Emmanuel Jaffelin, Eloge de la punition, Plon, 2014 Lu par Aline Beilin
Par Florence Benamou le 26 janvier 2018, 21:06 - Philosophie générale - Lien permanent
Emmanuel Jaffelin, Eloge de la punition, Plon, 2014 Lu par Aline Beilin
Emmanuel Jaffelin est professeur agrégé de philosophie. Il a notamment publié en 2010 un Eloge de la gentillesse, où il défendait la vertu de la gentillesse, une éthique de la « Gente Dame » et « de Gentilhomme », que l'on gagnerait à opposer au cynisme contemporain. Dans l'Apologie de la punition, publiée en 2014 chez Plon, il entend montrer que la punition dans les démocraties post-modernes souffre d'un déficit de sens. L'ouvrage s'ouvre sur le constat que non seulement les sociétés post-modernes punissent mal, mais de surcroît elles ne parviennent pas à penser la punition. Dans un premier moment, E. Jaffelin démontre que la punition est un impensé pénal. La démocratie refuse l'humiliation qui doit accompagner la punition. L'auteur porte un regard très critique sur le système carcéral français, sur la prison qui isole mais ne permet pas de retisser le lien social brisé par la faute. Il met en cause l'autonomie de la sphère du droit, et choisit d'adosser ce dernier à la sphère de la morale, seule condition de la réconciliation après la faute.
E. Jaffelin aborde dans une deuxième partie la question d'un point de vue plus normatif. Que pourrait et devrait être la punition dans nos sociétés ? L'auteur parle davantage de faute que d'infraction, de fautif que de « coupable » Si le droit échoue à oeuvrer à une société plus juste, c'est qu'il n'atteint pas le coeur de la faute, qui relève toujours de la moralité. La punition doit acheminer le fautif vers la réconciliation, vers le pardon. Là où les partisans du formalisme juridique isolent le droit et la morale, et pensent le droit comme s'auto-suffisant, il faut déplacer la question de la politique vers la morale. Penser la punition implique donc de refuser une approche purement juridique de ses enjeux et de son sens.
La première partie de l'Apologie de la punition a pour titre « l'impensé pénal ». E. Jaffelin y affirme l'incapacité du droit à questionner le sens de la punition, incapacité qu'il nomme ici « paresse pénale » et qui fait l'objet d'une première sous-partie. Le droit part de la norme et non de l'observation comme en science : ainsi c'est le fait de réprimer qui dit la gravité de la faute, et non la gravité de la faute qui fonde la punition. E. Jaffelin met à nu le caractère illogique du droit lui-même. La référence à Kelsen et au formalisme juridique lui permet de mettre en cause le primat de la loi sur la punition, qui implique que la faute soit évaluée à l'aune des normes juridiques et non de son aspect matériel et psychologique. La judiciarisation de la punition relève d'un réductionnisme. L'auteur pousse le raisonnement plus avant en affirmant que le droit a été inventé pour traiter de manière technique, réductrice et anti-humaniste le problème de la faute. La modernité a cru que le droit pouvait se saisir des questions morales et les aborder de manière purement technique : « Malgré le génie législatif de la raison démocratique, l'âme humaine n'est réductible ni à des protocoles ni à des procès ». Cette prétention à faire du droit un outil absolu se révèle dans le fait de considérer l'homme comme un pur sujet de droit et non comme un être de chair et de sang. On retrouve là l'accusation de formalisme portée au droit, formalisme qui a aussi contribué à faire du droit non plus un moyen mais une fin en soi. La prison fut longtemps un garde-corps, un lieu où l'on emprisonnait le corps avant de punir le fautif. Avec l'abolition de la peine de mort et « l'assèchement de l'arsenal punitif » la prison serait devenue l'horizon ultime de la sanction, et le critérium de toutes les peines. N'est-ce pas en effet à l'aune de la prison que les peines sont dites « de substitution » ? Or ces peines ne punissent pas : elles ne sont selon l'auteur que des « quasi-peines », « ersatz de pseudo-punition ».
Dans une deuxième sous-partie, l'auteur observe successivement la disparition de la punition au sein de la famille, de l'école, du sport et enfin de la diplomatie.
