Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015 lu par Bruno Hueber

Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015 lu par Bruno Hueber

Le terme de démocratie, on le sait, est un de ces signifiants flottants ou de ces termes qui donnent lieu depuis longtemps à une véritable guerre des mots. Un mot, donc, pour un idéal de société émancipatrice s'il en est, qui saurait conjoindre de façon satisfaisante les libertés publiques et individuelles, une certaine justice économique et sociale ainsi qu'une prospérité raisonnable, un mot aussi malheureusement trop souvent alibi, masque ou slogan de toutes les déclarations politiciennes les plus creuses ou les plus prudentes voire des décisions les plus cyniques, un mot enfin affirmant un principe, pour ne pas dire un paradigme, celui de la souveraineté du peuple, entérinant ainsi la même égalité de dignité et de droits fondamentaux pour tous ; la démocratie est bien un mot-valise, qui ne prend son sens véritable que par la connaissance de l'histoire dans laquelle il se déploie, et de celle qu'il contribue à construire en retour par sa valeur d'idéal régulateur, ou d'horizon de normalité des sociétés modernes.

Or, il se trouve que le terme lui-même, sinon la réalité incertaine qu'il peut prétendre désigner, semble faire désormais l'objet d'un inquiétant désenchantement, entérinant ou renforçant au demeurant ce qui semble bien être objectivement une véritable asphyxie ou asthénie de l'espace public.

Reste alors à savoir comment interpréter cette désaffection ou désillusion : soit comme conséquence de la nature nécessairement déceptive de la démocratie, s'expliquant par l'écart inévitable entre le rêve (activé par les campagnes électorales) et la réalité (des lendemains d'élection), soit par un étiage civique trop bas du citoyen ou du peuple démocratique rongé par l'envie, comme le pensait Tocqueville, cédant trop souvent uniquement à ses emportements, ses peurs ou préjugés, ses intérêts matériels ou ses projets à trop court-terme, soit enfin par des institutions insuffisantes, inadéquates, renforçant un sentiment de frustration ou d'un « inachèvement démocratique », sanctuarisant un statu quo qui n'ose s'avouer, au profit d'élites, d'oligarchies arguant, a contrario, de leurs vertus, de leurs compétences et de leur désintéressement pour imposer en fait à la société, la tyrannie de certaines minorités repliées sur leur quant-à-soi.

Eminent Professeur de la prestigieuse institution du Collège de France, connu, reçu et honoré dans le monde entier, P. Rosanvallon continue, par ce récent ouvrage, son œuvre de défricheur des champs complexes de l'histoire de la démocratie, de ses représentations, hésitations et autres métamorphoses.

Plus précisément, cet ouvrage, Le bon gouvernement, s'attache à analyser en quoi, le rapport entre gouvernants et gouvernés, et non plus tant le lien entre la représentation et les représentés, problème plus classique si l'on peut dire, ou le lien entre les citoyens eux-mêmes, est aujourd'hui ce qui avive de façon particulièrement aigüe, ce sentiment profond dans le peuple ou l'opinion publique d'un manque de véritable démocratie. Il s'agit de montrer en quoi une démocratie d'autorisation, par la désignation de l'exécutif, ne suffit plus à satisfaire l'exigence démocratique d'aujourd'hui, tant cette autorisation apparaît court-circuitée, annulée, voire méprisée non seulement donc par le comportement des partis qui de fait semblent n'être plus précisément que des machines de guerres électorales, mais déniée de fait par les hommes qui exercent et les structures qui traversent les fonctions gouvernementales.

