Hedwig Marzolf, Libéralisme et religion, Editions du Cerf, 2013, lu par Etienne Akamatsu

La théologie, sinon la religion, ont préoccupé Kant depuis ses premiers cours de métaphysique jusqu’à ses derniers écrits.  En quoi la théologie – transcendante, naturelle, morale - doit-elle contribuer au parachèvement de la pensée critique ?

  Contre la crédulité et la superstition, contre le despotisme clérical, quelle portée donner au concept d’une « religion de la raison », qui est religion de la morale et non foi d’Eglise ? Ou la pensée doit-elle être rationalisée - et désenchantée - au point d’abandonner l’idée d’un fondement de toutes choses ? L’espoir d’obtenir le bonheur ne commence-t-il pas avec la religion, comme le dit la Critique de la raison pratique ?

Ces questions de métaéthique sur la validité de la raison pratique sont encore les nôtres.  Notre époque se caractérise à la fois par la puissante croissance de la technologie et par la revendication individualiste de la liberté. La collusion de l’une avec l’autre rend-elle obsolète la référence à des principes moraux ? Faillibilisme, scepticisme, relativisme, voire nihilisme, sont devenus des attitudes banales : mais est-il raisonnable d’évoquer des thèses métaphysiques, et y a-t-il un sens à entendre le discours de la théologie ?

Il est difficile d’éviter ce constat : les « principes universels » hérités des Lumières ont été mille fois battus en brèche par des explosions de violence, par le radicalisme révolutionnaire, par les systèmes totalitaires, par les destructions croissantes infligées technologiquement à la nature, par l’anonymat des processus économiques. Il y a plus encore : l’universalisme lui-même a été accusé d’avoir préparé ou accentué ces phénomènes par son rationalisme, son individualisme doublé d’un étatisme, par son progressisme même. Comment apprécier aujourd’hui la crédibilité des espoirs qui ont été mis en la raison et dans l’inventivité humaine ?

C’est pourquoi le discours religieux continue à être un défi pour la philosophie, qui est sommée de montrer les justifications rationnelles de la transcendance, à moins qu’elle en récuse les postulations. La philosophie a-t-elle donc encore à apprendre de la religion ? Celle-ci a-t-elle acquis la capacité à entrer dans le jeu de l’interlocution raisonnable ? En tout cas, la condition post-métaphysique amène les interlocuteurs, qu’ils soient croyants ou athées, à supposer qu’il existe un espace d’interlocution commun, agnostique en quelque sorte. La résolution des problèmes (technique, interculturalité, etc.) ne saurait être trouvée que dans une discussion commune. Il en va ainsi, a fortiori, de la prétention à la validité universelle de la tradition rationnelle ou de la religion.

Dans l’ouvrage de Hedwig Marzolf, l’angle choisi est celui des rapports de la raison et de la foi, de la morale laïque et de la religion. L’événement qui fournit l’occasion d’une telle réflexion est le dialogue qui eut lieu à Munich, le 19 janvier 2004, entre Jürgen Habermas et le Cardinal Ratzinger (qui n’était pas encore le pape Benoit XVI). En ce début de XXIème siècle traversé de tensions, on redécouvre que « notre raison pratique, libérale et moderne, a besoin » de théologie (p. 28). Or le philosophe allemand prend appui dans son argumentation sur l’universalisme kantien. Il est donc intéressant, à partir des thèses soutenues par Habermas, de rétrocéder vers les réflexions de Kant sur le statut de la religion et de la philosophie, quitte à montrer finalement que Habermas fait sur ce point un usage « ambigu » de la philosophie kantienne (p. 28). 

Il arrive trop souvent que la pensée kantienne soit ramenée aux difficultés de la fondation transcendantale, de l’idéalisme subjectif pour lequel la réalité en soi est inconnaissable. Or, pour défendre le « projet inachevé » de la modernité contre l’interprétation post moderne, il est crucial de scruter avec précision le concept de la morale, dont le cœur est celui de la liberté, lui-même compris comme souci pour l’autonomie (cf. p. 101). Comment fonder le sentiment de l’obligation ? La relation du sujet rationnel à la loi morale universelle n’impose-t-elle pas à la conscience de ce sujet une division interne entre ce qu’il est par la raison et ce qu’il est aussi du fait de sa vie sensible et affective ? Il est urgent de procéder à « une redéfinition de la raison pratique et de ses tâches » (p. 16).

 L’ouvrage de Hedwig Marzolf se construit en trois temps : 1. Libéralisme et sécularisation ; 2. Une « morale de la finitude » ; 3. Théologie et réflexion. Essayons d’en restituer les arguments essentiels.

 Dans l’introduction, Hedwig Marzolf admet que l’association entre « libéralisme » et « religion » peut surprendre. En effet, le libéralisme se définit par la relégation de la religion dans la vie privée. En régime laïc, les affaires de l’Etat (et, avec elles, le droit et la morale publique) se passent de la référence à la religion. Cependant, les premiers libéraux - B. Constant, A. de Tocqueville - voyaient dans la religion un complément indispensable au bon fonctionnement de la société libérale. Notons que le républicanisme, lui, intègre dans sa rationalité propre - autonome - des principes de moralité (des « valeurs ») équivalents, au moins par leurs effets, à l’influence - hétéronome - de la religion. La sécularisation de l’Europe a-t-elle donc été une « erreur » (p. 11) ?

