Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, sept. 2015, Vrin, 300 p., lu par François Godeluck

 La philosophie impose de questionner et de prendre son temps. Un temps qui va bien au-delà de l’événement et au-delà de l’existence individuelle d’un homme. Elle sert la vie en la rendant moins étrange. Mais la vie est parfois si singulière qu’elle heurte la philosophie et la laisse sans voix ni raison. En particulier face au mal et à la violence. La maladie d’Alzheimer est dans notre société contemporaine une des manifestations du mal. Elle nous impose le devoir d’assister notre prochain. Mais il s’avère que nous sommes impuissants à aider, à enrayer le déclin ou à remédier à la décomposition de l’autre. Annie, l’épouse de Michel Malherbe, fut atteinte de la maladie d’Alzheimer à l’âge de soixante ans passés. Le mal qui touche son épouse est aussi son affaire. Une affaire d’expérience. Une expérience qui ne se partage pas car c’est chaque fois l’expérience d’un seul. Néanmoins, dans son livre, intitulé Alzheimer, M. Malherbe philosophe à la première personne et entend tirer un enseignement qui se tient dans les limites de son expérience. Présence de la mort au sein de la vie, la maladie d’Alzheimer est un mal qui défait et touche l’homme jusque dans son intégrité d’individu et sa dignité de personne responsable, de sorte qu’il est nécessaire de poser la question de la reconnaissance.

 

Il s’agit moins de savoir si le malade nous reconnaît que de savoir si nous le reconnaissons dans son humanité. Comment reconnaît-on un être humain ? Telle est la question que pose le livre de Michel Malherbe. Le patient devenu Alzheimer, on peut douter qu’il y ait encore quelqu’un dont on puisse dire qu’il souffre et qu’il meurt. Le risque est grand de se raconter bien des histoires. Mais là est la question. Il n’est pas difficile de se donner quelque chose pour objet de discours. Mais quelqu’un ce n’est pas quelque chose car chaque être humain est par lui-même la source de sa vie et le ressort du monde qui est le sien. Cependant, avec le patient Alzheimer cette différence s’estompe. Le patient devient objet, objet d’étude, objet de soin, objet de devoir, etc. Et la tentation est grande de l’abandonner à sa condition d’objet tant la relation avec lui ne cesse de se défaire. Mais pour ne pas se résoudre à un pareil forfait, il faut faire un peu de philosophie.

Dans le premier chapitre, l’auteur montre qu’il y a deux manières de traiter la question : à quoi reconnaît-on qu’un être humain est un être humain ? Ce peut être sur le mode spéculatif : qu’est-ce que l’homme ? Quels sont les critères par lesquels on reconnaît un être humain ? La maladie d’Alzheimer atteint-elle la personne jusque dans son humanité ? Ce peut être aussi sur un mode éthique. L’éthique se place dans le registre de la pratique, un registre où la vérité de l’énoncé est suspendue à sa force d’influence : tout être humain doit être considéré comme une personne, quoiqu’il lui arrive dans sa vie. Il s’agit d’un mot d’ordre qui est une manière de récuser la question.Or, l’éthique coupée de la spéculation est une rhétorique qui fait du rapport à l’autre une mystique. Entrer dans une démarche éthique, celle des politiques d’assistance et de soin qui ont cours dans nos sociétés, serait renoncer à savoir ce qu’il reste d’humanité dans celui qui dégénère, l’accueillir comme étranger et l’accompagner dans son déclin. L’aidant est impuissant mais on lui demande d’accompagner le malade, de continuer à tenir autant qu’il le peut. Mais, observe M. Malherbe, pour continuer de tenir, il n’est pas inutile de raisonner. Si on ne peut rien faire, on ne peut échapper à la question que penser ? Comment identifier un individu comme un être humain ?

