Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel, Mathématique, Physique, Philosophie, Rue d’Ulm 2015, lu par Dimitri Desurmon
Par Michel Cardin le 21 juillet 2017, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel, Mathématique, Physique, Philosophie, Editions ENS Rue d’Ulm, 2015. Lu par Dimitri Desurmon.
L’Enchantement du virtuel, Mathématique, Physique, Philosophie est un recueil posthume de textes inédits ou introuvables de Gilles Châtelet, il se compose de deux parties : dans la première, nous trouvons un condensé de ses thèses, dans la seconde, intitulée « Figures », c’est le dialogue entre Châtelet et ses contemporains qui est donné à comprendre à travers ses réflexions sur leurs œuvres.
En raison de la complexité de la réflexion, nous prenons le parti, peut-être injuste ou réducteur, de tracer à grands traits la pensée de l’auteur sans détailler davantage les éléments qui la prolongent (présents notamment dans la seconde partie). L’ouvrage se tisse autour de l’interrogation fondamentale de Châtelet : comment réarticuler intuition et opération ? En d’autres termes, comment saisir le mouvement créatif de la science sans la réduire à une série d’intuitions historiquement contingentes, point de vue de l’histoire des idées, et sans en examiner les propositions depuis une épistémologie normative qui érige la philosophie en science des sciences ? Comment rendre aux sciences leur dynamisme propre ? Quel est alors le rôle de la philosophie des sciences ? Quelles conséquences sur ce que nous appelons « penser » ?
Epistémologie et enjeux
Gilles Châtelet (1944-1999) signale d’entrée son appartenance à la tradition française en épistémologie : il se réclame de Bachelard et de Cavaillès ou encore de Foucault et de Deleuze. Il s’installe par conséquent dans l’interrogation qui traverse toute cette tradition : comment rendre compte de l’évolution des connaissances scientifiques ? Par ce geste, il s’oppose aussi à une autre tradition, plus analytique celle-ci, qui consiste à questionner la valeur du savoir actuel au regard d’une conception logico-philosophique de la vérité et de la validité. Châtelet condamne autant l’histoire des idées que l’épistémologie normative. En effet, la première réduit la science à un simple phénomène historique, se condamnant par là à ne pouvoir en examiner la vérité, la seconde fait le pari audacieux, pour ne pas dire absolument vain, de considérer la philosophie comme une interrogation sur la vérité scientifique, elle passe alors à côté de la constitution historique de ce savoir et vient dédoubler le discours scientifique, proposant une forme de méta-science à laquelle la science reste, de bon droit, tout à fait indifférente. Echapper à ces deux écueils de l’épistémologie ne peut se faire qu’en réarticulant l’intuition, objet de l’histoire des idées, et l’opération, préoccupation de la logique épistémologique.
« Il y a urgence absolue à réarticuler l’intuition et l’opération sous peine de voir à la fois la science assujettie à la demande techno-sociale et la philosophie réduite à un catéchisme éthico-déontologique » (p.63). Tel est l’enjeu fondamental de la pensée de Châtelet. L’incapacité dans laquelle la philosophie des sciences se trouve de pouvoir rendre compte à la fois du changement dans les sciences et du fait que ce changement produit tout de même de la vérité, l’incapacité à concilier les visions nouvelles (intuitions) et un modèle de rationalité́ universel (opérations) - l’historicité et la vérité - menace directement le rapport entre les sciences et la philosophie. Au-delà̀ de la relation entre science et philosophie, qui demeure bien théorique et spécialisée comme préoccupation, l’auteur met en évidence un intérêt politique de la question : veut-on d’un monde scindé dans lequel la science opère mécaniquement et la philosophie glose sans tenir compte des vérités scientifiques ? Veut-on, somme toute, un monde sans possibilités réelles, dans lequel la nécessité seule domine ? Il en va de la survie du politique. Sans le travail que Châtelet appelle de ses vœux, la philosophie se trouvera réduite au silence face à la science, faisant alors office de refuge métaphysique, et la science n’aura d’autre choix que d’opérer à la manière de n’importe quelle technique, incapable qu’elle sera d’interroger ses propres fondements, de prendre en compte la construction historique de sa rationalité́. En somme, la philosophie deviendrait inopérante et la science dépourvue d’intuitions, se contentant de manipuler des outils formels. Comment la vérité́ scientifique s’élabore-t-elle ?
