Valérie Gateau, Pour une philosophie du don d’organes, Vrin, 2009, lu par Christelle Nélaton

Valérie Gateau, Pour une philosophie du don d’organes, Vrin, 2009. 

La bioéthique contemporaine peut être considérée comme une partie de la philosophie morale. Ainsi, la légitimité du discours philosophique dans ce champ ne fait plus question, mais la méthode que le philosophe peut employer fait encore débat.  



En se situant dans le champ de l’éthique médicale, l’ouvrage de Valérie Gateau se présente justement comme un modèle d’une méthodologie philosophique d’un nouveau genre. La chercheuse se nourrit des outils de la sociologie, d’une bonne connaissance de l’histoire et du cadre légal de son sujet, ainsi que des ressources conceptuelles et historiques de la philosophie même pour proposer un « modèle de travail philosophique utile, décapant et généreux » (p. 6, préface d’Anne Fagot-Largeault). Quand il réfléchit sur les innovations médicales, le philosophe doit « s’informer des données médicales et sociales dans lesquelles se déroulent ces actions » (p. 9) qui l’intéressent. Au lieu de partir des principes pour rejoindre la réalité médicale, il faut plutôt partir de cette dernière et voir en quoi elle questionne et amène à une reconsidération desdits principes. Pour philosopher sur ce terrain, mieux vaut aussi former ses propres outils de travail et non partir des questions posées par les médecins eux-mêmes. L’approche déontologiste héritière de Kant, fortement représentée en France, présente en ce sens des limites exigeant une telle réinvention méthodologique.

Reformulation de sa thèse de doctorat soutenue en 2006, ce livre montre que la transplantation hépatique à partir d’un donneur vivant questionne à nouveaux frais les concepts de  mort, de don, de liberté, de corps ou encore de justice. Ce type de transplantation renouvelle aussi les questionnements philosophiques que posait déjà la transplantation d’organes à partir d’une personne décédée. Après tout, ces deux techniques ont ceci de commun qu’elles cherchent à constituer un remède au même mal : une situation de pénurie d’organes.

Dans cette perspective, les quatre principes de l’éthique médicale formulée par Beauchamp et Childress[1] peuvent encore donner à penser. Le donneur vivant est-il vraiment libre ? Est-il bien informé et ne subit-il aucune pression ? Si nous acceptons sa liberté, quelle est celle du receveur ? S’il s’agit de faire du bien au receveur, qu’en est-il des risques pour le donneur ? La médecine ne déroge-t-elle pas ici au principe de non malfaisance ? Enfin, cette pratique questionne aussi la justice : de quelle compensation bénéficie le donneur qui subit les conséquences de l’intervention ?

En ce sens, le titre n’est pas trompeur. Il s’agit bien de proposer une philosophie du don d’organes à partir de l’étude des « enjeux éthiques des transplantations hépatiques avec donneurs vivants » (p.7). L’ouvrage part de cette technique particulière, mais montre qu’elle questionne bien davantage. Le livre interroge éthiquement le don d’organes du point de vue des donneurs vivants, mais propose aussi une certaine éthique de la réception des organes et un travail sur les représentations des acteurs[2]. Ce qui est ainsi aperçu a une valeur heuristique pour ceux qui s’intéressent à la question générale de la transplantation d’organes, du point de vue individuel comme collectif.

La première partie de l’ouvrage se présente comme une histoire médicale[3] des greffes depuis le milieu du XXe s. Elle met en évidence les tensions et dilemmes éthiques et philosophiques générés par la pratique des greffes. Pour pouvoir envisager des greffes, c’est bien à une redéfinition de la mort et de la conscience qu’il a fallu consentir. De même, le statut du corps et la nature du consentement (présumé en l’occurrence) ont du être pensés à nouveaux frais. Puis, dans un contexte de pénurie d’organes, la transplantation hépatique entre donneurs vivants (THDV) est apparue. Dans cette histoire, elle conduit à la fois à une poursuite et à un renouvellement des questionnements classiques posés par les greffes. En s’appuyant sur les aspects médicaux et la littérature existante sur les enjeux éthiques de cette technique de greffe particulière, Valérie Gateau montre que la THDV a pu d’abord apparaître comme un moyen d’élargir le champ des donneurs pour sauver des vies condamnées par une longue liste d’attente[4]. Mais ce serait oublier le tournant des années 2000 caractérisé par une prise de conscience des risques de cette technique. Avec un donneur qui meurt à la suite de complications en France, et une situation de pénurie non résolue par une telle pratique, les mêmes questions se reposent. Faut-il rémunérer le don ? Faut-il obliger au don ? La THDV renouvelle le questionnement sur la transplantation et unifie des problèmes français et internationaux sur le sujet. Si cette technique reste une solution médicale efficace, elle permet de repenser la question du respect de l’intégrité du corps que nous morcelons, et celle du respect de l’autonomie du donneur.