1. Libéralisme et sécularisation

Peut-on voir dans la religion une manifestation de la raison ? De son côté, la théologie semble, depuis le concile Vatican II, reconnaître « l’autonomie des réalités terrestres » (p. 49).  Pour le Cardinal Ratzinger, la raison morale (issue du droit naturel grec) est privée de sa substance dès lors qu’on nie que ses racines sont chrétiennes. Du côté de la philosophie, Habermas soutient que la reconnaissance des valeurs de la démocratie ne peut résulter que du processus de la communication lui-même (c’est le « principe de discussion », ou « principe D »). Par conséquent, il ne faut pas faire une séparation tranchée entre les domaines qui - comparables à la science et à ses critères d’objectivité - sont capables d’universalité, et d’autre part les domaines - dont la religion - qui seraient voués à la subjectivité irrationnelle. « Dès lors que les croyants font leurs les normes rationnelles a priori de la discussion, ils sont en droit de participer au débat public sur les valeurs et les normes à donner à l’agir » (p. 27).

 a)  Cependant, cet accord de principe sur la place de la religion (ou des religions ?) dans la vie publique ne va pas sans difficultés. Il y a un dilemme : d’un côté, l’Etat libéral s’est construit, durant l’histoire européenne, sur la base de principes normatifs issus du christianisme ; d’un autre côté, cet Etat n’est, en tant que séculier, pas capable de « garantir ces présupposés » (p. 29). Certes, la Théorie de l’agir communicationnel défend l’idée selon laquelle l’éthique de la discussion suffit à la légitimité de l’Etat de droit démocratique. Mais Habermas admet aussi que les « dispositions spirituelles » des citoyens solidaires dans la vie civique reposent sur une culture historique commune ; selon lui, il serait même d’autant plus nécessaire de le reconnaître que la sécularisation de la société serait en train de « dérailler » (p. 33). Habermas relève la fragilité de la philosophie (devenue « post-métaphysique ») face aux formes (prétendument « scientifiques ») de la rationalité post-moderne (p. 35) ; il relève aussi la faiblesse de la politique devant les pressions du marché (p. 40). Ainsi, la rationalité morale, qui fait appel à l’autonomie individuelle, risque aujourd’hui de ne pas pouvoir lutter efficacement contre les ferments d’individualisme de la société libérale. Alors le secours de la religion ne pourrait-il être utile voire indispensable ? Quelques arguments vont en ce sens.

- Car, pour parler de bien et de mal, de justice, d’accomplissement, les religions sont dotées d’une sémantique riche, qui est propre à susciter la seule attitude valable - la lutte contre le mal -, et qui, plus généralement, favorise le « courage d’être » (selon l’expression familière aux penseurs protestants tels Tillich, Mehl, Ricœur).

- D’autre part, la philosophie ne peut en retranscrire toute la teneur de sens dans un langage purement séculier (p. 38). Hedwig Marzolf relève les signes de faiblesse, voire d’impuissance, de la philosophie. Ainsi l’analyse existentiale heideggérienne, qui déconstruit la métaphysique, fondatrice de tout projet éthique, ne peut que garder le silence sur ce que nous devons faire (p. 43) ; de plus, à travers la critique de « l’arraisonnement » technicien, elle alimente la peur de la modernité.

Certes, l’éthique de la discussion de Habermas s’est détachée de toute « métaphysique de la subjectivité » : elle postule et favorise la reconnaissance des interlocuteurs au sein même de l’agir communicationnel. Mais, rétorquent des théologiens, le sujet qui ordonne sa liberté à la liberté d’autrui, renonçant dans son agir à la défense stratégique de ses propres intérêts, avive sa vulnérabilité et court en permanence le risque de son autodestruction (p. 45).

C’est pourquoi, comme le diront aussi les Encycliques de Benoit XVI (Deus caritas est et Caritas in veritate), seule la puissance salvatrice de Dieu serait propre à promouvoir parmi les hommes une attitude de solidarité illimitée (p. 47). Si l’on admet que le but est la réalisation de la justice, il est possible de distinguer, et en même temps d’associer sans confondre, le rôle de l’Eglise - qui fonde la formation des consciences sur le service de l’amour - et le rôle des institutions - qui sont du ressort de l’Etat (p. 49).

b)  L’analyse proposée par Habermas se présente donc ainsi : nous entrons dans une « société post-séculière », qui hérite de « l’agnosticisme constitutionnel » du libéralisme, mais qui appelle les croyants à « faire entrer dans la sphère publique leurs convictions religieuses » (p. 53). Mais comment assurer concrètement la compatibilité entre la nature séculière de la délibération politique et la nature religieuse des convictions exprimées par les croyants ?  C’est une question posée aussi par John Rawls : si l’Etat séculier trouve sa légitimité dans l’égale participation des citoyens à la libre discussion civique, quelle valeur politique peut être reconnue aux arguments qui se présentent comme venant de doctrines « totalisantes » (p. 55) ? Il y a là une difficulté préjudicielle : car les doctrines religieuses ne sont pas seulement des sources pour des arguments rationnels, mais des sources d’inspiration pour la vie entière ; c’est pourquoi les croyants sont inévitablement confrontés à des conflits de légitimité entre l’obligation politique de ne faire usage que d’arguments à caractère séculier, et leurs obligations religieuses.