L'incipit de cet ouvrage est on ne peut plus clair:«Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement ». Il ne s'agira donc aucunement de s'étonner et de déplorer dans un premier temps que le citoyen peine, à tort, à voir en un tel pouvoir l'expression de sa volonté, à lui accorder ainsi une reconnaissance raisonnable, éclairée, et attentive, pour recenser ensuite les postures diverses qui découleraient de cette impuissance fautive. Soit, c'est selon, celle d'une attitude servile et aigre devant la force publique, guère plus édifiante que celle du « sujet » de l'ancien régime, soit celle qui consisterait à s'identifier à une figure charismatique qui prépare peut-être une massification désolante de la société, soit celle qui tendrait à intérioriser le service et l'autorité de l'État jusqu'à renoncer avec plus ou moins de délectation ou d'arrière-pensées à sa propre responsabilité, à moins que le citoyen se satisfasse de se réfugier dans une dénonciation généralisée et radicale, jusqu'à la pathologie parfois, de toute forme d'institution. Non, pour P. Rosanvallon, le problème réside bien dans la pratique de l'exécutif qui par sa brutalité, son opacité, ou sa malhonnêteté éventuelle, son manque d'autorité et d'efficience réelle ou trop aisément consentie dans certaines domaines (l'économie) alliée à son autoritarisme dans d'autres (l'ordre public) donne le sentiment aux citoyens d'une puissance qui fonctionne la plupart du temps en vase clos, et tend, au détour de certaines menaces, à vouloir échapper à tout contrôle véritable. Il est donc urgent – ce qui signifie bien en cela qu'il est encore temps, c'est là le ressort de l'ouvrage – de démocratiser l'exécutif, la pratique de l'exécutif des démocraties et d'obvier à la tendance, du moins en certaines circonstances, à son illimitation.

De fait, cet ouvrage affiche explicitement trois visées assez distinctes : une qui relève d'un rappel de l'histoire des commencements des démocraties modernes, une autre qui pointe le basculement au début du XXe siècle de l'équilibre des trois pouvoirs au profit de l'exécutif, le dernier qui se veut recensement des solutions, des options, voire propositions et remèdes, à ce déficit de démocratie du fonctionnement de l'exécutif.

La première est donc de nous exposer une nouvelle fois, après de précédents ouvrages, combien lorsque se construisirent les démocraties modernes, la question de la localisation de la souveraineté populaire avait pu apparaître comme fondatrice et combien la réponse avait pu se donner alors comme évidente.

C'est bien en effet le pouvoir législatif qui se donna « naturellement » comme l'expression même de la souveraineté du peuple, bien davantage donc qu'un pouvoir exécutif nécessaire certes, mais au visage toujours inquiétant, et évoquant par trop aisément l'arbitraire voire les caprices d'une monarchie sans frein véritable, ou qu'un pouvoir judiciaire toujours trop faible par lui-même, aussi respectable et respecté qu'il puisse être au demeurant. Les discussions, les querelles, ensuite autour de la représentation, de sa valeur intrinsèque, et de ses formes souhaitables étaient alors plus ou moins secondarisées au regard de cette entente première et quasiment spontanée. Moindre mal inévitable pour les grands États où la démocratie directe se révélait concrètement impossible, représentation-filtre amortissant l'impulsivité sans lumières d'un peuple devant être guidé, mandat impératif lorsque l'on avait davantage confiance en celui-ci mais beaucoup moins dans une caste coupée de la « base » que les députés allaient peu à peu inexorablement former, voire, de façon plus radicale, confiscation de la volonté populaire ; les différentes approches ne faisaient alors que souligner, en creux, en dépit de notables exceptions un profond consensus. Le pouvoir dans une société d'égalité pour un peuple souverain ne pouvait être que celui de la loi, impersonnelle, générale, stabilisatrice et seule capable d'instituer un véritable corps politique : une valorisation de la loi sur laquelle pouvaient se retrouver aussi bien les juristes, les libéraux que les républicains. Au demeurant, et pour exemple, pour n'évoquer que l'histoire de notre pays, P. Rosanvallon rappelle que le fameux Comité de salut public lui-même, durant la Révolution Française, de redoutable mémoire, ne prétendait aucunement rompre avec ce culte de la loi, édictée par le « corps » souverain, et il est notable que la position de Condorcet insistant sur la nécessité d'un conseil élu par le peuple et destiné à se substituer au roi ne trouva que très peu d'échos parmi les tribuns d'alors.