La deuxième partie de l’ouvrage est un bon exemple de l’originalité méthodologique de la philosophe. Elle apporte la preuve que les philosophes peuvent faire des enquêtes de terrain en empruntant à la sociologie des organisations ses méthodes. Le philosophe peut ainsi « contribuer à l’amélioration des processus de délibération médicale et éthique sur l’opportunité du don et l’information des donneurs dans la THDV » (p. 98).  En fondant sa méthode et en se conformant aux règles éthiques de la recherche en sciences humaines et sociales, le philosophe peut enquêter sur le terrain médical, enrichir les débats et ainsi nourrir son questionnement philosophique. En prenant le temps de se situer, le philosophe conserve bien son statut. Se revendiquant d’un certain « scepticisme humaniste », Valérie Gateau a ainsi enquêté auprès des donneurs, receveurs et professionnels de santé, sans perdre de vue la discussion des résultats à laquelle elle consacre tout le troisième chapitre de cette partie. L’enquête menée met ainsi au jour que les prélèvements sont malfaisants pour les donneurs même si cela n’est pas un obstacle au prélèvement. Le problème de l’autonomie n’est peut être pas aussi central que celui de la justice. Le donneur est incontestablement lésé dans cette intervention, pris en charge pour la greffe, mais véritablement abandonné par la suite. Si l’autonomie pose encore problème dans cette pratique, n’est-ce pas celle du receveur qui pose question plus que celle du donneur ? Placé dans une situation qui l’oblige à recevoir pour survivre, le receveur est-il encore autonome ? Même si les acteurs peinent à le reconnaitre, la logique de marché est le cadre général de cette technique. Il s’agit bien de gérer une ressource rare et de chercher le moindre coût. Ainsi, les représentations des professionnels de santé manifestent cette ambiguïté, à la fois gênés par une conception mécaniste du corps qui rend la greffe possible, et par leur souci de reconnaître la dignité de la personne.

Si nous n’avions pas saisi les préalables introductifs de Valérie Gateau, nous pourrions considérer que la troisième partie de l’ouvrage est la seule partie philosophique. Dans cette ultime partie, elle se livre en philosophe à un examen des discours récoltés par l’enquête de terrain. En s’intéressant au problème de la rémunération des organes, elle montre qu’il permet de repenser l’articulation de trois concepts : celui de liberté, de corps, et de don. C’est bien le lien du sujet à son corps qui est en jeu ; de plus, ce problème pose une question cruciale au sujet de la liberté : peut-on limiter la liberté pour la protection du sujet ? Enfin, une certaine définition du don est toujours retenue pour trancher la question de la rémunération. Dans ce cadre, elle se livre à un exposé des arguments en présence au sujet de la rémunération des organes. La position d’inspiration kantienne (anti-rémunération) et la position d’inspiration utilitariste (pro-rémunération) révèlent leur insuffisance car elles figent le débat. Alors, partir du discours des acteurs semble plus à même de proposer des solutions adéquates. V. Gateau montre ainsi que d’autres conceptions de la liberté et du corps propre permettent de comprendre philosophiquement les témoignages recueillis. La théorie de la décision et la philosophie de Sartre rendent mieux compte de ce que vivent les donneurs et les receveurs. Elles fondent ainsi moralement le prélèvement des organes. Mais si ces théories semblent valables pour les acteurs, le sont-elles pour la société ? Le dernier chapitre présente ainsi une autre façon de voir le débat sur le don et la rémunération des organes. Valérie Gateau y défend l’idée d’une indemnisation des donneurs. Ils subissent un préjudice au cours du prélèvement, et peut être à long terme, si ce n’est pas à court terme. En s’appuyant cette fois sur la théorie des sphères de justice de Walzer, elle a ainsi recours à un autre horizon philosophique pour fonder sa position.

Cet ouvrage constitue le modèle d’un travail philosophique d’un nouveau genre dans le champ de la bioéthique. Excellente synthèse de la littérature existante sur la question des greffes et notamment de la THDV, Valérie Gateau propose aussi une enquête de terrain singulière dont elle tire les conséquences philosophiques en se nourrissant des ressources conceptuelles et historiques de sa discipline.

Ouvrage clair[5], et très bien structuré, ce livre n’est pas à comprendre comme une proposition figée d’une philosophie du don d’organes. Il met surtout en évidence la richesse philosophique du débat très actuel autour de la rémunération des organes et s’y engage : il faut indemniser les donneurs vivants.

Grâce à ce livre, tout lecteur intéressé par le thème de la greffe ne peut qu’être sensible à la nécessité de la construction d’une réflexion éthique autour de la réception des organes, et non seulement du don. Celui qui s’intéresse à l’éthique médicale peut aussi y voir une nouvelle façon de remettre en question le primat de l’autonomie dans ce domaine[6]. Enfin, ce livre montre bien que, dans le champ de la greffe, le principe central à questionner est peut être tout autant, si ce n’est plus, celui de la justice que celui de l’autonomie.

 

Christelle Nélaton



[1] L’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice. Voir Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 1989, p.3-12.

[2] c'est-à-dire des donneurs, des receveurs et  des professionnels de santé.

[3] A opposer à « mythique » ici.

[4] Elle analyse ainsi en détail les évolutions légales qui ont permis cette extension des donneurs potentiels, notamment de la Loi de Bioéthique de 1994 à celle de 2004.

[5] A ce titre, le lecteur peut utiliser à profit le glossaire qui se trouve en fin d’ouvrage.

[6] Voir un autre exemple de cette remise en question dans Corine Pelluchon, L’autonomie brisée, PUF, 2009.