Habermas considère qu’il y a une « priorité, en général, des raisons séculières sur les raisons religieuses » (p. 59) ; mais il croit aussi sensé, et profitable à l’émergence d’une culture démocratique, d’admettre - sur les questions de valeurs, sur la justice, la solidarité - des arguments qui seraient explicitement d’origine religieuse, mais par lesquels les croyants veilleraient à « traduire » leurs convictions en arguments rationnels. « Il ne s’agit plus seulement de tolérer les différences dans l’espace privé, mais d’accepter leur expression dans l’espace public » (p. 61).

La question qui se pose maintenant est donc celle-ci : le débat est-il chargé de rétablir une culture commune, ou le débat peut-il déjà compter sur cette culture commune pour faire vivre le dissensus (p. 63) ?

- Le déchirement de BenoitXVI entre fondamentalisme et libéralisme :

En réponse à Habermas, le Cardinal Ratzinger admet l’obligation pour les religions d’être purifiées de leurs dérives par l’examen rationnel (p. 64). Devenu pape, Ratzinger confirmera son attachement à la liberté de conscience et à la liberté religieuse : car la présence dans le monde d’une multitude de religions et de cultures rend nécessaire, selon lui, le dialogue rationnel. Cependant, en disant cela, le cardinal ne concède rien au relativisme culturel. En tout cas, il ne manque pas de poser la question : la modernité occidentale n’aurait-elle pas « perdu le sens de la foi » (p. 68) ? Hedwig Marzolf est donc fondée à déceler ici une difficulté dans le libéralisme du prélat. Car reconnaître le rôle de la raison et sa compatibilité avec la foi, c’est aussi selon le cardinal, réaffirmer « la prétention à l’universalité de la foi » (p. 67). Si l’on résume : la raison corrige la foi, mais la foi est nécessaire à la raison. Et finalement la foi est indissociable de l’identité de l’individu rationnel.

Certes, la philosophie post-métaphysique se définit comme une forme d’appropriation critique des contenus de sens, y compris religieux (p. 72). Mais quelle place y a-t-il pour la théologie en tant que telle dans un monde libéral ? La philosophie rationalise (par une sorte de « traduction neutralisante ») les expériences religieuses : et ce faisant elle détache les contenus de sens de leur origine traditionnelle. Le dialogue rationnel avec les non-croyants condamne-t-il les croyants à se détacher de leur identité (p. 76) ?

c)  Dans cette perspective, la sociologie ne peut suffire à produire une critique de l’Aufklärung (p. 79). Or la critique kantienne des religions révélées est embarrassante (p. 78-80). Certes, la définition de la morale par le seul impératif catégorique - « un devoir inconsistant » qui a « un but inatteignable » - semble intrinsèquement appeler le complément nécessaire d’un Souverain Bien (p. 81). Mais, pour Habermas, Kant présuppose ici, dans sa notion de volonté, que l’amour est « la forme accomplie » du respect - par analogie avec l’intimité qu’il y a, dans la volonté de Dieu, entre la « justice » et la « solidarité universelle » (p. 81). En somme, Kant n’a pas voulu laisser à l’extérieur de sa notion de « raison pratique » individuelle ce qui appartient plus évidemment à la foi religieuse, c’est-à-dire le sens de la communauté, et les biens qui en découlent (p. 83).

La question que Hedwig Marzolf adresse à Habermas est donc : faut-il dissocier dans la philosophie kantienne ce qui relève de la philosophie de la religion et ce qui relève de la théologie ?  Selon elle, non, car la cohérence de la philosophie kantienne consiste en ceci : la théologie rationnelle permet à la raison d’accueillir les ressources éthiques des religions (p. 84).

- Enfin, l’auteure cite Karl Otto Apel qui, dans son essai pour surmonter le scientisme (neutralité axiologique, irrationalisme éthique, privatisation libérale de la morale) et réhabiliter l’intersubjectivité en éthique, défend la possibilité d’une vraie éthique de la responsabilité, contre l’éthique de conviction kantienne, dont le formalisme « délègue » à Dieu la responsabilité des événements de l’histoire (p. 88). A ce recours de la pensée solitaire à Dieu, il faut substituer, pragmatiquement, « le dialogue avec l’autre », seule manière réelle d’être responsable (p. 91).

Mais cette proposition appelle une objection : qu’est-ce qui garantit que chacun s’engage dans le dialogue (p. 92) ? L’anticipation « d’une communauté idéale de communication » ne repose-t-elle pas sur un « principe espérance » qui fait passer l’argument d’Apel du registre du transcendantal au registre de la foi rationnelle (p. 96) ? N’est-ce pas que Apel lui aussi « retrouve » Dieu dans la raison pratique (p. 98) ?