Avec ce primat du législatif, le lien, en France, était définitivement coupé avec ce qui condensait donc l'opprobre dont faisait l'objet l'Ancien Régime : une personnification du pouvoir par le corps ou l'apparition du Monarque, un exécutif décidant au gré de ses humeurs ou de ses intérêts de la loi et du droit, de la guerre et des taxes, des privilèges qui seraient accordés à certains pendant que d'autres feraient l'objet des fameuses lettres de cachet. Il est vrai que l'histoire n'aura pas donné véritablement tort à cette inquiétude. Et la seconde République, qui mit en place, par une inattention ou une précipitation fâcheuse selon notre auteur, l'élection du Président de la République au suffrage universel, en refusant qui plus est la possibilité de sa réélection, ne put que s'en mordre les doigts, confirmant ainsi les inquiétudes d'un Proudhon, d'un Pierre Leroux ou d'un Félix Pyat. Le césarisme était bien toujours là, en embuscade, dès lors que les institutions lui en entrebâillaient la porte. Le 2 décembre 1851, le coup d'Etat du futur Napoléon III, reconduisant celui de son ancêtre prestigieux, fut une leçon amère et cuisante et qui aura été au moins profitable jusqu'à la fin du siècle. Se demander alors si aujourd'hui les problèmes liés au terrorisme ne réactivent pas peu ou prou dans les démocraties cet hybris de l'exécutif ou du moins n'éveillent pas en lui la tentation de les instrumentaliser n'apparaît pas à l'auteur, pour prudent et raisonnable qu'il soit, comme une question de pure forme.

La seconde visée consiste à décrire et à expliciter les causes, les processus et les situations historiques qui ont provoqué de façon générale, dans les sociétés démocratiques, un basculement de l'équilibre des pouvoirs au profit de l'exécutif, avec la personnification voire la présidentialisation qu'implique celui-ci. Ce basculement qui se dessine depuis l'aube du XXe siècle, voilà en effet, pour P. Rosanvallon, le fait significatif, sans doute négligé par les analystes ou sous-estimé par les spécialistes, le fait générateur ou le fil conducteur de la modernité de l'aventure des démocraties.

Les éléments, les vecteurs de cette redistribution des rôles dans le système des checks and balances des pouvoirs démocratiques, aussi congruents qu'ils soient pour donner naissance à une nouvelle évidence, sont bien sûr divers, comme l'étaient déjà au demeurant ceux qui ont pu rendre en leur temps, quoique sur une bien plus longue durée, de façon irrésistible et irréversible, l'idée démocratique elle-même. A suivre l'auteur, on en retiendra ici quelques uns, sans doute les plus saillants.

Ce fut sans doute celui d'abord de la montée en puissance d'un certain antiparlementarisme, nourri aussi bien des scandales qui défrayèrent la chronique d'alors et sont encore dans tous les manuels d'histoire, de la corruption avérée donc, beaucoup plus sensible il est vrai en France qu'en Allemagne, des querelles interminables entre les différents partis ou coteries composant la Représentation, que d'une incapacité aussi bien de fait qu'institutionnelle à proposer à la France un pouvoir véritable. « Cinquante ministères se succèderont de 1876 à 1914, sous huit présidents de la République » rappelle Rosanvallon.

Ce fut aussi le fait que se fit jour l'évidence que ces sociétés modernes étaient des sociétés complexes, réclamant un pouvoir effectif, continué, informé des problèmes concrets et immédiats que la loi ne saurait résoudre de façon pertinente et au quotidien. Voici donc l'avènement et la légitimité d'une technocratie, contre le « culte de l'incompétence » dont parlait E. Faguet, et dont les ouvrages de Fréderick Taylor aux États-Unis dès le tournant du siècle, celui d'Henri Fayol en France ou Henri Chardon, un peu plus tard, donnent déjà le ton. Cela n'aura pas été aussi, peut-on songer en aparté à cette lecture, sans qu'au sein de ces Grandes Ecoles ne se développe un esprit de corps, le sentiment d'être « l'excellence » qui ne joue certes pas toujours au profit des valeurs qui devraient les habiter. Le service de l'État, si noble en lui-même, dans une démocratie, si haut proclamé, peut parfois malheureusement habiller avec pompe des intérêts trop particuliers et des passions assez basses, voire les fantasmes d'une culture managériale ou de certains appétits de « réussite » peu soucieuse de recouper un projet politique et social ambitieux de solidarité. Après les polytechniciens, les hauts-fonctionnaires qui réorganisèrent la France à la sortie de la seconde Guerre, par leur valeur indéniable, ces fameux « prêtres de l'intérêt général », ne permettent peut- être pas de préjuger toujours nécessairement avec optimisme du niveau d'exigence éthique et civique de tous leurs successeurs.