Afin de « réarticuler l’intuition et l’opération », il s’impose de considérer la science d’un point de vue immanent, c’est seulement ainsi, selon Châtelet, que peut émerger la dialectique qui l’anime. L’erreur est d’avoir voulu penser le scientifique tantôt comme objet, tantôt comme sujet. Lorsqu’on pense la pratique scientifique d’un point de vue « objectif », c’est l’histoire des idées qui sort vainqueur. Lorsque l’on analyse les propositions scientifiques dans leur rapport avec la réalité qu’elles décrivent, comme si elles lui étaient extérieures en tant qu’elles émanent d’un sujet transcendant, l’approche logique triomphe. L’effort conceptuel que Châtelet attend de son lecteur est qu’il envisage les sciences comme une manière de se comporter dans le réel et non plus vis-à-vis du réel. Pour réaliser ce saut, il faut admettre que les mots ne s’ajoutent pas aux choses, que l’abstrait ne se superpose pas au concret, que le sujet ne se tient pas face à l’objet mais que toute production, dans son immanence, intègre le réel et le donne à voir en l’infléchissant d’une certaine façon. Enoncer un théorème mathématique, ce n’est pas parler d’objets abstraits ou de réalités intermédiaires, c’est bel et bien agir dans le monde et donc en infléchir les paramètres.
Les « stratagèmes allusifs » sont la clef de voûte de l’épistémologie de Châtelet. Il nomme ainsi les gestes argumentatifs qui opèrent directement sur leur objet, ce sont des métaphores, destinées à la compréhension, qui se révèlent comme l’autre face d’un syllogisme implicite auquel appartient aussi la proposition scientifique de départ : « il faut porter l’attention sur les dispositifs qui agrandissent l’empire de la référence » (p. 66), sur ces gestes scientifiques qui suggèrent plus qu’ils ne disent, qui invitent plus qu’ils n’affirment. Ce concept de « stratagème allusif » permet de nouer ensemble mathématique, physique et philosophie en rejoignant ce que Deleuze aurait appelé le « plan d’immanence » de la constitution du savoir. Pour comprendre cela, il faut d’abord saisir la façon dont la mathématique se noue à la physique puis comment ce mouvement se poursuit jusqu’à lier ces deux dernières à la philosophie.
De la mathématique à la physique
La mathématique semble se présenter comme un ensemble d’outils abstraits qu’il s’agirait d’appliquer a posteriori au domaine des étants pour en découvrir les lois de façon plus commode (Galilée-Descartes-Newton-Kant). Le problème est que cette approche des mathématiques maintient la distance entre le réel et les concepts qui l’appréhendent, créant entre eux un fossé insurmontable. Considérer les mathématiques comme extérieures à la physique conduit à ne pas saisir l’intuition qui les fonde, à les voir comme gratuites et à en relativiser la pertinence. Ce chiisme entre mathématique et physique débouche d’un côté́ sur les thèses heideggériennes, critiques envers l’opérativité́ à laquelle la science soumet l’être, et de l’autre sur un cartésianisme déduisant le réel de l’esprit, un esprit pour lequel aucune ambigüité́ ne subsiste et qui s’enlise dans le cycle de ses déductions : « confondre les mathématiques avec de simples chaines déductives, c’est ignorer le caractère crucial du sens de la "bonne conjecture" » (p. 83). Nous retrouvons ici l’enjeu évoqué́ par Châtelet dans les premiers textes de l’ouvrage : soit l’intuition, soit l’opération, avec, dans les deux cas, une perte irréversible et funeste. Comment comprendre les mathématiques autrement que comme un réservoir de concepts gelés qui permettrait de figer une réalité toujours fuyante, d’ancrer dans une universelle nécessité́ l’irréductible contingence ?
