Patrick Boucheron, Ce que peut l'histoire, Fayard, 2016, lu par Pascal Chantier

Patrick Boucheron, Ce que peut l'histoire, Leçon inaugurale du Collège de France, n°259, éd. Fayard, 2016

 

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« Le bon historien n'est-t-il pas, au fond, sans cesse en train de contredire ?   

Nietzsche, Aurore, livre 1, 1.

Depuis le 4 janvier 2016, Patrick Boucheron, nommé professeur au Collège de France à la chaire d'Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle, dispense ses cours intitulés « Souvenirs, fictions, croyances. Le long Moyen Âge d'Ambroise de Milan ». Sous le titre « Les effets de la modernité, expériences historiographiques », ses séminaires ont débuté depuis le 16 avril. Ceux-ci ont été traditionnellement introduits par une leçon inaugurale. Prononcée le 17 décembre 2015, elle partage cette interrogation : « Que peut l'histoire aujourd'hui ? Que doit-elle tenter pour persister et rester fidèle à elle-même ?» Que lui est-il donc possible, mais aussi  qu'est-elle en puissance (au sens spinoziste de ce que peut un corps) ? Que peut l'histoire face à la violence du moment présent ? Face à l'effroi suscité par le terrorisme, quelles sont donc ses ressources ?

Avec le double et traditionnel objectif de « remercier ses protecteurs » et de « présenter ses intentions », l'historien nous livre le fruit de ses réflexions. Il se condense en une formule : « Demeurer en mouvement ». Il ne s'agit pas d'une simple solution au problème que pose notre monde instable, au danger qu'il suscite, à la tourmente dans laquelle il nous plonge, mais bien une véritable réponse en terme d'action. Elle mobilise la conscience des historiens, celle de la jeunesse et au-delà celle de chacun (p.22 et p.71). « Nous sommes au cœur de la tourmente, affirme P. Boucheron, car qui ne voit aujourd'hui qu'elle prend deux formes également assourdissantes : celle des bavardages incessants et celle du grand silence apeuré ». Dès lors, que faire dans cette histoire sans commencement ni fin ? L'historien, spectateur engagé, répond tout à la fois : faire collectivement de l'histoire, avec érudition pour ne pas liquider le réel et imagination pour stimuler l'inventivité et accueillir l'altérité, avec réalisme méthodologique et souci « scientifique » de la vérité ; mais aussi, contre tout fatalisme, oser faire l'histoire, librement et sans certitude sur l'avenir, sans hâte ni précipitation non plus, mais au contraire avec cette « douceur inflexible », dont parle Nietzsche, de celui qui sait « se tenir à l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent ». 

 

En partant de l'évocation des attentats de 2015, des hommages rendus aux pieds de la statue de Marianne, place de la République, à Paris, P. Boucheron retrouve d'abord ces mots de Victor Hugo déposés sur « une page arrachée à un cahier d'écolier », mots dont la leçon inaugurale est la méditation :

« Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. » Victor Hugo, Les Misérables.

Puis, parce « lire, c'est s'exercer à la gratitude » (p.28) et que cette intervention s'inscrit dans la longue tradition des leçons inaugurales du Collège de France,   l'historien tout en saluant ses pairs et ses anciens professeurs (notamment Jean-Louis Biget et Yvon Thébert), revisite quelques célèbres leçons : de la première d'entre elles, celle de Barthélémy Masson, dit Latomus, prononcée en 1534, jusqu'aux plus récentes, celles de M. Foucault, P. Bourdieu, R. Chartier,  P. Toubert,  F. Braudel, G. Duby, en passant par celle de Pierre de la Ramée prononcée en 1551. Quatre ans après la fondation du Collège de France par François 1er, Latomus, pratiquant «       cette grande rhétorique de la séparation des temps  », invente ces deux périodes du Moyen Âge et de la Renaissance, cette « coupure humaniste » dont la fondation du Collège est tributaire. Or, P. Boucheron le rappelle, il s'agit justement « d'enjamber » cette coupure, de récuser par une histoire des pouvoirs cet imaginaire de la Renaissance qui fait croire à un commencement. En réalité, la chronique est heurtée, la « fondation fragile et hésitante  », le cours de cette période, « une suite incertaine de recommencements s'attardant jusque dans les années soixante du XVIe siècle ». L'histoire, comme « discours savant et engagé », doit ici nous alerter contre le grand mensonge, cette création poétique qui invente et réinvente la Renaissance (Jules Michelet). Il s'agit bien en l'occurrence de contredire. L'histoire est « un art des discontinuités » et ce que l'on nomme une « période » n'est jamais que ce « temps que l'on se donne ». Nulle hésitation dès lors à bousculer l'historiographie traditionnelle, les représentations convenues qui sont comme des obstacles épistémologiques ; et nul scrupule à abandonner les anciens chrononymes de Moyen Âge et de Renaissance pour leur préférer l'appellation « XIIIe-XVIe siècle ». « [...] 1'histoire peut aussi être un art des discontinuités. En déjouant l'ordre imposé des chronologies, elle sait se faire proprement déconcertante. Elle trouble les généalogies, inquiète les identités et ouvre un espacement du temps où le devenir historique retrouve son droit à l'incertitude, se faisant accueillant à l'intelligibilité du présent » (p.36).