Ce fut aussi, de façon peut-être plus inquiétante, le succès d'une certaine psychologie parfaitement en phase avec les attentes de certaines élites, réactionnaires ou se revendiquant de la science et du progrès, et qui en vint à légitimer la nécessité d'un pouvoir fort, responsable et personnifié, à même de faire face à des « foules », des « masses » ou « multitudes » toujours potentiellement inquiétantes, mais avides d'un chef. Et sans doute que le succès extraordinaire de l'œuvre de l'italien Scipio Sighele publiant à la fin du XIXe siècle La Foule criminelle, l'influence étonnante de celle d'un Gustave Le Bon dans la première moitié du XXe siècle, s'expliquent ainsi bien moins par leur crédibilité épistémologique que par leur capacité à flatter certaines nostalgies ou les amateurs d'un Führenprinzip, d'un leadership ou d'un Vojd.. On eût apprécié, d'ailleurs là aussi, que l'auteur s’attachât davantage à ce rôle de la psychologie dans la construction d'évidences installés ou en cours de formation, qu'il s'attardât quelque peu à décrire la capacité remarquable de cette science, en certaines de ses écoles, à conforter, accompagner et cautionner tels ou tels préjugés ou rhétoriques politiques, ou à élaborer telles ou telles stratégies managériales ou bureaucratiques.

Ce fut enfin bien évidemment les guerres, deux guerres mondiales, qui à chaque fois, ont rendu nécessaire un pouvoir fort, concentré entre les mains d'un homme à la hauteur de la situation de crise, et débordant au demeurant les compétences de « l’intendance » ou des experts d'une technostructure anonyme. De Clémenceau à Pétain ou De Gaulle, en France, les deux guerres ont su ainsi rendre « évident » et désirable un pouvoir salvateur, protecteur et personnifié, réhabiliter l'image de « l'homme providentiel » en somme, avant que les menaces terroristes récentes réclament tout autant d'efficacité réelle d'un exécutif toujours plus renforcé, mais non pas nécessairement aussi charismatique.

Il aura fallu néanmoins attendre le référendum de 1962 proposé par le Général de Gaulle, celui qui incarnait l'homme d'Etat providentiel, assuré du soutien de l'opinion, pour que le Président de la République française soit désormais appelé à être élu, au suffrage universel direct, inscrivant dans la Constitution, au grand dam de certains, ce lien privilégié entre un peuple et son dirigeant. Ce qui ne signifie certes pas, donc, que cela se fit sans résistance, tant cette nouvelle évidence rompait avec celle qui se souvenait des tentations possibles, des dérapages presque inévitables d'un exécutif ainsi renforcé, et capable de se réclamer d'un peuple peut-être en son essence « introuvable » par- delà les partis ou la représentation nationale. On parla alors de « coup d'état permanent », on dénonça le retour du césarisme, de grandes voix s'élevèrent : Pierre Mendès France, R. Aron, et bien sûr F. Mitterrand. Et par-delà celles-ci, Rosanvallon le souligne, il n'est pas abusif de prétendre que la grande majorité de la classe politique de l'époque regarda d'un œil inquiet, pour ne pas dire davantage, cette évolution qui lui était imposée.