Simultanément au problème du rapport entre mathématiques et réalité́, se pose celui de la découverte en mathématiques. Si les mathématiques ne font qu’exhiber des vérités éternelles et immuables, comment expliquer que de la nouveauté́ puisse émergera? Y a-t-il des « découvertes » dans le domaine des mathématiques ? La question du rapport entre mathématiques et réalité́ et celle de la découverte mathématique se répondent. Cela confirme ce que Châtelet avance depuis le départ : l’interrogation sur la vérité des énoncés et celle sur l’évolution du savoir renvoient, au fond, à une problématique commune qu’il s’agit d’appréhender dans sa totalité. C’est par une analyse du concept d’espace en mathématiques que Châtelet propose une résolution du problème. En partant d’une « petite phrase de Riemann », il reconstruit la démarche intellectuelle du XIXème dans laquelle on peut détecter, en même temps qu’une nouvelle mathématique nouée à la physique, les critères d’une connaissance efficace.
Hegel avait déjà souligné les difficultés posées par la conception kantienne des mathématiques qui les articulait sur l’intuition de l’espace, intuition du sens externe, et du temps, intuition du sens interne, ces dernières dessinant d’un coup l’ensemble des paramètres mathématiques. Il avait perçu l’impossibilité de rendre compte du continu et même du discret en tant que son découpage se présente comme arbitraire à partir de cette perspective. Pourtant, « ce sont les mathématiques, et non la spéculation, qui allaient donner le premier assaut sérieux contre l’espace d’Euclide-Galilée-Descartes-Kant-Newton » (p. 88). Le tour de force qui se produit au XIXème siècle est l’abandon d’une image figée des mathématiques au profit d’une dynamique mathématique. Dans les géométries développées par Lobatchevski puis Riemann, d’abord pressenties par Gauss, l’espace n’est plus conçu comme un modèle dans lequel les objets viennent s’insérer mais comme distance qui « se donne comme à parcourir » (p. 89). Et cela change tout : la notion de simultanéité́ s’évanouit (avec elle, la physique newtonienne) et les objets configurent directement l’espace qui ne souffre plus d’un découpage ad hoc et se déploie comme continu. Mais qu’est-ce à dire concernant le lien entre mathématiques et réalité́ physique et la question de la découverte mathématique ?
« Si je vis sur une surface, le monde n’est plus en face de moi et l’altérité n’est plus vécue comme confrontation. La différentiation se propage de proche en proche dans cette communauté de monades qui entretiennent des rapports tactiles décrits par un certain type de tension que l’on pourrait appeler la connexion » (p. 90). Les géométries non-euclidiennes contribuent à nous réintégrer au monde qu’elles étudient, elles réinstaurent des points de vue et une continuité́ du réel. Elles rejoignent l’immanence du monde en dessinant l’espace depuis les objets eux-mêmes, depuis le comportement physique : l’abstraction mathématique trouve alors son fondement dans l’immanence concrète du monde physique ! Voici nouées ensemble mathématiques et physique, de telle façon que les premières disent bel et bien quelque chose du monde puisqu’elles y trouvent leur fondement. Mais qu’en est-il du problème épistémologique ? Comment déceler dans cette nouvelle conception des mathématiques une plus grande vérité que celle contenue dans la géométrie euclidienne ? C’est qu’elle surmonte la distance entre le mathématique et le physique, aboutissant alors à une conception physico-mathématique du monde. Pour le dire autrement, les géométries non-euclidiennes vont dans le sens d’une plus grande unité du réel, d’une compréhension qui rejoint l’immanence en laissant de côté́ les dualismes esprit/nature, abstrait/concret, espace/objet, etc. Et ce mouvement était déjà à l’œuvre dans la démarche de Galilée : « C’est sur ce mode qu’il faut apprécier l’audace de Galilée qui emporte le monde des formes limites de la géométrie pure par-dessus le statut d’objet idéal pour rencontrer le monde des corps » (p. 129). Mais cette vision de la découverte scientifique n’est-elle pas semblable à la théorie de la falsification développée par Popper qui attend d’une théorie scientifique à ce qu’elle englobe plus de réalité́ ? Aussi, quel devient le rôle de la philosophie ? Doit-elle se changer en ontologie totale pour évaluer les sciences ?
