit pas se contenter de définir des dispositifs institutionnels justes sans se préoccuper des sociétés concrètes, mais doit au contraire inclure les moyens de déterminer comment réduire les injustices flagrantes. Il s’éloigne des théories contractualistes défendues par Hobbes, Locke, Rousseau, et plus récemment Rawls, pour s’inspirer de Kenneth et de la théorie du choix social. Cette tradition alternative s’appuie sur une analyse comparative qui prend en compte les modes de vie, les comportements concrets des individus et les interactions sociales, afin de dégager des solutions contre les famines, les inégalités face à la santé et l’éducation ainsi que les inégalités entre les hommes et les femmes. Une simple évolution des lois ne suffit pas, l’amélioration de la justice repose aussi sur l’évolution des mentalités rendue possible par la participation de tous au raisonnement public.

Première partie : Les exigences de la justice

1. Raison et objectivité

Il faut une analyse objective de la justice. La raison doit jouer un rôle fondamental à condition de ne pas réduire le choix rationnel à la prudence et à l’intérêt personnel. L’élaboration d’un cadre public de pensée, afin de permettre des jugements fondés sur la discussion, dont les conclusions sont considérées comme raisonnables par un public raisonnable, constitue la condition de l’objectivité.

2. Rawls et au-delà

Rawls, dans la Théorie de la justice publiée en 1971, conçoit la justice comme équité, c'est-à-dire exigence d’impartialité. Elle repose sur l’idée de « position originelle », situation imaginaire d’égalité dans laquelle les participants ne connaissent ni leur identité ni leurs intérêts. Pour Rawls, chaque personne a un droit égal aux libertés compatibles avec les libertés de tous. Les inégalités sociales et économiques doivent être attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous selon l’égalité des chances et procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.

3. Institutions et personnes

Les institutions font avancer la justice mais n’en sont pas une incarnation. Diverses institutions sont possibles, les mêmes institutions dans des pays de culture différentes peuvent produire des résultats contraires. Seul l’examen des situations sociales permet d’évaluer la justice des dispositifs.

4. Voix et choix social

La théorie du choix social est une méthode défrichée par les mathématiciens du 18ème siècle. Elle aboutit à des résultats pessimistes. La version moderne de Kenneth Arrow montre qu’il n’existe pas de procédure de choix social rationnelle et démocratique capable de satisfaire les préférences individuelles. Pour Sen, il est possible de résoudre ces difficultés en intégrant davantage d’informations.

5. Impartialité et objectivité

Sen montre la nécessité pour la justice d’avoir une portée universelle. Il identifie deux espaces d’impartialité, un espace fermé défendu par Rawls, la procédure de constitution des jugements est interne à une société, un espace ouvert défendu par Smith, qui recourt à des jugements extérieurs au groupe.

6. Impartialité ouverte et fermée

Le « voile de l’ignorance » de Rawls est dénoncé comme « provincialiste ». Les « Positions originelles » ne garantissent pas un examen suffisamment objectif car elles restent tributaires des conventions sociales, morales et sentimentales locales.

Sen préfère le « spectateur impartial » de Smith car l’évaluation de la justice exige le regard des « yeux de l’humanité » pour trois raisons : possibilité de s’identifier aux autres, nos choix et actes ont un impact sur la vie d’autres sociétés, et ce que les autres voient à partir de leur position historique et géographique peut aider à dépasser le local

Deuxième partie : Formes de raisonnement

7. Positions, pertinence et illusions

Toute connaissance et toute observation supposent un point de vue positionnel. Il est objectif si des personnes différentes voient même chose dans la même position. En éthique et politique, la position a du sens, par exemple la place de parents pour comprendre les devoirs à l’égard des enfants. Mais il faut aussi dépasser la position car il devient contraire à l’éthique de favoriser ses enfants contre d’autres enfants. Il faut surmonter les limites positionnelles en tenant compte de la perception des personnes et des données extérieures.

8. La rationalité et les autres

La théorie du choix social définit à mauvais escient la rationalité du choix comme simple maximisation des intérêts personnels. Choisir rationnellement  consiste à fonder un choix sur des raisonnements pouvant être maintenus après examen critique, ce qui implique une pluralité d’options rationnelles. Or plusieurs raisons vont à l’encontre des principes de l’amour de soi : l’empathie, la générosité, l’esprit public. Si la prudence est utile à l’individu, les autres vertus sont utiles à autrui.

9. Pluralité des raisons impartiales

Il faut vérifier ce que les autres ne peuvent rejeter, ce qui est défendable. L’homme adopte un comportement coopératif, il cherche une norme collective pour le bénéfice de tous. Deux voies sont possibles pour mettre à jour cette norme : des contrats issus d’accords dont on peut assurer le respect, et des normes sociales induisant un comportement volontaire. Pour Sen, les obligations ne sont pas toujours rattachées à des contrats mais naissent aussi du pouvoir. Un pouvoir effectif crée une asymétrie et entraine des responsabilités, par exemple de l’homme à l’égard de l’animal, de la mère à l’égard des enfants.