C’est pourquoi Hedwig Marzolf veut scruter les raisons que Kant pouvait avoir d’inclure la religion dans sa philosophie morale.

 2. Une « morale de la finitude » : un projet paradoxal.

D’abord, le langage religieux de Kant a suscité bien des critiques. Sartre (Cahiers pour une morale) et Alain Renaut (Sartre, le dernier philosophe) ont éveillé notre attention aux paradoxes de la finitude. Certes, au sein de « l’ontologie de la subjectivité » (p. 101), la référence à la théologie n’apparaît que comme un résidu de métaphysique. Pourtant, une lecture précise des notions propres à l’éthique - conscience, devoir, etc. - s’inscrit en faux contre la mise à l’écart de la religion. C’est ce à quoi se consacre ce chapitre 2.

a)  Le débat entre Heidegger et Cassirer sur l’interprétation du respect.

Certes, le transcendantalisme kantien rappelle que la connaissance par entendement « n’est jamais que phénoménale » (p. 108). Les mathématiques et la morale font « exception » (p. 109). Pour penser la finitude de manière encore plus radicale, Heidegger « détranscendantalise » le sujet et conclut que « le sujet est en son fond temporalité » (p. 109).  De même, sur le plan pratique, le sentiment du respect n’est-il pas ce qui révèle le sujet raisonnable à lui-même ? Le respect n’est-il pas « l’origine » de la raison pratique (cf. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique) ?

Contre cette interprétation de la finitude kantienne, qui paraît dissiper le critère de l’universalité, Cassirer souligne la capacité de l’homme à émerger de la finitude par un mouvement de dépassement qu’il appelle « infinité immanente » (Cassirer, « Kant et le problème de la métaphysique. Remarques sur l’interprétation de Kant proposée par M. Heidegger », texte reproduit dans Débat sur le kantisme et la philosophie, p. 41 ; cité p. 112).  Or n’est-ce pas dans la philosophie morale qu’apparaît cette « percée » hors du monde phénoménal et - loin de tout schématisme, donc - ce « monde spirituel », cette « région de la forme pure », cet « absolu de l’idée de liberté », comme le dit Cassirer (Cassirer, p. 69 ; cité p. 114) ?

Pour Cassirer, le respect ne fonde pas la loi morale, mais représente seulement la loi morale dans la conscience empirique (p. 117). Hedwig Marzolf note ici la difficulté de penser, comme Cassirer essaye de le faire, l’effectivité du devoir indépendamment de ses conditions subjectives d’application chez un être fini. Elle cite aussi les phrases où Heidegger, concédant la force transcendante de l’obligation morale - donc de la loi -, interprète celle-ci en termes de destin et le respect en termes d’affection « révélante » (p. 122). La difficulté vient, selon elle, de ce que « la subjectivité pratique est toujours en excès par rapport à la subjectivité individuelle » : c’est à cet « excès » que le langage religieux donnerait sens (p. 124).

b)  Le Christ et la question schillérienne de la grâce.

Dans De la grâce et de la dignité, Schiller défend l’idée que c’est en son cœur - par une grâce qui lui est propre - que le sujet moral peut accueillir la loi morale (p. 125), - et non seulement par un « respect » - qui, élevant le sujet à sa dignité rationnelle, humilie la sensibilité (p. 126). De manière un peu différente, Kant conçoit le respect lui-même comme « l’expérience esthétique du sublime de la liberté » (p. 128) ; ainsi le respect serait par lui-même enthousiasmant ; pour Kant, le recours (dans les romans, ou de la part des éducateurs) aux séductions du sentimentalisme, est un procédé puéril et desséchant (p. 130) ! Il faut admirer la vertu, oui ; mais aimer la vertu n’est pas un devoir (p. 131).

Pourtant cette opposition n’est pas si tranchée. En effet, Kant accorde non seulement qu’il faut du courage pour être vertueux, mais aussi de la gaieté, qui est un sentiment de plaisir (cf. l’Anthropologie, § 62), et même il concède (par exemple dans La Religion dans les limites de la simple raison) que l’amour du bien est une condition de l’accomplissement du devoir (p. 134) !

Dans La fin de toutes choses, Kant opère même un « renversement » par rapport à la Critique de la raison pratique ; car il y déclare que l’amour est, pour l’observation du devoir, « le complément indispensable à l’imperfection de la nature » ; le Christ parle donc « en ami de l’homme » [in der Qualität [...] eines Menschenfremdes] (p. 135). Bien sûr, Kant continue clairement à distinguer l’amitié (relation morale) et la philanthropie (relation esthétique) (Doctrine de la vertu, § 46) : ainsi l’ami des hommes, tout en obligeant autrui, est lui-même obligé. De la sorte, les hommes se trouvent « pour ainsi dire comme des frères soumis à un père universel qui veut le bonheur de tous » (Ibid., § 47).

