Pascal Charbonnat, Les inégalités économiques et leurs croyances, Editions matériologiques, 2016, lu par Arnaud Rosset

http://materiologiques.com/186-thickbox_default/les-inegalites-economiques-et-leurs-croyances.jpg Pascal Charbonnat, Les inégalités économiques et leurs croyances, Editions matériologiques, Paris, 2016

L'auteur cherche à montrer que le principal obstacle à la lutte contre les inégalités économiques ne réside pas dans des raisons objectives, mais trouve son origine dans un ensemble de croyances contradictoires partagées par tous ceux qui affichent leur volonté de lutter contre l’inégalité sociale tout en restant impuissant à le faire.

The author seeks to show that the main obstacle in the fight against economic inequalities lies not in objective reasons, but originates in a set of contradictory beliefs shared by all those that demonstrate a certain willingness to fight against social inequality while remaining powerless to do so.

Pourquoi les diverses stratégies visant explicitement à faire disparaître les inégalités économiques ont-elles à ce jour échoué ? L’intérêt de l’ouvrage de Pascal Charbonnat est de répondre à cette interrogation en renvoyant dos à dos la résignation fataliste, qui considère les inégalités comme un fait naturel inéluctable, et la position volontariste, dont le cruel contraste entre l’intention d’améliorer les choses et l’incapacité évidente à le faire a pour effet d’attiser toujours plus la frustration de ses défenseurs.

Refusant cette double impasse, l’auteur défend pour sa part la thèse originale suivante : l’impuissance à transformer des inégalités économiques statistiquement confirmées ne tiendrait pas à la présence de raisons objectives (nécessité de la concurrence, rapport de forces défavorable entre dominants et dominés, rareté des ressources, etc.), mais trouverait son origine dans des obstacles mentaux, des « raisons subjectives, idéologiques », à savoir un ensemble de croyances contradictoires partagées par tous ceux qui affichent leur volonté de lutter contre l’inégalité sociale tout en échouant à chaque fois dans leurs entreprises. Pascal Charbonnat considère que cet ensemble de croyances contradictoires forme une idéologie paralysante qu’il nomme, en référence à François Hollande, « idéologie hollandaise », non parce qu’elle serait l’apanage des partisans de l’ancien Président français, mais parce que l’attitude et les discours de ce dernier illustrent de façon emblématique cet écart entre le vœu pieux de réduire les inégalités et l’incapacité à le mettre en œuvre. Loin de se contenter d’une dénonciation sommaire et gratuite, l’auteur articule d’ailleurs son ouvrage autour d’une mise à l’épreuve des croyances élémentaires propres à cette idéologie :

 

La première de ces croyances serait « celle du devoir de certitude politique », c’est-à-dire la conception selon laquelle tout engagement politique visant à transformer le monde doit s’appuyer sur des certitudes préalables. Pascal Charbonnat pointe l’inconsistance de cette posture dogmatique qui prétend savoir ce qu’il faut faire avant même de le faire et refuse par avance toute perspective de tâtonnement empirique. Non seulement une telle rigidité va à l’encontre de la prudence expérimentale qui prévaut dans le travail de la science moderne, mais elle génère de plus un risque de déception à la mesure de son degré initial de certitude. Le désengagement politique des citoyens est donc l’une des conséquences logiques de cette attitude bornée qui interdit par principe toute remise en cause ou réorientation des politiques mises en œuvre. Aussi l’auteur propose-t-il de substituer à cette croyance improductive un programme de recherche « évolutif et testable qui ne craint pas d’intégrer l’inconnu et l’aléa », cela afin de remettre « l’échec, l’erreur et l’essai […] au cœur d’une action visant à transformer le réel » (p. 39).