Il se trouve que cette élection du Président de la République au suffrage universel direct est devenue une évidence en France, le marqueur pour nous de ce que devrait être une véritable démocratie, quand bien même d'autres démocraties peuvent procéder autrement mais toujours pour asseoir in fine dans leurs institutions la primauté de l'exécutif. Et lorsque son histoire se fut installée dans un cours plus ordinaire, la France s'est donc habituée à un « césarisme sans génie », à cette présidentialisation du pouvoir, à cette « démocratie plébiscitaire routinisée » ou Monarchie républicaine pour reprendre le titre d'un ouvrage de Maurice Duverger en 1974, et qui ne s'accompagne pas toujours, en dépit d’engouements passagers, d’une grandeur durable des personnalités politiques, à laquelle un certain peuple aspire peut-être toujours dans son inconscient. Ce qui pourrait expliquer en partie, et en partie seulement, la déception qu'elles ne cessent d'éveiller bientôt. Et c'est là effectivement qu'apparaît sans ambages, peut-on penser, l'exigence d'inventer un nouveau type d'homme politique aux affaires : un président certes « normal » pour une présidence « ordinaire », mais aussi bien suffisamment crédible en situation exceptionnelle, au fond sachant jouer peut-être aussi bien des attentes légitimes des citoyens que de celles excessives d'un électeur capricieux et consommateur, demandant à être non seulement entendu, mais aussi compris, séduit, installé pour son compte dans l'image parfois complaisante de représenter les « gens vrais », ou la « France réelle », quand ce n'est pas tout simplement « la France d'en-bas ».

Aujourd'hui, c'est bien l'exécutif qui semble être effectivement le lieu des enjeux et des problèmes de la démocratie, où se condensent encore les attentes et les exigences d'un civisme qui se refuse à une démission désabusée, mais qui focalise aussi, plus encore que la classe des représentants, les frustrations d'un électorat prêt à toutes les embardées, d'une opinion publique qui voit dans son fonctionnement un déni continué de la volonté populaire, voire un mépris ou une incompréhension pathétiques, auxquels élections, manifestations et pétitions sont impuissants à remédier. A charge donc, pour certains, de ne voir là que les effets ou les retombées de ce que Hayek ou James Buchanan nommaient démarchie, un pouvoir démocratique abusif et infantilisant, à rebours bien sûr d'une société plus conforme aux règles stimulantes et soi-disant pacificatrices et gage de prospérité du marché.

Dans la troisième partie l'auteur s’attache à pointer ce qui, tant du côté des institutions que de la société civile, permet de croire en une démocratisation possible de l'action gouvernementale, ce qui doit permettre de sortir d'une simple démocratie d'autorisation qui signifie souvent désormais dans le meilleur des cas, un vote à reculons, pour aller vers une démocratie de réappropriation, de participation et de confiance, bref une démocratie d'exercice donc, quitte peut-être à devoir concrétiser pour certains, devant l'importance des blocages, le projet d'une sixième République.

La question du bon gouvernement, Pierre Rosanvallon commence par le rappeler, n'est certes pas nouvelle. Pour autant qu'il ne s'agisse pas seulement de savoir manipuler, dominer le peuple, fût-ce pour son « bien » par la parole, l'action et les postures, au nom de la naissante raison d'État (sont évoquées les œuvres de Machiavel, Juste Lipse, G. Naudé, de Commynes, Bodin, Botero, Daniel de Priezac) voire de l'apeurer de toutes les façons possibles, de le corrompre et de le subjuguer, on a su aussi depuis longtemps recenser les critères de ce qui donnerait un bon gouvernement, vertueux et volontaire, quoiqu'encore en deçà du paradigme démocratique. Les auteurs et les textes célèbres ne font pas défaut : que ce soit dans l'antiquité, avec le Traité des devoirs de Cicéron, les Pensées de Marc-Aurèle, les Vies des hommes illustres de Plutarque, ou au Moyen Age avec les « miroirs des princes », du Policratus de Jean de Salisbury (XIIe siècle) au Livre du corps de Policie de Christine de Pizan (1404-1407) en passant par le De régimine principium de Gilles de Rome (XIIIe siècle), jusqu'à la fin de l'Ancien régime en fait, avec les œuvres de Bossuet, Pierre Nicole ou Fénelon au XVIIe siècle, ou de l'abbé Barthélémy au siècle des Lumières.