Au rebours de Luther (p. 137), Kant considère surtout l’humanité du Christ, un maître que l’on puisse imiter [nachfolgen] en toute autonomie et liberté (p. 138). Conformément aux vœux de Schiller, il y a donc chez Kant une « pensée libérale » du christianisme, qui n’est pas indifférente au plaisir du devoir (p. 139) !  « À travers le Christ, la vertu n’apparaît plus simplement respectable, mais également aimable » (p. 140). Hedwig Marzolf cite de nombreux passages qui expliquent que le point de vue moral est celui où l’acceptation de la loi résulte purement de la liberté (p. 142). L’exemple du Christ fait aimer le commandement moral, d’où la légitimité et l’efficacité morale de l’amour de Dieu et du commandement évangélique qui le prescrit (p. 145). C’est pourquoi la Critique de la raison pratique fait de ce commandement religieux « le noyau de toutes les lois » (p. 146).

c)  Hedwig Marzolf poursuit son analyse de la vie morale. D’abord, qu’est-ce que fait l’obligation morale, si elle ordonne, absolument, par nécessitation intérieure ? Qu’est-ce qu’entend la conscience morale, sinon un appel, à laquelle la liberté a à répondre ? En quoi consiste cette « altérité intérieure » (p. 148) ? Comment puis-je avoir des devoirs envers moi-même, sinon par une « obligation d’être obligé » (p. 149) ? Tout se passe comme si le « sujet de l’impératif catégorique » était Dieu (p. 150), c’est-à-dire non seulement comme si les devoirs étaient des commandements qualifiés de divins (p. 151), mais de telle façon que « cet impératif est représenté comme régnant et commandant absolument, par suite comme relevant d’un Seigneur, et convenant par suite à une personne » (Opus posthumum, p. 181). Le sujet moral est « révélé à soi-même » par le don de la loi (p. 153).

La conscience morale se présente comme un tribunal intérieur (p. 155). De plus, c’est comme homo noumenon que le sujet se sent jugé, et non seulement comme homo phaenomenon : celui qui juge est donc nécessairement un autre, et « l’autre ne peut que désigner Dieu » (p. 159). On peut donc conclure : « La structure même de la conscience morale comme instance judiciaire contient un renvoi à Dieu » (p. 160).

Autre argument encore en faveur d’une référence à Dieu : « de même que l’homme ne peut se délier de l’obligation morale, il ne peut se délivrer de ses propres fautes ; or le pardon est nécessaire, si l’effort moral (le progrès moral) doit avoir un sens » (p. 164).

Enfin, il y a le mal infligé aux autres. Or, selon Kant, la simple coexistence des individus - même sans intention mauvaise - suscite leur corruption réciproque ; en revanche, si chacun se reconnaît comme membre d’un royaume possible par la liberté, dont Dieu est le souverain, les conditions sont réunies pour que « le respect d’autrui » soit « immédiatement articulé au respect de la loi morale » (p. 165).

D’où la formulation d’un « panenthéisme moral » : c’est dans l’idée de Dieu comme être moral que « nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes, poussés par la connaissance de nos devoirs comme commandements divins » (p. 167 ; l’Opus postumum cite ici les Actes des Apôtres, 17, 28).

 3. Théologie et réflexion.

Enfin, Hedwig Marzolf relance la réflexion sur la théologie kantienne, située dans son rapport avec des préoccupations actuelles. A notre époque, le refus du dogmatisme religieux ne se manifeste pas seulement par l’agnosticisme passif : car il donne lieu aussi à ce que Jean-Marc Ferry appelle la « religion réflexive », et qui consiste en la résolution de « croire pour des raisons pratiques » et non théoriques (p. 169). Mais l’auteure restreint ici son analyse à la pensée kantienne, et principalement à l’Opus postumum. Kant y explore les conséquences théologiques de sa méthode transcendantale : il y conclut qu’un Dieu « constitue la condition de possibilité » du rapport au monde ; la théologie devient le « principe suprême » de la philosophie transcendantale (p. 170).

a) Le postulat de l’existence de Dieu.

- Une croyance rationnelle ou une croyance historique ?

Dans la Critique de la raison pratique, Kant définit Dieu comme Souverain Bien, comme liaison synthétique entre le devoir et le bonheur : l’existence de Dieu est un postulat réclamé par la raison pratique. Habermas suggère que ce postulat n’est que le reflet, inséré dans la philosophie, de la simple certitude propre aux communautés religieuses traditionnelles (p. 171). Voyons de plus près.

Kant semble appuyer l’admission de ce postulat d’un Souverain Bien sur l’exigence de justice (ou alors est-ce au méchant que doit revenir le bonheur ?). Il y aurait une continuité entre cette exigence et l’acte de prier (p. 172). Mais une objection se fait jour : ces arguments supposent admise par avance l’idée de Dieu plutôt qu’elles ne la produisent ! Comme le signale déjà Thomas Wizenmann (1759-1787), la notion d’un « besoin [subjectif] de la raison » manque de clarté (p. 174), et semble rattacher Kant au fidéisme (p. 176). Certes, Kant répond, dans la Critique de la raison pratique (Ed. GF, p. 273, note), en distinguant le besoin sensible et le besoin qui découle de la conscience de la loi morale universelle. Mais il ne peut poser la réalité de l’objet d’un besoin, même idéel, « que par le recours subreptice à une sorte de preuve ontologique qui conclut de l’idée à la réalité de l’objet correspondant » (p. 177) !