Le naturalisme et l’humanisme sont deux manières de répondre à cette question, mais chacune de ces deux approches se heurte à un paradoxe : le naturalisme déterminant l’individu par genre et différence spécifique n’exprime pas la singularité de l’individu au sein de l’espèce. L’objet de l’humanisme c’est l’humanité en tant que communauté morale. L’humanisme remplace l’individu par le sujet ou la personne. Or la relation à l’autre n’est pas relation avec une abstraction, mais bien avec un être de chair et de sang. L’humanisme méconnaît ce sol ontologique qu’est l’individu vivant ; sol qui permet de penser le moi comme pôle de référence et source de la relation à autrui pensé comme mon semblable. Mais le risque surgit alors de traiter l’autre à la ressemblance de soi et dans ce mode de reconnaissance de dissoudre son altérité. Peut-on renverser le rapport en allant désormais de l’autre à soi et non plus de soi à l‘autre, en vue de changer la relation morale de l’interpersonnalité en une relation éthique ? Le patient Alzheimer semble être une figure exemplaire de la détresse de l’autre que Levinas nomme visage. Cependant, dans le cas des patients Alzheimer, la reconnaissance éthique, sous la forme de la responsabilité pour l’autre, semble impossible car l’aliénation du patient fait sa différence, mais la maladie instille aussi le non-rapport. Ceux qui se nourrissent de la mystique de l’Autre diront qu’il faut avoir foi en l’autre et continuer à le reconnaitre comme individu humain. Mais que faire du mal qui empêche de nouer une relation ? Le discours éthique des soignants qui continuent à faire de l’autre mon semblable, au sens d’un individu vivant, d’un humain, se heurte non seulement à l’analyse philosophique, mais aussi au problème concret de la relation vécue avec un autre qui s’absente de la relation. En effet, pour qu’il y ait relation, il faut être deux.

Dans le deuxième chapitre l’auteur quitte l’analyse des conditions transcendantales de toute éthique pour envisager la relation à l’autre empiriquement. D’un point de vue empirique, la relation à l’autre se noue dans une vie commune qui se confond avec la vie quotidienne. La vie propre à chacun est une vie liée à celle des autres qui font comme nous. Elle est un ciment de la vie sociale. Mais cette vie quotidienne donne plus, elle donne la vie normale, c’est-à-dire une valeur à tout ce que l’on vit. Avec le placement de l’autre en établissement, la vie commune cesse. Pourtant la maladie d’Alzheimer produit de la normalité. Elle fait et demande que soient maintenues les apparences d’une vie normale. Mais privée de cette vie, elle ne devient qu’une injonction, un simple artifice. Que reste-t-il quand il n’y a plus de vie normale ? En vérité, il ne reste qu’une seule chose : le devoir, le devoir de tenir encore et toujours l’autre pour son semblable, quoi qu’il en soit, quoi qu’il advienne. La morale kantienne oppose au fait le devoir, un devoir qu’il faut accomplir mais qui est sans pouvoir sur le fait lui-même. La représentation morale ne donnant pas un pouvoir réel d’action n’est-elle pas trop idéale ? Ne faut-il pas alors renoncer à la morale du devoir et agir selon le principe de bienfaisance, ordonné à des fins empiriques : la guérison, le soin, le confort, la sécurité, etc. ? Sous la personne morale, le principe de bienfaisance glisse la personne concrète définie comme objet de soin. Ainsi les éthiques de la personne se livrent à une naturalisation cachée, mais problématique.  Dire ce qu’est l’homme, c’est dire ce qu’il doit être et ce pour quoi on doit le tenir – et inversement. La morale kantienne est abstraite, mais les éthiques empiriques de la personne retrouvent cette abstraction. L’humanité du patient Alzheimer tient par le devoir car il est mon semblable de droit. Mais si remplir son devoir c’est faire comme si nous reconnaissions l’autre, alors tout le travail de la reconnaissance reste à faire car elle est reconnaissance d’une personne en particulier.  

Le troisième chapitre reprend la critique de Kant par Max Scheler visant à montrer que la personne morale est coupée de la personne individuelle. Appliquer la lecture schélérienne à Alzheimer permet d’éliminer le problème de la reconnaissance quand on le traite comme un problème d’identification car la personne n’est pas seulement une personne individuelle, elle est aussi une personne commune. Dans l’établissement il y a une communauté réelle et pas simplement une association d’individus. Cependant, l’analyse de Scheler ne résiste pas car la maladie est la cause d’une séparation entre les individus qui redeviennent premiers et le lien se réduit au lien clinicien du soin, au lien compassionnel de l’accompagnement, et/ou au lien moral du devoir. Ainsi le « nous » se change-t-il en un « on ».