 

La seconde croyance mise à l’épreuve est celle en l’existence du marché. Alors que cette existence tient lieu d’évidence pour tous ceux qui, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, entendent  le contraindre, le réguler ou à l’inverse le libérer de la tutelle de l’Etat, Pascal Charbonnat propose de son côté une approche résolument nominaliste : le mot « marché » désigne-t-il en définitive autre chose qu’un objet mental ambigu et encombrant ?! Ambigu d’une part, car désignant tour à tour un lieu, des prix, un rapport entre une offre et une demande, des accords entre différents acteurs, etc., le marché se donne comme une abstraction toujours insaisissable, mais suffisamment floue pour servir  tous les usages. Encombrant d’autre part, car loin de constituer un concept permettant de donner lieu à des mesures scientifiques quantifiables et reproductibles, il reste une métaphore obscurcissant l’analyse. Aussi la lutte pour transformer les inégalités économiques implique-t-elle de nous émanciper de cet objet mental.

 

L’analyse se poursuit ensuite sur le terrain des sentiments moraux. La troisième croyance visée est en effet celle en un égoïsme absolu ou, son double inversé, celle en un altruisme absolu. Réfutant à la fois la thèse classique de Mandeville qui consacre l’égoïsme comme moteur de toute contribution sociale et son antithèse qui entend faire reposer la solution aux inégalités sur un système résolument altruiste, Charbonnat déplace pour sa part l’analyse : l’égoïsme et l’altruisme n’existent jamais à l’état pur et comme des fins en soi, mais uniquement comme des moyens relatifs et complémentaires permettant d’orienter les comportements des individus dans le cadre d’une survie  de groupe et d’une reproduction sociale spécifique. En conséquence, il faut abandonner la perspective illusoire de transposer directement les intentions éthiques individuelles sur le plan social et reconnaître au contraire la différence de statut qui les sépare : une société ne peut pas produire d’actes éthiques puisqu’elle n’éprouve pas de sentiments humains. Il est donc vain de chercher à réconcilier a priori et de façon absolue le concept d’intérêt privé avec celui de bien commun : « la vie éthique ne peut être qu’un cheminement individuel en vue d’un bien-être concomitant avec celui des autres, et non un état de justice ou de bien commun qui transcenderait les individus »  (p. 91).

 

L’auteur s’attaque ensuite à la croyance à la vertu des inégalités. Ici encore, il met en valeur les convergences insoupçonnées entre des conceptions prétendument antagonistes. Ainsi que l’on légitime toute hiérarchie sociale comme la traduction spontanée d’une distribution naturellement inégale des aptitudes, qu’on lise les inégalités comme un système compensatoire visant à rétribuer les tâches à la mesure de leur supposé apport à la collectivité, ou que l’on considère les écarts de richesse et de statut comme un « aiguillon du désir » de posséder plus, un émulateur de la compétition économique, dans tous les cas donc, il s’agit toujours au final d’élever le principe des inégalités au rang de moteur social. Or, cette prétention n’est jamais pour l’auteur qu’une façon de masquer notre « dépendance à un système de frustrations infinies ». Un système au sein duquel ceux qui possèdent le moins sont condamnés à l’insatisfaction et à une course effrénée pour obtenir plus, quand ceux qui possèdent déjà toutes les ressources ignorent à quel usage réellement satisfaisant elles pourraient en définitive bien servir (en dehors de leur thésaurisation à seule fin d’éviter le déclassement social et le travail contraint).

  

Enfin, le dernier obstacle mental passé en revue est aussi l’un des plus profondément enracinés dans la tradition philosophique et politique occidentale. Il s’agit de la croyance en une transformation sociale nécessairement douloureuse. Cette perspective d’un travail du négatif, de l’accouchement du nouveau sur la destruction de l’ancien, d’un sacrifice des individus sur l’autel du bien-être collectif, n’est pas seulement un legs du christianisme ou le centre de la dialectique hégélienne et marxienne. Elle constitue surtout le mot d’ordre implicite de toute forme de militantisme qui voit dans la souffrance individuelle un moment nécessaire à l’avènement d’une société meilleure. Or, cette propension à percevoir la lutte pour le progrès économique et politique comme un chemin de croix, en plus d’être une croyance morbide, se révèle être une méthode particulièrement improductive, l’appel au don de soi n’étant en général pas le meilleur argument pour mobiliser les foules…

