Philippe Barrier, Le patient autonome, PUF, Paris, 2014, lu par Alexandre Klein
Par Romain Couderc le 23 juin 2014, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Philippe Barrier, Le patient autonome, collection « Questions de soin », Presses universitaires de France, Paris, 2014, 76 p.
Professeur de philosophie, Philippe Barrier est également porteur d’un diabète de type 2 depuis l’âge de 16 ans. C’est cette expérience de malade chronique qui l’a conduit à développer le concept d’ « auto-normativité » auquel il a consacré en 2007 une thèse de doctorat en Sciences de l’éducation puis une monographie. Le court ouvrage qu’il publie aujourd’hui dans la collection « Soins » que dirige le philosophe Frédéric Worms aux Presses universitaires de France se veut un rapide résumé des travaux qu’il a menés autour de ce concept, une présentation synthétique de ses implications philosophiques et médicales.
Intitulé Le patient autonome, parce qu’il vise à renouveler la question de l’autonomie à partir de l’expérience de la maladie chronique, cet ouvrage se présente comme une succession de très courts chapitres précisant les enjeux de ce concept d’« autonormativité » tant du point de vue du renouvellement de la conception de l’autonomie que de l’établissement d’une relation médicale plus éthique et pédagogique.
Reprenant au philosophe français Georges Canguilhem (1904-1995), l’idée d’une normativité du vivant – cette capacité fondamentale à créer des normes pour se perpétuer qui qualifie la vie –, il lui adjoint le préfixe « auto » afin d’insister sur son « prolongement dans la conscience humaine » (p. 17). L’auto-normativité équivaut donc pour lui au « redoublement réflexif, au niveau de la conscience individuelle, de cette puissance naturelle de discrimination du pathologique » (Ibid.). Tout comme la normativité se révèle avec plus d’évidence dans l’expérience de la maladie, l’auto-normativité s’enracine dans le vécu de la maladie chronique qui contraint le sujet vivant à se mobiliser, à mettre en place des stratégies d’adaptation et d’innovation, en vue de poursuivre son existence avec l’indélogeable pathologie. L’auto-normativité se fait jour, pas à pas, dans l’expérience douloureuse et critique de la maladie chronique. Selon Barrier, elle se manifeste dès le diagnostic lorsqu’elle permet au malade de digérer le traumatisme de cette annonce. Puis, progressivement, par prises de conscience successives, elle se révèle à lui comme un instrument à portée de main pour combattre la morbidité biologique et ses effets psychiques, un outil efficace pour réinstaurer un équilibre suite à la crise normative initiale qu’est l’entrée dans la maladie chronique. Elle est en ce sens « une autre façon de dire l’autonomie du patient » (p. 18) puisqu’elle qualifie les ressorts par lesquels le malade chronique établit des stratégies d’adaptation à l’égard de sa pathologie. Mais elle n’implique pas pour autant un repli, une fermeture sur soi, puisqu’elle s’instaure et s’épanouit seulement, selon Barrier, par l’établissement de liens avec les autres. Ces liens sont autant de moyens pour le malade de sortir de l’insularité dans laquelle l’a placé la maladie et donc de sources de refondation de son identité. C’est en effet avec le médecin et les autres malades que progressivement s’organise la nouvelle condition du malade chronique, que se forge sa nouvelle expérience et avec elle une nouvelle identité. Et c’est ainsi, précise Barrier, que la normativité peut s’ouvrir à la conscientisation. En constatant, au fil des rencontres et des échanges, le chemin qu’il a parcouru, le malade chronique s’empare des mécanismes jusqu’alors majoritairement inconscients de création de nouvelles normes pour se faire l’artisan conscient de sa reconstruction identitaire. L’auto-normativité est donc moins le pendant que la poursuite consciente du processus de normativité qualifie, selon Canguilhem, le vivant dans sa relation à son milieu. En tant que dynamique subjective de création consciente de nouvelles normes, elle est pour Barrier ce qui qualifie plus particulièrement le vivant humain, entendu qu’il est un être vivant capable d’opérer de manière autonome des choix moraux responsables.