Ainsi la punition a disparu du champ familial. E.Jaffelin fait référence à un constat que les historiens et les sociologues de la famille ont posé depuis de longues années : l'enfant est devenu plus rare, centre d'une famille plus démocratique, promesse et non plus seulement charge. Or l'enfant devenu individu est du même coup devenu impunissable, « monarque quasi-divin ». La raréfaction de l'enfant, qui permet d'expliquer le changement de paradigme dans la représentation de l'enfant des sociétés post-modernes bien davantage que les prétendus au progrès de l'esprit humain, a conduit à un regrettable effacement de la punition. Citant l'Ecclésiaste, XXX, 8, selon lequel « un cheval mal dressé devient rétif,un enfant laissé à lui-même devient mal élevé», E. Jaffelin souhaite que soit redonnées à la famille – sans toutefois recourir à l'autoritarisme d'hier – une force, une cohérence et une légitimité perdues. En effet, le renoncement à punir est moins le signe d'une sacralisation de l'enfant devenu roi que celui d'une nouvelle forme d'indifférence à son égard, d'une involution de l'espèce.
Dans la famille comme à l'école, l'absence de punition est souvent présentée comme la garantie d'un engagement démocratique et humaniste, d'un progrès. L'auteur voit en réalité dans cet effacement de la punition un « semis invisible de violence ». A l'école on punit en isolant à la récréation ou en excluant l'élève de manière provisoire ou durable : la seule punition possible est l'isolement. Alors même que nos sociétés condamnent la fessée ou la gifle, nous mettons en quarantaine, et cette punition est aussi une punition du corps, mais qui ne dit pas son nom. L'enfant désormais intouchable est au centre d'un système dont le professeur – et avec lui le savoir et l'autorité – seraient relégués à la périphérie.
E. Jaffelin s'intéresse ensuite à la question de la punition dans le sport. Coexistent dans ce domaine deux logiques contradictoires : d'une part la pratique du sport suppose le respect scrupuleux des règles en vigueur, garanti par l'arbitre par le moyen de la punition, et d'autre part le sport échappe presque à la punition en matière de dopage. L'auteur rend compte de ce hiatus en montrant que l'injonction faite aux sportifs d'être spectaculaires est une incitation à recourir au dopage, précisément pour garantir le spectacle promis. Le dopage permet la performance, et la performance garantit le spectacle. C'est pourquoi la pratique illicite n'est punie qu'a posteriori, lorsque le mal est fait et que les investisseurs ont récupéré leur mise.
L'ultime domaine évoqué par E. Jaffelin en matière de punition est la diplomatie. Il n'y a pas de normes de droit international qui permettent de punir les grandes puissances. Ces mêmes puissances s'érigent en puissance légitime pour punir, alors même qu'elles se comportent de manière immorale. Il en va ainsi de la France ou des Etats-Unis. Ceux-ci poursuivent volontiers les Rogue States, les Etats voyous, à l'extérieur de leurs frontières, alors même qu'ils ne ratifient pas les traités internationaux. L'auteur examine les punitions possibles en droit international public, pour conclure que ce dernier est un droit mou qui peine à punir.
Dans une dernière sous-partie, E. Jaffelin évoque deux ultimes obstacles qui en démocratie empêchent de penser la punition de manière claire et distincte : « l'idéologie de la victimité » et l'illisibilité pénale. Les démocraties s'affairent davantage à bâtir un système préventif au profit des victimes – et tout citoyen est une victime en puissance – qu'à construire un système punitif susceptible de réprimer les coupables. La justice instituée sanctifie la victime, personne à protéger, et de facto se soucie moins de la punition du fautif. Etre victime permet de voir son dommage reconnu ; mais la cause de ce dommage est de fait placée hors de nous. La société déresponsabilise en faisant de chaque citoyen une personne à protéger. Quant à l'illisibilité pénale, elle peut être considérée à la fois d'un point de vue quantitatif et qualitatif. Quantitativement l'inflation législative est telle qu'en dépit de l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi la connaissance du droit positif, qui ne relève que très partiellement du sens commun, est en réalité impossible. D'un autre point de vue, qualitatif cette fois, la punition à l'oeuvre dans le domaine administratif, rendue sans procès ni juge, introduit une discontinuité dans le concept même de punition car elles attestent qu'un droit peut s'exercer sans jugement.
Le point de vue de la deuxième partie de l'ouvrage est plus normatif. L'auteur interroge d'abord, dans une sous-partie intitulée « l'herméneutique de la punition », le sens de la punition ; puis il adopte dans les deux dernières sous-parties une perspective plus méthodologique et prospective.