10. Réalisations, conséquences et agence

Il propose de dépasser l’alternative entre conséquentialistes, qui ne tiennent compte que des résultats finaux, et déontologiste, qui ne tiennent compte que des devoirs, en portant attention aux conséquences tout en identifiant des devoirs de manière indépendante. Il faut appréhender des résultats globaux qui se distinguent des résultats finaux, en intégrant les procédures et la nature des agents et des relations afin de prendre en compte la notion de responsabilité.

Troisième partie : Les matériaux de la justice

11. Vies, liberté et capabilités

Les critères économiques ne sont que des moyens en vue d’une fin : aider à construire des vies dignes d’être vécues. Il faut pas seulement tenir compte des richesses, mais aussi de l’organisation de la société en termes de santé publique, nature du système scolaire, cohésion et harmonie sociale. Sen distingue la liberté qui donne plus de possibilités d’œuvrer à nos objectifs et la liberté du processus de choix. La capabilité ne se mesure pas seulement à l’option choisie mais aussi à la procédure du choix.

12. Capabilités et ressources

L’idée de capabilité attribue un rôle à l’aptitude réelle d’une personne à effectuer les activités qu’elle valorise. Il met en évidence quatre difficultés dans la conversion du revenu en modes de vie : hétérogénéité personnelle; diversité des environnements physiques; variété des climats sociaux; différences de perspective relationnelle.

13. Bonheur, bien-être et capabilités

Le calcul utilitarisme fondé sur le bonheur est injuste pour ceux qui souffrent de privations permanentes et qui adaptent leurs désirs à leur condition. En raison de la distinction entre agence et bien-être, et entre liberté et accomplissement, la capabilité d’une personne peut aller à l’encontre de son bien-être quand la liberté d’action contrarie la recherche exclusive du bien-être.

14. Egalité et liberté

L’égalité de liberté l’emporte sur l’égalité de capabilité car la liberté concerne un aspect plus fondamental des vies humaines. La liberté se définit sous trois aspects : capabilité, absence de dépendance et absence d’ingérence. 

Quatrième partie

15. La démocratie comme raisonnement public

Il faut cesser de penser la démocratie du point de vue de l’histoire européenne et américaine, et envisager l’omniprésence de la « vie participative » dans le temps et dans l’espace. La liberté des médias constitue une contribution directe à la liberté d’expression, rend possible l’esprit critique, exerce une fonction protectrice en donnant la parole aux défavorisés et favorise la formation de valeurs indépendantes

16. La pratique de la démocratie

L’absence de démocratie et la censure de la presse, c'est-à-dire l’absence d’un raisonnement public et d’une libre diffusion de l’information, sont les deux causes des grandes famines du 20ème siècle. Les libertés politiques et les droits démocratiques sont constitutifs du développement. La démocratie doit assurer à la fois le pouvoir de la majorité et les droits des minorités. Elle rend possible la formation de valeurs tolérantes

17. Droits humains et impératifs mondiaux

Le succès pratique de l’idée de droits de l’homme contraste avec le scepticisme théorique sur le bien fondé de cette idée. Mais la faiblesse juridique des droits naturels ne retire rien à leur exigence morale. Il est inutile de transformer tout droit en loi dotée d’un pouvoir de coercition, il est plus favorable de faire évoluer les mentalités par le débat public et des campagnes de sensibilisation.

18. La justice et le monde

Ricardo et James Mill sont persuadés que l’Etat n’a pas d’influence sur la souffrance des hommes alors qu’elle doit être prise en compte pour un diagnostic de l’injustice et l’élaboration de l’action publique.

Une théorie de la justice complète peut nous donner un classement incomplet et pourtant consensuel des options entre lesquelles il faut choisir. Une approche de la justice peut être acceptable en théorie et utilisable en pratique sans être capable de cerner les exigences d’une société parfaitement juste. Une théorie de la justice suppose une pratique démocratique mondiale sans Etat mondial. La recherche d’une théorie de la justice est liée à humanité.

L’ouvrage de Sen présente deux avantages. Il propose une approche globale qui renforce les liens des différentes disciplines des sciences humaines et renoue avec une longue tradition philosophique qui aborde la pratique comme la finalité de la théorie. Néanmoins, il convient de s’interroger sur le sens même d’une philosophie de la justice et sur les rapports de la philosophie et du politique. Où s’achève la philosophie, où commence le politique ? La philosophie peut-elle déborder le cadre de la conceptualisation pour travailler à la mise en œuvre de critères permettant d’élaborer des décisions en vue d’éradiquer progressivement les causes de l’injustice ? S’il ne s’agit plus de cerner l’essence ou les fondements de la justice, quelle expertise doit-on attendre de la philosophie ? Que devient la spécificité d’une réflexion philosophique si le débat est ouvert à tous et en quoi se distingue-t-elle des autres formes de réflexion ?

Valérie Saint-Genis