Du physico-mathématique à la philosophie
Châtelet est très critique envers la théorie de la falsification développée par Popper, pour trois raisons. Premièrement, elle est elle-même infalsifiable (problème formel), deuxièmement, elle n’est pas capable de discerner le potentiel contenu dans les énoncés à prétention scientifique et, enfin, elle maintient les énoncés dans leur position transcendante et présuppose une vision totale du réel pour les évaluer (elle est modèle-théorétique). En effet, à s’en tenir à ce que propose Popper, des énoncés tels que « La Terre est une orange bleue » ou « La Terre possède une figure équipotentielle sphéroïdale » peuvent se voir attribuer le même degré́ de scientificité́ même si les théories auxquelles ils appartiennent se distinguent. Aussi, pour pouvoir les distinguer efficacement, il faudrait déjà̀ avoir sous la main une théorie globale voire totale du réel afin de les y confronter. Ce type de critère épistémologique ne fonctionne donc pas, ou plutôt, il ne fait que reconduire le problème sur le terrain de la philosophie en faisant fi de la pratique scientifique effective. La réflexion menée par Popper nous conduit à maintenir la distance entre science et philosophie et à considérer la première comme simplement opérative, i.e. multipliant les énoncés déductifs afin de cerner le réel. Il nous faut, comme le suggère Châtelet, repartir de la pratique effective des sciences pour trouver dans quelle mesure une philosophie des sciences est possible.
Quand y a-t-il découverte scientifique ? Quand une plus grande unité́ du réel est possible. Comment parvient-on à concilier plusieurs domaines, plusieurs champs d’étude ou plusieurs phénomènes incompatibles ? Quels sont les prérequis pour qu’une telle chose, que nous nommons « découverte », puisse avoir lieu ? Impossible de faire reposer cela sur le « génie » ou le « talent » de quelques-uns : ce serait là une manière d’éviter le problème. Il faut que le réel se dévoile sous un jour nouveau, il faut qu’il se donne à voir de manière neuve. Ici, Châtelet reprend à son compte l’hypothèse heideggérienne d’un monde qui se fait jour par le logos. Les énoncés scientifiques ne sont ni transcendants, ni intemporels, ils appartiennent au monde en tant qu’ils ont une histoire et qu’ils se rattachent à des locuteurs. Autour d’eux grouille, pour ainsi dire, une foule de paroles et de gestes destinés à les rendre intelligibles, c’est dans cette densité de l’énoncé que l’on parvient à trouver la clef du problème épistémologique. « Elle (La métaphore) n’est pas seulement le transformé d’une signification par une autre par quelque similitude, mais elle se donne comme allusion, comme un "syllogisme à compléter" : c’est précisément cette invitation à compléter qui permet de faire voir en acte ce qui n’est pas donné en acte. La métaphore permet de penser en pointillés [...]. Ce moment d’abstraction métaphorique est décisif et promeut une véritable résurrection du sensible par le penser en pointillés [...] » (p.71). A l’instar de la métaphore, l’ensemble des attitudes de compréhension mises en œuvre par le scientifique infléchissent le monde et déploie de nouvelles virtualités qui demandent à être investies par le savoir formel. Pour le dire dans les mots de Michel Foucault, tout savoir, aussi formalisé soit-il, recèle du préformel depuis lequel se tissent des virtualités. Cette thèse des virtualités habitant les énoncés ne souffre pas les critiques adressées à la théorie de la falsification : elle ne présuppose aucun réel qui serait « là-devant à découvrir » et ne se limite pas par conséquent à la simple empirie en guise de critère, elle tient compte du potentiel propre à chaque énoncé au regard du champ de savoir qui l’environne. Pour clarifier tout cela, le réel ne se donne que comme monde et le monde est le réseau de significations créé par les pratiques humaines, le réel se dévoile davantage quand le monde s’augmente de significations nouvelles présentes virtuellement dans ce qui est déjà̀ donné. La force de l’ouvrage de Châtelet est d’illustrer cette thèse par de nombreuses analyses d’exemples (qui ne s’adressent qu’au lecteur averti). Ainsi, la théorie de jauge, le calcul différentiel, ou encore la théorie quantique trouvent leur examen approfondi dans L’Enchantement du virtuel qui met en évidence la façon dont celles-ci réactivent le sensible. Ce que démontre Châtelet est que la découverte progresse quand les éléments dont la science dispose passent de l’état d’objet à celui de potentiel, quand le point, par exemple, passe de l’être de dimension zéro (locus) à l’intersection de deux droites et que la droite elle-même passe de longueur sans largeur à l’intersection de deux plans, et ainsi de suite. Mais que dire de la place de la philosophie si la science trouve de quoi relancer d’elle-même son interrogation et ses perspectives ?