Mais à côté de ces rappels heureux d'une littérature édifiante des temps passés, de certaines curiosités qui ne laissent tout de même pas de donner à penser, comme le fait, par exemple, que durant la période Révolution Française il fut interdit, afin d'éviter les « brigues », de faire acte de candidature, ou de ces périodes plus récentes où l'homme providentiel a cru pouvoir s'identifier au peuple, ou « n'être que le peuple », de Staline à des présidents d'Amérique du Sud, de Jorge Eliécer Gaitan, en Colombie dans les années 1930-1940, à Hugo Chavez au Venezuela en 2012, sans oublier bien sûr l'Argentine Péroniste, ce qui importe à l'auteur, par-delà donc ces figures populistes ou fantasmatiquement démocratiques, c'est de dresser la liste des ingrédients d'un bon gouvernement en conformité avec le cahier des charges d'une démocratie moderne, telle que celle-ci veut pouvoir se définir et se vivre.

Il sera donc question d'une part de la lisibilité, d'une d'efficience responsable de l'exécutif, de cette capacité aussi sans doute d'animation de l'espace public et dont Guizot en son temps savait déjà se préoccuper. Il s'agit aussi d'autre part, de façon plus rapide, de proposer ou de développer la création aussi bien d'un Conseil du fonctionnement démocratique, qui serait un pouvoir distinct des trois traditionnels, que de commissions publiques chargées de l'évaluation des politiques publiques, et aussi d'organisations de vigilance citoyennes (sur le modèle de Common Cause ou Transparency International). L'auteur fera enfin allusion, en conclusion, à « une Charte de l'agir démocratique » texte officiel, emblématique qui devrait se voir conférer un statut équivalent, dans notre constitution, à celui de la Déclaration des Droits de l'Homme.

Retenons ici, sans être exhaustif, quelques ancrages de cette dynamique démocratique à réinventer. Concrètement, et pour exemple, un marqueur d'un renouveau de la confiance en politique suppose que l'on retrouve une parole politique digne de ce nom, contre la « classe discutante » des parlementaires, des chargés de communication ou des gouvernants eux-mêmes. On devrait s'efforcer d'en finir avec une langue qui n'est plus qu'une « langue morte », une langue de mots d'ordre, ou une langue d'euphémisation. Il conviendrait de déployer, de développer une langue qui soit autre chose qu'un monologue, une vaticination arrogante ou un accaparement du lexique démocratique ou républicain. En son temps, Siéyès, pouvait ainsi dénoncer « l'infâme prostitution qui se faisait des termes les plus chers au cœur des Français, Liberté, Égalité, Peuple ». Un « parler » vrai donc serait celui d'une parole qui engage véritablement, aussi bien en dépit des passions, des naïvetés populaires, que des intérêts ou des illusions arrogantes de ceux qui croient pouvoir arguer du monopole de la lucidité et du courage face à une dure « réalité » avec laquelle ils prétendent avoir un contact privilégié pour ne pas dire quelque peu mystique. Le développement consacré à cette parrêsia est sans doute un des plus suggestifs de cet ouvrage.

Un autre marqueur décisif de cette respiration nouvelle de l'espace démocratique dans son rapport aux gouvernants serait bien sûr celui de l'intégrité dont ces derniers devraient pouvoir attester. Or celle-ci ne peut être appréciée sans une certaine transparence dont l'auteur commence par clarifier les ambiguïtés. C'est que la visibilité, aussi importante qu'elle puisse être, ne garantit pas toujours en effet la lisibilité, c'est-à-dire la capacité de compréhension ou d'interprétation, et qu'une transparence généralisée, n'est ni toujours possible, ni toujours moralement ou techniquement souhaitable, quand bien même derrière la dénonciation moderne d'une transparence totalitaire y aurait-il parfois quelques désirs de préserver des chasses gardées à l'abri du regard trop inquisiteur du bas peuple, non plus seulement impulsif et irresponsable, mais cette fois voyeur et dangereusement intrusif. Comme exemples de ces « boîtes noires » de la Raison d'Etat, on pensera ici à tous les argumentaires déployés haut et fort, hier et aujourd'hui, de la part des « responsables » et spécialistes contre un plus grand droit de regard, d'information et de décision du peuple et de ses représentants en matière de politique étrangère, de question militaires, ou de traités commerciaux, tel le fameux TAFTA, négociés effectivement très loin des yeux du public des nations concernées.