Pourtant, selon l’auteure, l’objection de Winzenmann et de Habermas méconnaît la source de la certitude morale qui permet de conclure à Dieu : elle n’est pas un dérivé du désir de bonheur, mais d’une certitude issue de la liberté elle-même, donc de ce qui constitue l’être rationnel (qui pense « la loi » et donc « la liberté qu’elle implique »). Certes, il n’est pas possible de garantir la réalité de la liberté elle-même, mais la confiance en la pensée elle-même repose sur la confiance qui est mise en la liberté (la formule de ce « cogito éthique » serait : « je suis libre, donc je pense »). C’est l’énigme même de la liberté : la liberté est reçue mais n’est jamais « objectivable » (p. 178). Le raisonnement de Kant associerait ainsi deux mouvements convergents : « Dieu nécessaire synthétiquement à la réalisation du souverain Bien dérivé est le même que celui qui peut être rejoint analytiquement à partir de la réflexion sur la divinité ou la sainteté de l’impératif moral » (p. 179).

Cette analyse rejoint celles de quelques articles recueillis par Robert Theis pour la Société d’études kantiennes, par exemple celui de Paulo Jesus, qui conclut à la « possibilité-plus-que-possible » de Dieu - « figure modale un peu obscure et tendue qui conjugue paradoxalement l’apodictique avec le problématique » (« La psycho-logique de l’hypothèse-Dieu, ou la nécessité d’une possibilité »). La position de Dieu résulte de ce que la raison, comme faculté des fins, est ainsi faculté des intérêts supérieurs et semble converger avec les intérêts de la vie et de l’action. « La bienveillance du créateur du monde représente la radicalité ultime du renouvellement de la résolution en faveur de la liberté » (p. 180).

 b)  Ces rappels permettent de répondre à Heidegger, qui disait que la question de l’existence de Dieu est « l’aiguillon secret » de la pensée kantienne (Heidegger, « La thèse de Kant sur l’être », Questions, II), mais qui considérait aussi que la dimension théologique de la morale kantienne manque ce qui, de la liberté, excède le sujet. La pensée kantienne retomberait-elle dans la métaphysique, l’objectivation de Dieu (cf. Heidegger, De l’essence de la liberté) ? Non, ce n’est pas le cas. En effet, qu’on se rappelle la distinction de l’entendement et de la raison, de la chose en soi et du phénomène, qu’on voie comment dans les preuves de la liberté et de Dieu la « condition » est « dépendante du conditionné » - c’est-à-dire du « fait de la raison » (p. 185) - : on peut alors comprendre qu’en réalité « chez Kant, c’est l’irréductibilité de la liberté à l’objectivation qui nous oblige à penser un Dieu qui lui-même ne saurait être connu » (p. 184). Ainsi la philosophie transcendantale, dans son souci même de systématicité théorique, contribue en réalité à « l’impossibilité de l’achèvement du système » : on pourrait dire que le concept de Dieu désigne « le caractère indépassable pour nous » de cet inachèvement (p. 187).

En somme, on dit ainsi que l’impératif catégorique comme fait de la raison permet la preuve apagogique de la liberté (p. 191). Or, dans l’Opus postumum, Kant semble même affirmer que l’impératif catégorique « fonde » le concept de liberté (p. 192) : par un curieux renversement, le fait de la raison « est un authentique principe donné » (p. 193).

Pour rendre compte de ce qu’apporte ici l’idée de Dieu, Hedwig Marzolf reprend l’analyse de l’autonomie rationnelle. On ne peut sortir des paradoxes de l’autonomie sans reconnaître en elle un « triple excès » (p. 196). En effet : 1. La raison ne fait pas seulement connaître le bien, elle est aussi une force qui oblige le sujet à vouloir le bien. 2.  Cette force a à vaincre le penchant naturel au mal radical. 3.  A « l’origine insondable » du mal radical peut seulement répliquer « l’affirmation de la possibilité de la régénération de l’arbitre (la figure du Christ) » (p. 197). De ce fait que la raison puisse tout bien, veuille, commande, sache sans être déterminée par la sensibilité, de ce fait Dieu est le concept. « Dieu est la raison éthico-pratique se donnant elle-même la loi. De là seulement un Dieu en moi, autour de moi et au-dessus de moi » (Opus postumum, 24, « Des questions de la philosophie transcendantale », p. 249).

Il y a donc une scission entre les deux usages, théorique et pratique, de la raison. Et l’idée de Dieu « exprime la priorité de l’intérêt pratique » (p. 200). La théologie transcendantale est une exigence « architectonique » de la philosophie transcendantale dans sa tendance au système, qui est pourtant impossible au sujet connaissant. On peut le dire encore ainsi : certes, l’unité de l’existence est « une tâche inachevable » ; mais le concept de Dieu permet de penser « l’unité présomptive problématique du sujet » (p. 202).