Le quatrième chapitre montre que l’accompagnement du patient se fait sur le mode de la troisième personne. Comme on ne sait plus ce que l’autre pense, on s’empare de sa gouverne, on pense pour lui, on est sensible pour lui. Le sujet dont on parle est absent puisqu’on en parle, mais on ne laisse pas d’en parler comme d’un sujet ou d’une personne. Dans la maladie d’Alzheimer, l’autre est présent et absent : présent puisqu’il est ici devant moi en cette partie-ci du monde ; absent puisque la communication et l’échange ne se font pas. La maladie désagrège l’âme et ne laisse que l’individu corporel. Mais comment une cause physique peut-elle produire un effet mental ? Ne peut-on expliquer, au moins pour partie, les troubles cognitifs par un état de dépression, un état pour lequel les psychologues invoquent le principe d’une causalité proprement mentale ? Ce problème de la causalité mentale n’a pas pour objet de décider s’il faut être métaphysiquement moniste ou dualiste mais l’objet est : comment reconnaître l’autre comme un être humain, dans sa dégénérescence même ? Les soins à la personne relèvent-ils du corps ou de l’esprit ? Reconnaître est ici savoir quel soin donner. L’accompagnement moral n’est pas dissocié des soins du corps. Certes, il faut reconnaître le patient Alzheimer dans sa personne : qui s’y refuserait ? Mais cette évidence si claire, si éloquente qu’elle soit, s’enveloppe de beaucoup de confusion. Ne s’y représente qu’une injonction morale, qu’un devoir de reconnaissance et non une reconnaissance. Sous peine de rester confus, ce devoir doit s’inscrire dans la possibilité réelle du monde. La reconnaissance morale de la personne passe par la connaissance qu’il faut acquérir de sa réalité physique.

Le cinquième chapitre distingue le travail de reconnaissance et l’identification : l’identification concerne le jeu des apparences, mais la reconnaissance concerne l’être même de la personne. Les deux opérations ne coïncident pas. Comment en vient-on à reconnaître un être dans son identité, c’est-à-dire, dans son être ? L’amour est un acte de reconnaissance, acte inaugural qui précède la connaissance des qualités que j’attribue à l’aimé. Mais le sujet n’est pas réductible au sujet logique auquel on attribue des prédicats. L’identité de la personne s’actualise dans le rapport à établir entre son identité principielle et son identité composée. Mais la question est de savoir ce qui peut nous porter à la reconnaissance de l’identité principielle – la connaissance de l’identité composée ne présentant pas de difficulté propre, étant une connaissance empirique. Ni la localisation spatio-temporelle ni le critère sortal, ni leur rapport (rapport de la matière et de la forme chez Aristote) n’y suffisent. La cause en est que, et Leibniz le démontre, la reconnaissance de cette identité principielle doit posséder une force ontologique qui n’appartient qu’à Dieu. Mais nous ne sommes pas Dieu (peut-être l’amour fou renferme-t-il quelque chose de divin !) : on ne saurait reconnaître l’autre dans le principe de son identité qu’en le créant. Il ne nous reste que de le connaître dans son identité composée par la description empirique que nous pouvons en donner ou par le récit que nous pouvons faire de sa vie. Mais nous ne saisirons jamais la personne à sa racine, dans sa singularité active, dans son identité propre. Il faut tenter une autre voie si on ne veut pas céder au scepticisme. Il faut passer du sujet logico-ontologique au sujet réfléchissant et trouver ainsi un autre moyen d’appréhender l’autre : embrasser sa personne comme une première personne en même temps qu’on s’appréhende soi-même comme première personne.

Après avoir cherché le fondement de la reconnaissance dans les philosophies de la réflexion comme celle de Nabert ou de Ricœur, l’auteur montre que nous sommes pris dans le dilemme suivant : ou bien, en suivant les philosophies de la réflexion, réduire la reconnaissance à un procès d’identification ou bien tomber dans le scepticisme le plus noir. Mais pareil dilemme va contre le sens commun. Le sens commun, lui, est réaliste. Etre, c’est être un être humain et on ne peut être un être humain qu’en étant identique à soi. Dans chacune de nos perceptions nous reconnaissons l’autre, nous le reconnaissons instantanément, à la fois dans son humanité et dans sa singularité ; et nous le reconnaissons à cette manière d’être et de se comporter qui n’appartient qu’à lui. Cette croyance est première et certaine. En douter, c’est ne pas avoir le sens commun. Toutefois une croyance même première doit faire valoir en sa faveur de bonnes raisons. D’où la question : le sens commun résiste-t-il à Alzheimer ? Le premier principe du sens commun dit : être un être humain, c’est avoir vie et pensée. Vivre et exister par la pensée ne sont pas la même chose : le vivant vit dans son corps, il fait ainsi un individu ; le sujet existe par son activité pensante, il fait ainsi une personne. Mais la personne qui existe et l’individu ne font qu’un seul et même être. L’identité individuelle du corps ne serait rien qu’un attachement à la vie, un effort de survie, si elle ne prenait valeur en incarnant l’identité personnelle, une identité à construire par la pensée et la volonté. Il n’y a pas lieu de remettre en cause le premier principe de la reconnaissance cher au sens commun : le patient Alzheimer est vie et pensée, individu et personne. Mais c’est le second principe qui s’avère défaillant. La maladie dé-spiritualise l’âme. Le patient existe mais, il ne continue pas d’exister : il dure, ce qui est autre chose. Son identité individuelle ne fait pas de doute. En revanche, son identité personnelle est devenue une énigme insoluble. C’est la mémoire qui manque au patient Alzheimer. La suite de ses vécus est lacunaire. Sa conscience se défait : elle s’est arrêtée à l’acte présent. Aussi la reconnaissance sera-t-elle fragmentée ou plutôt, à chaque visite, à chaque rencontre nouvelle, tout sera à reprendre.