Gilles Châtelet défend l’idée d’une philosophie « aux avant-postes de l’obscur » (p. 157), qu’entend-il par là ? « On devine bien que l’intuition nourrit de manière essentielle les procès de vérité scientifique et que le philosophe doit s’expliquer et même renouer charnellement avec tous ces tours de mains qui échappent au rationalisme classique, toutes ces expériences de pensée, tous ces diagrammes, toutes ces dynasties de problèmes capables, semble-t-il, du « miracle » de la réactivation et qui s’exercent précisément en des points sensibles mais aveugles, en des lieux où l’orientation dans la pensée ne s’obtient pas à titre gracieux et où le vrai ne se confond nullement avec le vérifiable » (p. 158). La science, dans sa pratique effective, génère des virtualités insoupçonnées ou silencieuses qui habitent son monde ambiant et ses procès d’intelligibilité́, la philosophie doit se familiariser avec celles-ci. Est-ce à dire que le philosophe doit se changer en scientifique ? Là n’est pas la question, ce serait postuler à nouveau l’hétérogénéité radicale des savoirs, or, la philosophie fourmille elle aussi de virtualités et elle possède la capacité de « capter la puissance enveloppante d’un champ » (p. 161). Dès lors, le philosophe doit se faire le rempart contre, d’un côté́, une philosophie de tradition littéraire ignorant tout des sciences, et de l’autre, une science purement opératoire pourvue du pseudo-complément rationaliste de la logique formelle. La définition que Châtelet pose de la philosophie est à l’œuvre dans sa propre démarche de même que les principes épistémologiques qu’il développe expliquent à rebours leur propre démonstration. Il s’agit d’une pensée de l’unité et de l’immanence qui s’assume comme telle. « Le mouvement par lequel j’ai expliqué est, lui-même, partie prenante de l’explication » (p. 182). C’est ce qui fait à la fois la complexité́ extrême et l’étrange beauté de l’œuvre.
L’audace, l’originalité et l’obscurité de la pensée de Châtelet s’enracinent dans le dynamisme constant qu’elle promeut en laissant de côté tous les dualismes pour rejoindre l’immanence d’un monde que la science et la pensée reconstruisent en l’expliquant. L’Enchantement du virtuel, pour reprendre le titre de l’ouvrage, est ce potentiel présent dans la pensée active qui la conduit aux portes de l’impensé en l’amenant à la conscience d’elle-même. Nous le soulignions dès l’entame de cette recension, la réflexion de Châtelet ne relève pas uniquement de l’épistémologie, elle possède des débouchés politiques et éthiques que l’auteur résume admirablement : « [...] comprendre ce qui fait que telle chose fasse surgir telle autre, que c’est bien d’un surgir qu’il s’agit, et non d’une chose déjà̀ là. C’est toute la question de l’implicite dans la langue qui n’est autre que la question de la "création des possibles" » (p. 181-182). Ou encore, en reprenant les concepts de Simondon : « Réalité́ pré́-individuelle et opération transductive permettent aussi de dépasser l’opposition du pragmatisme et de la contemplation en proposant une éthique. L’acte moral et libre est celui qui, par la découverte de résonnances internes, a assez de consistance pour aller au-delà̀ de lui-même et rencontrer d’autres actes. La valeur d’un acte se mesure à son amplitude, à "sa capacité d’étalement transductif" » (p. 214).
Dimitri Desurmon