Il y a là un paradoxe profond : en pensant Dieu, le sujet se donne un « point de vue » qui « n’est pas un principe absolu, [...] un fondement, mais qui désigne en même temps la limite de notre rationalité » (p. 203). Mais paradoxe nécessaire, qui s’identifie à l’exigence du philosopher lui-même : « il nous faut penser Dieu parce qu’il est inconnaissable » (p. 204, je souligne). Kant définit l’homme tout à la fois comme « être sensible raisonnable dans le monde », et comme « être moral », « conscient de sa liberté » : un être qui ne connaît pas seulement le monde, mais qui l’habite, « cosmotheoros » (Opus postumum, p. 219).

 c) Transformations de l’idée de Dieu.

Une question se pose : y a-t-il une cohérence entre cette théologie transcendantale et la philosophie des trois Critiques ? D’abord, Kant semble restituer la possibilité d’une preuve ontologique : comment ne pas conclure en effet que « l’idée » de Dieu « est en même temps la preuve de son existence » (OP, p. 200) ? Dans la perspective de la Critique de la raison pure, le concept de « nécessité absolue » reste une simple « exigence subjective, et rien de plus » (p. 211). Kant peut donc seulement affirmer : « si un concept de l’absolue nécessité d’un être est déterminable, alors l’existence de ce même être est prouvée » (Kant, Réflexion 4588). 

Dans la perspective pratique en revanche, « le projet de nous saisir nous-mêmes comme sujet est la présence non sensible, mais réelle de Dieu » ; Dieu est « l’infinie mise en demeure de penser » (p. 212). Pour H. Marzolf, ce n’est pas seulement dans l’esprit qu’il y a « quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé » (selon la formule d’Anselme), mais c’est dans la liberté, ou « plus exactement son "mystère" pour la raison théorique » (p. 213).  Ainsi sans pouvoir « disputer » de Dieu, on peut « discuter » de lui. Il y a une « idée Dieu » plutôt qu’une « idée de Dieu » qui désigne un objet : une « réalité pratique » de Dieu, plutôt qu’une substance, ou alors une substance en un sens non métaphysique, comme le sujet autonome peut être aussi qualifié de substance (p. 217). 

Qu’est-ce que cette théologie transcendantale, qui est « une connaissance de Dieu, mais seulement relative à la pratique » (Critique de la raison pratique, citée p. 245) ? Peut-on personnaliser Dieu ?

H. Marzolf montre que la philosophie transcendantale dépasse les clivages ordinaires qui accompagnent l’idée de religion naturelle - athéisme, théisme, déisme -. Parlons plutôt d’un « intellectualisme moral », et de « philosophie réflexive transcendantale » : « à l’affirmation de l’existence de Dieu en l’absence même de la connaissance de son essence », cette philosophie substitue « le devoir de connaissance de cette essence en l’absence même d’une prise de position sur son existence » (p. 218). Il est sans doute possible d’être athée, mais l’athée - sauf à être de « mauvaise foi » ! - ne saurait être ignorant du « minimum que constitue l’idée de Dieu », et participe nécessairement d’une « théologie minimale » (p. 220).

Une telle théologie ne peut affirmer - au sens métaphysique - qu’il y a un Dieu, mais seulement qu’il « ne peut y avoir, s’il y a un Dieu, qu’un Dieu », de même d’ailleurs qu’on ne peut penser catégoriquement qu’un monde (OP, p. 222). 

Issu de la formule qui appelle inconditionnellement au devoir, Dieu en désigne le sujet absolu, et ce non seulement à titre de Maximum (comme ens realissimum), mais comme « une personne » qui « n’a que des droits et pas des devoirs » (cf. OP, p. 172), autrement dit « une personne qui a un pouvoir légitime sur tous les êtres raisonnables » (OP, p. 222) et qui leur commande souverainement. Les attributs de Dieu sont donc ceux d’un être suprêmement puissant (ens summum), sage (summa intelligentia) et bon (summum bonum), et sont en lui « exactement les mêmes idées », celles d’un « créer et agir suprêmes » (OP, p. 255)  - nominalisme cohérent, par lequel Kant rejette la Trinité réelle (cf. OP, p. 216) -. 

Certes, la loi morale ne vient pas de Dieu, certes ce n’est pas de Dieu qu’il faut attendre la sanctification de la loi morale, qui est « sainte en elle-même » (p. 234), mais « Prescrire tous les devoirs humains comme des commandements divins se trouve déjà dans chaque impératif catégorique » (OP, p. 172).

Autre question : pourquoi parler en termes de droit ?  Comme les hommes sont des êtres faillibles, l’éthique exige qu’on se fasse aussi une maxime d’agir en conformité avec le droit.  Dieu se définit comme ce qui permet de penser la loi morale comme un commandement (p. 233). La loi n’est pas arbitraire, elle « est sainte en elle-même », et oblige de manière inconditionnée la volonté - qui n’est pas « sainte » (p. 234) -. Ainsi la théologie (Dieu commande) et la métaphore politique (le sujet moral est membre législateur du royaume moral) s’éclairent-elles réciproquement dans la visée d’un royaume purement moral où règne la liberté (p. 236). Plus précisément, la notion d’un Dieu législateur donne son sens à la notion d’un Dieu créateur (p. 238). Ainsi, de même que le respect de la loi doit être considéré comme « saint » (p. 238), on dira aussi que Dieu est « saint législateur » (p. 240), « gouvernant » (p. 241) en même temps que « bon »  et juste juge - sans que l’espérance nécessaire mise en lui se substitue à l’effort moral lui-même (p. 242) -.  Il y a une analogie entre le pouvoir législateur « suprême » - mais non « absolu » - de Dieu et le régime républicain (p. 240), avec celle d’un juge (p. 243).