Pascal Charbonnat propose donc de substituer à cette vision délétère une éthique du changement social orientée par le plaisir réciproque, faisant de la jouissance collectivement partagée un élément susceptible de convertir les modèles concurrents. Ainsi, plutôt que de lire l’histoire au prisme d’une lutte à mort des groupes sociaux, d’un difficile labeur collectif en vue du seul bonheur des générations futures, voire même, de façon plus nuancée, d’une série de réformes pénibles mais nécessaires, pourquoi ne pas envisager que les techniques de la transformation sociale puissent être agréables à l’ensemble des agents qui la portent ? L’auteur inscrit sa proposition dans l’héritage de la théorie darwinienne de la sélection naturelle : dans un espace commun habité par divers groupes sociaux, il n’est ni besoin qu’un groupe intervienne violemment pour s’imposer ni même qu’il réclame aux autres groupes une forme d’abnégation ou de sacrifice de soi. Il suffit qu’il obtienne le meilleur taux de reproduction et que son mode de fonctionnement se diffuse plus largement que les autres. Or, pour y parvenir, la solution la plus évidente consiste à adopter un mode de fonctionnement attractif : « si des entités sociales diffusent des satisfactions multiples à leurs membres, il est hautement probable qu’elles prospèrent et attirent à elles de nouveaux membres » (p. 150). Cette hypothèse nous invite donc à évacuer l’idée d’une transformation sociale volontariste, douloureuse et radicale au profit d’un processus de sélection empirique des organisations sociales les plus satisfaisantes pour l’ensemble de ses membres. 

 

A l’issue de ce parcours, il reste évidemment des questions en suspens. Le lecteur pourrait notamment s’étonner de l’ambition philosophique qui se dégage d’un ouvrage dont le ton flirte par ailleurs avec le genre pamphlétaire. Pascal Charbonnat entend-il réellement résoudre en moins de deux cent pages un problème que toutes les stratégies ont jusqu’ici échoué à solutionner ? Est-ce à dire que l’ensemble des individus luttant pour la réduction des inégalités sont aujourd’hui des « hollandais » emprisonnés dans les croyances évoquées, ce quel que soit leur point de vue critique sur les politiques jusqu’ici menées en ce sens ?

Ce serait pourtant faire un mauvais procès à l’ouvrage que de l’attaquer sur l’ampleur de son contenu critique ou sur les modalités de sa mise en oeuvre. Il suffit en effet de le lire dans sa continuité pour comprendre que l’auteur n’adopte jamais une posture de certitude et résiste à toute entreprise totalisante. Il s’agit bien de proposer « un programme de recherche » à « tester », « évaluer » et « modifier » afin « de s’engager vers une extinction de l’accès inégal aux ressources » (p. 186).

Et la prose parfois ironique vise surtout à attirer notre attention sur des phénomènes que chacun peut intuitivement ressentir, qui trop souvent agacent ou découragent (caractère insaisissable du marché, redondance du ton dogmatique et figé des projets politiques, récurrence de l’appel au sacrifice de groupe en vue de lendemains qui chantent, etc.), mais dont il reste difficile de cerner les implications profondes. Aussi, puisant dans sa connaissance approfondie de la tradition plurielle du matérialisme (sur laquelle il a écrit plusieurs ouvrages), Pascal Charbonnat cherche avant tout à démasquer toute forme d’anthropomorphisme, d’essentialisme ou de finalisme dans les diverses conceptions volontaristes du changement social et économique. Derrière ce qu’il nomme l’idéologie « hollandaise » et son miroir inversé (l’idéologie « sarkosyste »), il s’agit ainsi de pointer un imaginaire atrophié dont restent prisonniers tous les acteurs du changement social. Qu’il réussisse en définitive à susciter l’intérêt du lecteur attentif concernant les contradictions propres à cet imaginaire ne fait aucun doute. Il reste maintenant à savoir si son appel en faveur d’une autre façon de lutter contre les inégalités sera entendu. 

 

Arnaud Rosset