De façon générale, rien ne semble devoir s'opposer, tout de même, à ce que deviennent accessibles un maximum de données concernant l'action publique. Rien ne devrait non plus s'opposer à ce que chacun puisse savoir ce qu'il en est des revenus et du patrimoine des élus de la nation. Que les responsables n'abusent pas de leurs situations et fonctions et n'en fassent pas bénéficier leurs proches, que le népotisme dût être éradiqué de la vie politique est bien en effet une exigence de base d'une société qui veut se croire moderne. A ce titre, la mise en place d'une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, par la loi du 11/10/2013, n'aura été qu'une réponse tardive à une demande pourtant des plus légitimes.

Mais cela étant, ce surcroit de transparence ou de « publicité » dont J. Bentham était si soucieux, et aussi nécessaire qu'il soit, n'est pas grand-chose si ne s'y adjoint une véritable possibilité de sanction morale, pénale ou politique de ceux qui, non seulement manquent aux devoirs de leur charge, mais par une telle attitude contribuent grandement au discrédit des institutions et de la vie publique en général. L'encadrement juridique et législatif de l'exécutif, la possibilité de sa mise en accusation, d'une façon ou d'une autre, est bien devenue une nécessité constitutionnelle et si on peut rappeler en France les articles 67 et 68 de la constitution, l'impeachment américain a montré de façon exemplaire, pour ce qui concerne ce pays ce que devait pouvoir une démocratie à l'encontre des présidents qui entachent ou souillent la dignité de leur mandat.

Enfin, par-delà cette exigence en direction immédiate des hommes politiques ou hauts- fonctionnaires, la société a aussi besoin que ceux qui, individuellement ou collectivement, en son sein, de façon ordinaire ou exceptionnelle s'engagent et prennent des risques pour la défendre, soient à leur tour défendus par les institutions. On pensera là bien sûr, non seulement aux syndicats, bien que la désaffection qui les frappe apparaisse comme quelque peu parallèle à celle qui impacte les partis politiques traditionnels, aux associations les plus diverses, mais aussi bien sûr aux lanceurs d'alerte dont aucune démocratie ne peut plus désormais s'exonérer d'un programme sérieux de protection. Force est de constater en effet, que ces derniers expriment sans doute non seulement une nouvelle exigence démocratique, mais bien davantage encore, qu'ils attestent de la possibilité d'un véritable héroïsme et qui n'a rien à envier à celui du soldat sur un champ de bataille ou à celui d'un D.R.H confronté aux affres de la guerre économique et à la nécessité de décider d'un plan de licenciement. Courage donc irrécusable de ces personnes, mettant en péril leur carrière, leur vie privée, leur liberté, voire parfois leur sécurité, et qui semble devoir indisposer donc des pouvoirs divers, qu'ils soient politiques ou économiques, les uns arguant trop aisément de « l'union sacrée », des intérêts vitaux de la nation, les autres, comme on le répète à l'envi dans les magazines de business ethics, de la nécessaire « loyauté d'entreprise » de tous les « collaborateurs », mais les deux s'accordant bien parfois aussi à dénoncer avec la même hargne la traitrise dangereuse de ces whistleblowers, quand ce n'est pas, bien évidemment, à remettre en cause la nature exacte de leurs motivations. Si ces lanceurs d'alerte ne sont certes pas suffisants à assurer la sauvegarde d'un espace démocratique, si une démocratie a aussi besoin, tout autant que de révélations de faits, d'analyses plus abstraites et discrètes sur les processus et dispositifs de soumission et d’aliénation possibles dans nos sociétés modernes, d'enquêtes fouillées sur les réseaux de corruption au sens large ou de détournements de la puissance publique et autres prévarications, ils montrent qu'une authentique grandeur morale et civique est possible aussi éloignée de certaines ardeurs bellicistes excessives que de telles ou telles torpeurs cyniques et consuméristes. Ce qui ne laisse pas d'être une attestation des plus précieuses dans une société qui s'inquiète parfois de la signification précise et des implications humaines possibles d'une paix durable.