 Quelques questions portent encore sur le statut de cette religion.

Affirmation panthéiste : Dieu est en nous. Affirmation panenthéiste : nous sommes en Dieu.  Mais Dieu est-il « impersonnel, identifié au monde » (p. 247), et la conscience doit-elle désirer être « engloutie dans l’abîme de la divinité » comme chez Lao-Tseu (p. 248) ? Non, et Kant dénonce dans la notion d’émanation un égarement de la raison, et aussi le système des Stoïciens (p. 249).

Que faire du spinozisme, dans lequel Jacobi voyait tout à la fois un rationalisme, un fatalisme, un nihilisme - pour tout dire un athéisme - ?  Kant, réfutant Spinoza (p. 252), refuse aussi - contre Jacobi - l’assimilation du rationalisme et de l’athéisme (p. 253) et l’identification entre raison et intuition - contre Mendelssohn et contre toute Schwärmerei (p. 255) -. Mais la référence à Spinoza n’est pas hors de propos, car l’impératif catégorique (la problématique pratique, qui raisonne en termes de liberté) nous éclaire sur ce que doit être l’exigence théorique elle-même (la problématique naturelle, qui raisonne en termes de causalité). « C’est la causalité naturelle elle-même qui doit alors être vue dans l’horizon ouvert par la liberté, donc à partir de Dieu » (p. 257).

En un sens, la raison éthico-pratique, pour laquelle « il y a un Dieu dans l’âme de l’homme » (OP, p. 173), pense aussi nécessairement qu’il y a un Dieu « présent intimement à tous les êtres du monde » (OP, p. 194). Le panenthéisme permet de penser « la transcendance dans l’immanence », donc « un Dieu en moi, autour de moi et au-dessus de moi » (cf. OP, p. 245).

Conclusion :

Au terme de cette analyse serrée, Hedwig Marzolf juge que Habermas est resté enfermé dans une problématique trop strictement politique, au détriment du point de vue de la morale individuelle. En effet, Habermas peine à sortir du cercle suivant : d’un côté, les religions ont le devoir de reconnaître et de soutenir la légitimité de l’Etat libéral ; mais au fond elles ne le peuvent qu’à la condition que cet Etat exprime déjà les valeurs de ces religions (p. 262). Sans doute, pour rendre compte de ce cercle, faudrait-il rappeler qu’il est le résultat d’une histoire – la longue histoire de la création des Etats en opposition à l’autorité de l’Eglise. Mais ce n’était pas l’objet de cet ouvrage.

En quoi consistent la place et la légitimité de la pensée éthique individuelle ? Selon Hedwig Marzolf, la lecture précise de Kant nous a montré que « la religion est la force réelle de la raison pratique » (p. 262). Il semblerait ainsi que ce soit du devoir de l’Etat libéral, selon ses propres valeurs, de reconnaître les religions.

Pour finir, Hedwig Marzolf cite rapidement quelques penseurs de la sécularisation : Schleiermacher, penseur du sentiment de dépendance, mais aussi Otfried Höffe, Paul Ricœur, Rémi Brague, John Rawls. A leur suite, elle veut confirmer que l’obligation réflexive est l’affaire de tous - « croyants et incroyants » - : il importe d’établir un « authentique dialogue entre la raison et la religion, la philosophie et la théologie » (p. 265). Les différentes formes de l’athéisme et de la foi doivent-elles faire de leur exigence de vérité et d’autojustification une occasion de conflits réciproques ? Ne sont-elles pas réellement solidaires dans la nécessité d’assumer la finitude ? On conviendra peut-être de cette solidarité si l’on comprend, inspiré par l’inspiration critique des Lumières, qu’il « ne s’agit pas en réalité d’abandonner la vérité, mais de comprendre qu’elle est une vérité d’ordre pratique, qu’atteste une conduite, dont témoigne une existence » (p. 266).

Les enseignements disciplinaires, aussi bien que les enseignements transversaux tels que l’enseignement de la morale, du civisme ou du fait religieux, confrontés à des aspirations de provenance diverse, rencontrent de telles exigences.

 Bibliographie sélective :

Marc Boss, Au commencement la liberté. La religion de Kant réiventée par Fichte, Schelling et Tillich, Ed. Labor et fides, 2014

Jean-Marc Ferry, La République crépusculaire. Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Ed. Cerf, 2010

Jean-Marc Ferry, La religion réflexive, Ed. Cerf, 2013

Jean-Marc Ferry, Les Lumières de la religion. Entretien avec Elodie Maurot, Ed. Bayard, 2013

Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Ed. Vrin (trad. Gibelin)

Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, Ed. Gallimard, 2008

Robert Theis (dir.), Kant. Théologie et religion, Paris, Vrin, 2013

                                                                                                          Etienne Akamatsu