Le sixième chapitre intitulé « mon parent, mon prochain » montre que la reconnaissance est avant tout pour un être unique et singulier. Elle se pense dans le registre de l’amour ou selon une logique de l‘élection et de l’estime qui rend le procès de son universalisation problématique. Si on considère le soin lui-même, il maintient une relation avec le patient qui est personnelle et qui ne se réduit pas au rapport à la maladie. Dès lors, cette relation ne peut être qu’une relation d’estime. Mais le soin ne saurait se masquer la dégénérescence du patient où se perd ce que nous avons appelé son mérite. Et le mal, qui est cette perte d’être dans l’être de son prochain, se marque aussi dans l’impuissance où l’on est à soutenir l’acte d’estime où il faudrait le tenir. La question n’est pas ici de savoir si l’on retrouve dans le patient les propriétés de la nature humaine. Elle n’est pas non plus celle du devoir. La question est de tous les instants : comment combattre le mal en l’autre et en soi-même ? Comment entretenir la flamme de la reconnaissance sans s’épuiser, sans renoncer ? La relation au prochain, prise en elle-même, a deux faiblesses. D’une part, elle introduit un ordre de préférence : l’élection est une sélection qui marque la distance entre le proche et le lointain. Et c’est une question de savoir si cette relation peut s’étendre au genre humain : ne doit-on pas lui reprocher d’être partiale ? D’autre part, la passion est dans la nécessité de se renouveler, de se réanimer sans cesse. L’infidélité n’est-elle pas alors un risque inexorablement encouru ?

Quelles raisons fortes ai-je d’être fidèle à l’affection que j’ai pour elle ? Cela ne se fait pas d’être infidèle en pareille circonstance, ce serait inconvenant, ce serait contre la justice, contre l’ordre légitime des choses. Mais on ne saurait être fidèle par devoir ; la fidélité relève de la passion. Reconnaître, c’est élire et préférer, être fidèle c’est encore cela, c’est être fidèle à son prochain, à celui ou à celle dont on reste proche envers et contre tout. La fidélité à celui qui est notre proche est fidélité à ce qui est depuis toujours vrai, juste et bon. Cette fidélité est une forme de justice et de reconnaissance, celle de l’élection qui préfère mais qui peut s’étendre de proche en proche, et celle du jugement qui modestement dit ce qu’il est bon de faire en juste proportion, en bonne convenance. Reconnaître, c’est con-venir. Non pas se contenter de reconnaître son prochain comme son semblable, mais le faire meilleur que soi et attendre qu’il nous traite de même, et qu’ainsi nous convenions ensemble dans une confiance mutuelle et qu’ainsi, au plus proche, nous formions un nœud d’humanité. S’il faut rester fidèle et exiger de l’autre la même fidélité ce n’est pas au nom du savoir de ce qu’est l’humanité, mais parce qu’il est vrai, juste et bon de convenir ensemble. L’abandon signifierait qu’on admet le non-rapport, qu’on s’accommode d’avoir perdu courage et qu’on prend son parti de la victoire du mal. Imiter une action familière. C’est une manière de continuer. Ultime résistance, celle d’une vie qui se reprend dans l’adversité ; voilà la victoire décisive, celle de l’humanité des hommes surmontant en chacun le déclin de chacun. Faire plus que durer : continuer, cette action n’appartient qu’au genre humain.

Le livre de M. Malherbe a le mérite d’envisager la question de l’identité, de la conscience ou encore de l’humanité à partir de son expérience singulière de la maladie d’Alzheimer. Son intérêt est de montrer que même dans les approches les plus concrètes, les plus pratiques, celles du soin par exemple, se cache une tendance à objectiver l’autre. La philosophie, par le questionnement et le recul qu’elle impose, permet de rester vigilant face à cette objectivation qui est une forme d’abandon.

François Godeluck.