Pour saisir le sens de la punition, E. Jaffelin interroge le motif de la faute et le rapport du citoyen à la norme juridique. Pour ce faire, l'auteur se réfère aux Deux sources de la morale et de la religion, texte où Bergson établit un lien entre l'habitude et l'obligation. L'homme se conduit en être sociable parce qu'il a intériorisé les obligations sous la forme de l'habitude. Le fautif est celui qui refuse de s'inscrire dans ce mécanisme de l'habitude et de l'obligation : il désobéit pour échapper à la pression sociale. Car par delà les lieux de socialisation multiples que sont la famille ou l'école précédemment abordés, c'est bien la société qui pèse de tout son poids sur les individus en terme d'autorité. Mais en réalité se soumettre aisément aux normes sociales nous libère de la pression exercée par la société. Ainsi l'habitude « dépressurise la personne », et la punition peut être conçue comme une « ré-pression » : la société remet le fautif sous pression. Dans la faute se joue le refus d'une habitude qui est la condition de la sociabilité. En ce sens la faute ne se réduit pas à la seule transgression de la norme juridique. Au formalisme juridique dont il a montré l'écueil au début de l'ouvrage, l'auteur oppose le substantialisme moral qui seul permet de penser la signification fondamentale de la punition. En effet, le fautif ne porte pas seulement atteinte à la loi : il porte atteinte à la morale et à l'humanité même, hors de lui et en lui.
Si le fautif attente à son humanité et se manque à lui-même, la fonction de la punition est de lui permettre de comprendre sa faute et d'aller vers la réconciliation. E. Jaffelin rappelle ici l'échec d'une justice instituée qui, loin d'être le dépassement promis de la vengeance familiale, est une vengeance réalisée par la médiation de l’État. Il faut donc punir autrement. L'auteur se réfère à nouveau à Bergson pour distinguer une approche de la punition purement quantitative et une approche qualitative. Il ne s'agit pas de compter la peine mais d'escompter une réconciliation par le pardon. La punition doit acheminer le fautif vers le pardon : La punition s'inscrit donc dans une conception rémissive et non plus punitive.
Mais comment punir ? La question fait l'objet du deuxième moment de la deuxième partie de l'ouvrage. Il importe de bien punir et non de punir mollement : il faut agir dans la perspective du pardon et ne pas refuser la consolation à celui qui a transgressé la loi et qui par là s'est diminué moralement. La réconciliation suppose en amont l'humiliation, que les sociétés démocratiques refusent d'assumer. L'auteur s'inspire donc ici de pratiques culturelles alternatives en terme de punition. Ainsi la justice amérindienne ou la justice restauratrice inspirée des Maori de Nouvelle-Zélande permet d'imaginer une synthèse de l'archaïque et de la technique.
La punition restauratrice constitue un projet de société car elle a pour fin de réparer, de recoudre, de faire passer la société de la vindicte au pardon. C'est l'objet de la dernière sous-partie de l'ouvrage. Dépénalisée et devenue autre par le passage revendiqué vers la déchéance et l'humiliation, la punition peut reconquérir la famille, l'école ou le sport. A l'école il faut rétablir la punition à condition qu'elle soit pédagogique. A titre d'exemple, l'auteur évoque la punition de l'absence de travail par la privation de vacances. L'enfant puni d'une fessée ici renommée « geste d'humeur » sort renforcé de la punition. Dans les deux sphères de la famille et de l'école il s'agit de rétablir l'affect et l'humeur, par l'humiliation : le rabaissement de l'individu est présenté comme nécessaire et par là légitime. Quant au sport, la punition doit permettre le jeu mais ce dernier doit rechercher le sens de l'honneur et viser le dépassement de soi. Tel est le sens de la punition dans une République de la rémission, une Cité du pardon.
Que la prison soit un problème autant qu'une solution, personne n'en doute. Quant au caractère normatif du droit, n'est-ce pas son essence même ? Chacun reconnaîtra qu'il est nécessaire de penser et de repenser sans relâche le sens de l'acte de punir. Mais le fait de brocarder le refus de punir, «l'idéologie de la victimité » ou la déresponsabilisation, nourrit une approche moralisante et nostalgique du droit qui peine à convaincre. Le lecteur est ici comme ramené à un âge pré-moderne du droit. Enfin, si l'on ne peut reprocher à l'auteur le caractère polémique de son propos, en revanche le lecteur souhaiterait que les assertions sur l'affaiblissement de la punition soient davantage fondées. De ce point de vue on lira avec intérêt, en contrepoint, l'ouvrage de Didier Fassin intitulé Punir, une passion contemporaine, sorti en janvier 2017 : à partir du constat que la France, et au-delà la plupart des états de droit, sont entrés depuis trois décennies dans un moment punitif, Didier Fassin interroge le fondement de l'acte de punir, les raisons de la punition et la distribution sociale des peines prononcées.
Aline Beilin