La description de cette période de l'histoire des pouvoirs fera ainsi le choix de débuter au-delà de la « coupure grégorienne » occupant le XIIe siècle, moment de « réagencement global de tous les pouvoirs », d'« ordonnancement du monde autour du dominium ecclésiastique ». Elle examinera la double séparation (chrétiens et non chrétiens ; clercs et laïcs) constituant l'ecclesia en « institution totale », le christianisme en « structure anthropologique englobante » et le gouvernement de l'Église en « réalité coextensive à la société tout entière. » En se concentrant sur cette « coupure théologico-politique occidentale » dont « nous sommes encore redevables » et qui a fait du « sacrement eucharistique la métaphore active de toute organisation sociale », l'historien mettra à jour la « généalogie du regimen, l'art de gouverner les hommes » et la théorie de la représentation, au sens figuratif comme politique, qui le sous-tend. Toutefois, le « grand chantier collectif » futur des historiens consistera à repérer et analyser ses autres « flexures » autour du pli central nommé « grégorien » et à relever « cette promesse d'histoire totale » qu'accomplissait Pierre Toubert en étudiant l'Occident méditerranéen. L'étude historique de la réalité des sociétés européennes et la tentative de compréhension de la généalogie de la gouvernementalité moderne doivent être attentives à l'échec du programme grégorien et à la capture du pouvoir symbolique de l'Église par les laïcs. La compréhension des pouvoirs symboliques et des effets réels de cet « imaginaire » au XIIe siècle telle que la promeut Jean-Philippe Genet parait décisive. A ce moment émerge entre sacerdotium et regnum le troisième pouvoir du studium. Moment clé dans l'histoire de l'Europe occidentale, ce XIIIe siècle naissant correspond conjointement à l'entre-temps des expériences politiques possibles. Le champ symbolique d'un pouvoir qui crée du réel, met en récit et recourt à l'efficace du signe, voilà ce qu'il faut scruter jusqu'au dernier tiers du XVIe siècle. On rencontre alors cette autre flexure, cette guerre civile qui s'étend aux dimensions de l'Europe, donne naissance à la raison d'État et, en passant par l'élargissement du monde au XVe siècle, rend compte de notre intranquillité de Modernes. Ignorer cette cicatrice de l'histoire, ce mal d'Europe, c'est méconnaître notre identité collective et la fragiliser. Montaigne nous a appris à nous déprendre de nous-mêmes, à contester l'évidence de notre point de vue en accueillant l'autre. C'est ce geste humaniste par excellence que le Collège de France s'est efforcé de réarmer et cela doit encore être le geste qu'une histoire comparative des pouvoirs peut et doit assumer. Si le cadre de l'Italie urbaine constitue ainsi le point de départ du travail de P. Boucheron, l'auteur de Léonard et Machiavel revendique néanmoins un dépaysement, une histoire globale qui s'ouvre du Nouveau Monde à la Chine en passant par l'Afrique. Dépayser l'Europe, c'est-à-dire la ramener à son étrangeté, la penser du dehors à la façon d'Idrîsî au XIIe siècle ou d'Ibn Khaldûn au XIVe siècle, c'est aussi se donner les moyens d'en saisir les potentialités inabouties, comme cette possibilité d'un devenir impérial qui ne se réalise pas et fait ainsi entre le XIIe et le XVIe siècle la singularité déviante de l'Europe.