C'est le sort d'un ouvrage qui aborde la chose publique que, quelle que soit la revendication de sérénité et d'objectivité académiques qu'il puisse revendiquer, de ne pouvoir être appréhendé en sa valeur ou signification véritable indépendamment du contexte de sa publication et aussi bien de sa réception. Or il se trouve que ce contexte, en France, est au moins triple.

Ce sont d'abord les attentats terroristes de 2015 qui ont provoqué une réaction de l'exécutif qui a laissé inquiets ou consternés aussi bien une certaine partie du pouvoir juridique et législatif, que le monde associatif, les ONG, voire des institutions internationales ou des observateurs étrangers. De nouveau, l’exécutif semblait, pour d'aucuns, outrepasser ce qui semblait nécessaire à assurer une véritable sécurité des citoyens, accordant trop de marges de manœuvre aux forces de police et de renseignement, au détriment d'un contrôle juridique suffisant, et au risque qui plus est d'instiller ou de renforcer une défiance durable à leur endroit de la part de citoyens qui ont le sentiment d'être ainsi, plus qu'auparavant encore, exposés à des abus ou bavures, ou d'être l'objet de programmes de surveillance massive, sans recours véritable possible. Or, on aurait sans doute tort d'oublier que la nature des liens entre la police et la population est toujours non seulement un des problèmes des plus délicats à réguler dans une société démocratique, mais bien davantage un des indicateurs des plus précieux quant à la réalité ou la qualité de celle-ci.


Ce sont ensuite des élections régionales dont le taux d'abstention et les résultats n'ont que trop confirmé ce sentiment de désaffection à l'endroit d'une classe politique qui apparaît aux yeux d'une certaine opinion, définitivement usée et trop peu capable ou soucieuse d'enrayer une logique économique qui ne semble cesser d'accroître les inégalités économiques et sociales. Quant à la question d'une primaire à droite ou à gauche en vue des prochaines élections présidentielles, elle ne fait, dirions-nous, que s'inscrire dans le même bilan de déroute de la crédibilité des partis traditionnels dans la pensée d'une proportion significative des électeurs.


Ce sont enfin les migrants, aux frontières de l'Europe, ou installés dans des camps ici ou là dans les conditions que l'on sait, et dont les afflux de plus en plus massifs ne peuvent qu'interroger crûment les démocraties européennes, si fières de leurs « valeurs », quant à la réalité des politiques d'accueil que celles-ci seraient censées impulser.

Autant d'exemples donc de défiances, de défis, d'urgences et de malaises, qui délitent, fragilisent, dissolvent un espace politique démocratique et humaniste, interrogent ou interpellent les exécutifs, et qui ne laissent pas de donner une résonance supplémentaire aux propos de l'auteur ainsi que de souligner l'importance de son projet.

Lisibilité, responsabilité, réactivité, parler vrai, intégrité : personne ne songe donc certes à contester la pertinence de ces cinq principes d'une démocratisation de l'exécutif que l'auteur distingue et associe tout à la fois pour mieux appeler celle-ci de ses vœux. Mais cela étant, si Pierre Rosanvallon, en son talent pour faire ressurgir des noms, des auteurs, des ouvrages qui sont autant de balises, de jalons significatifs de l'histoire de nos démocraties, en ses propositions aussi, se veut et sait nous donner un historique remarquable de nos sociétés, le descriptif attentif de ses mutations ou soubresauts, la synthèse éclairante des éléments actuels ou et des conditions nécessaires d'une relance d'une démocratie d'exercice ou d'appropriation en direction de l'exécutif, son ouvrage pourra apparaître à d'aucuns, à tort ou à raison, comme sous-estimant étrangement la nature et la force des résistances auxquelles un tel projet doit se heurter. Mais l'approfondissement de ce point fera peut-être l'objet d'un autre livre que le public éclairé ne manquera pas découvrir avec grand intérêt, dès lors qu'il accepte que la démocratie soit toujours comme objet ou idéal à réinterroger puisqu'elle est, comme réalité, un processus toujours non seulement complexe mais aussi inachevé.

                                                                                                                                                                  lu par Bruno Hueber