Marie Gaille, Cabanis. Anthropologie médicale et pensée politique, CNRS éditions, Paris, 2014. Lu par Gilles Barroux

   Pour quiconque s’intéresse à l’émergence des Idéologues et à leur histoire marquant la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant, la figure de Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808), médecin, savant et auteur prolixe, homme politique engagé dans la transformation de son pays, apparaît incontournable, aux côtés d’autres figures comme celle de Destutt de Tracy.

C’est cette richesse intellectuelle et scientifique que se propose d’évoquer Marie Gaille dans son dernier ouvrage, Cabanis. Anthropologie médicale et pensée politique, CNRS éditions, Paris, 2014[1], en restituant des dimensions importantes de la pensée de cet auteur dans une introduction d’une soixantaine de pages et une anthologie de plusieurs textes : Observations sur les hôpitaux, Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, Opinion de Cabanis, député de la Seine, sur la nécessité de réunir en un seul système commun la législation des prisons, celle des secours publics, Note sur l’opinion de MM. Oelsner et Soemmering et du citoyen Sue, touchant le supplice de la guillotine.

Un auteur comme Cabanis ne saurait rester cantonné à un champ disciplinaire, bien qu’il fût médecin, ni à un courant de pensée, bien qu’étant un représentant des idéologues, ni à un système doctrinal. Auteur d’une série d’ouvrages importante, dont les plus connus sont Les rapports du physique et du moral de l’homme, 1790, Du degré de certitude de la Médecine, 1798, Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, 1804, Cabanis combine plusieurs héritages dans la constitution d’une vision de l’homme moderne. Lire Cabanis donne ainsi l’occasion de discerner plusieurs filiations qui ont imprégné de leurs idées, modèles et systèmes les deux siècles précédents. Il emprunte au rationalisme de Descartes, reconnaissant à ce dernier un exemple dans la conduite méthodique d’une pensée rigoureuse, tout en se distinguant nettement d’une approche dualiste de l’homme. En effet, pour Cabanis, « le physique et le moral se confondent à leur source ; ou, pour mieux dire, le moral n’est que le physique considéré sous certains points de vue plus particuliers », telle est la pensée que l’on trouve au début de son livre le plus conséquent, Les rapports du physique et du moral de l’homme, qui fonde, tel un manifeste concentré, toute son anthropologie. Mais il emprunte également à l’empirisme issu de Bacon, en rendant hommage aux encyclopédistes qui l’ont réinvesti dans leur entreprise, au sensualisme de Condillac, ainsi qu’à l’analyse que ce même philosophe préconise dans l’appréhension des phénomènes et des objets de connaissance. Enfin, notre auteur n’oublie pas non plus le vitalisme des montpelliérains ; et l’on pourrait aller jusqu’à trouver quelques liens signifiants entre son œuvre et celle de Diderot, quant aux prérequis relatifs aux orientations anthropologiques de l’un et de l’autre.

Marie Gaille évoque dans son introduction un « moment cabanissien », qui s’illustre notamment par les questionnements que ce médecin engagé a su formuler dans un contexte de transformations encore suspendues à de multiples incertitudes : faut-il organiser un système public d’assistance ? Ou bien doit-on s’appuyer sur les efforts consentis par la charité privée ? L’assistance doit-elle viser quelques catégories déterminées ou bien proposer une couverture universelle ? Comment, tout en mettant en place une politique d’assistance, favoriser l’autonomie ? De tels questionnements entrent curieusement en résonance avec une autre époque faite de multiples incertitudes : la nôtre. Peut-être serions-nous alors bien avisés de nous replonger dans ce « moment cabanissien ».

                          Gilles Barroux.



[1] Cet ouvrage fait l’objet d’un Samedi du livre organisé par le Collège International de Philosophie avec l’auteure,  (CNRS) , Julie Henry (CIPh), Claire Crignon (Paris IV) et Gilles Barroux (CIPh), Samedi 28 mars (10h-13h), Bibliothèque Centrale Robert Desnos, 14 boulevard Rouget de L’Isle, 93000 Montreuil.