 

Le philosophe écossais David Hume affirmait dans son Essai sur l'étude de l'histoire : « elle charme l'esprit, elle perfectionne le jugement, elle nourrit la vertu ». Citant Foucault, P. Boucheron convient de cet aspect divertissant des études historiques. Dans une lettre de 1967, le philosophe français constatait en effet : « L'histoire, c'est tout de même prodigieusement amusant. On est moins solitaire et tout aussi libre. » Pour autant, si l'histoire peut quelque chose, c'est aussi et surtout, en tant qu' «  art de la pensée », de conduire à l'exercice du jugement et à l'action. Avec cette ambition de repenser notre modernité et de répondre aux exigences de notre temps, aux « appels du présent », avec cette responsabilité de l'enseignant qui par la transmission se montre « redevable de la jeunesse », le travail de P. Boucheron en est  l'illustration. Et celui-ci de conclure : « Il y a certainement quelque chose à tenter. Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l'horizon, sinon la menace de la continuation? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu'il faudra, pour le percevoir et 1'accueillir, être calme, divers et exagérément libre » (p.72).

On l'aura compris, cette leçon inaugurale invite le lecteur à découvrir et à suivre le travail passionnant et stimulant de l'historien français. Travail, amitié, invention, courage, bienveillance et générosité sont assurément des qualités nécessaires à l'historien. La tradition humaniste du Collège de France n'est  pas dénigrée. Contre le danger qui nous menace, contre les pessimistes en tout genre, P. Boucheron fait le pari d'une « conjuration d'intelligences  » (p.28) et risque comme Victor Hugo « la rage d'espérer » et « [...] cette vieille idée humaniste, toujours démentie par l'expérience, jamais récusée pourtant, qui consiste à croire qu'un assaut de beautés et de grandeurs saura braver la méchanceté du monde » (p.22). Pour autant, Patrick Boucheron, qui sait aussi se montrer philosophe, ne néglige jamais l'indispensable esprit critique, n'hésitant pas à « casser l'ambiance  » : « Un historien, dit-il, ne sachant pas se montrer horripilant pratiquerait une discipline aimable et savante, plaisante sans doute pour les curieux et les lettrés, mais inefficace en termes d'émancipation critique. Ceux qui se risqueraient à ne rien risquer, s'abandonnant confortablement à la certitude muette des institutions, ceux qui entreraient dans le jeu sans volonté d'y jouer un peu eux-mêmes, ceux-là prendraient sans doute tous les atours de l'esprit de sérieux, mais c'est leur discipline qu'ils ne prendraient pas au sérieux. »

Que peut donc l'histoire ? En s'assumant résolument comme une pratique théorique critique, non seulement elle sauve le passé et nous en offre la compréhension mais permet aussi de penser ce qui advient en toute inquiétude et incertitude. Elle refuse ainsi le devenir sans surprise, la menace de la continuation, un cours des choses que l'on pourrait être tenté de croire fatal. Elle nous maintient vivant, conscient et libre pour « demeurer en mouvement  ». Elle nourrit notre passion du possible.

Laissons encore parler l'historien :

« Nous avons besoin d'histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d'une conscience - non pas seulement le siège d'une pensée, mais d'une raison pratique, donnant toute latitude d'agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s'y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s'affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l'expérience et méprise l'enfance. « Étonner la catastrophe ››, disait Victor Hugo, ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture. Voici pourquoi cette histoire n'a, par définition, ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu'ils les rassurent sur leurs certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités. L'accomplissement du rêve des origines est la fin de l'histoire - elle rejoindrait ainsi ce qu'elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n'ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d'en stopper le cours. Car la fin de l'histoire, on le sait bien, a fait long feu. Aussi devons-nous du même élan revendiquer une histoire sans fin - parce que toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte - et sans finalités. Une histoire que l'on pourrait traverser de part en part, librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer, comme un corps offert aux caresses, pour ainsi, oui, demeurer en mouvement » (p.70-71).

Pascal Chantier