L’auto-normativité se veut donc également un principe éthique. À mesure que le malade chronique construit des relations avec les autres, et que se renforcent ainsi son autonomie et le processus d’auto-normativité, un lien se tisse avec un « universellement humain » (p. 36) apparaissant au cœur de l’expérience particulière du malade singulier. C’est pour Barrier la dernière et ultime étape de la prise de conscience auto-normative que de saisir la nécessité normative d’établir une relation « qui structure réciproquement et collectivement les individus autour de leur sens et de leur unité » (p. 39). L’auto-normativité, élément universellement humain que le malade chronique découvre au cœur ou au fond de son expérience propre et qu’il va tendre à valoriser et à développer, se dévoile dans un ultime stade de prise de conscience comme un principe essentiellement éthique. L’auto-normativité est normative au sens où elle doit conduire au dépassement de l’individualisme et de sa vision autocentrée pour permettre l’établissement d’un lien moral universel. Parce qu’elle ne se forge que dans la relation, parce qu’elle n’est qu’établissement d’une relation, à soi, aux autres et au monde, l’auto-normativité n’est pleinement réalisée que lorsque l’individu a développé une sensibilité éthique à la souffrance et à l’écoute empathique de l’Autre, lorsqu’il a découvert et fait sien ce lien universel qui qualifie une relation proprement éthique entre les hommes. Ainsi, selon Barrier, le malade chronique ne déploie et ne concrétise pleinement son auto-normativité qu’en devenant pédagogue, au sens où ce lien éthique, cette dimension morale universelle qu’il découvre au cœur de son expérience pathologique et de son parcours auto-normatif, est une relation d’ordre pédagogique. En effet, pour l’auteur, la capacité de s’exprimer, de dire à l’Autre ce que l’on sait tout en étant à son écoute qualifie la figure du pédagogue, selon le modèle socratique. La liaison éthique du malade aux autres, puisqu’elle reprend cette même forme du dire-vrai et de l’écoute empathique, peut donc se dire pédagogique. Et Barrier va même plus loin en affirmant que c’est également une réelle démarche de soin tant la pédagogie ainsi entendue répond à un besoin vital. Autrement dit, soin, éthique et pédagogie se rejoignent, se mêlent et se répondent dans cette démarche faite par le malade chronique de conscientisation progressive de son pouvoir d’adaptation et d’innovation qu’est l’auto-normativité. Guérir, retrouver un équilibre face à l’expérience pathologique, nécessite l’établissement d’une relation éthique, autrement dit pédagogique, à soi et aux autres.
Au cours de ce cheminement, l’éducation thérapeutique du patient (ETP), cet apprentissage par le malade des normes et gestes médicaux lui assurant une possibilité de soins autonomes, apparaît pour Barrier comme une étape majeure et un outil essentiel. Elle permet en effet de se mettre en contact avec d’autres malades, mais également de « révéler à elle-même la connaissance que le patient avait de sa maladie » (p. 47), et ce, tout en offrant des normes de vie nouvelles et des biais pour en établir d’autres par soi-même. La confrontation qui s’y réalise entre la connaissance expérientielle du malade et celle objective du médecin doit permettre de prolonger l’effort réflexif engagé par le malade lui-même. L’établissement d’un lien pédagogique entre le malade et le médecin renforce l’autonomie du malade, entendue comme auto-normativité, tout en conduisant le médecin à adapter son diagnostic et son travail à la conscience du malade et à cette auto-normativité qu’il doit lui reconnaître (et ainsi qu’il favorise). L’éducation thérapeutique assure donc, dans l’idéal, cette double formation des acteurs de la relation de soin autour de la reconnaissance et de la culture de l’auto-normativité comme élément anthropologique fondamental et donc condition éthique première. L’ETP assurerait le maintien et même l’accroissement de l’autonomie de chaque acteur au sein de la relation de soin. Seulement, Barrier le reconnaît, son institutionnalisation l’a malheureusement éloignée de cet objectif pour la condamner « à un certain formalisme technique et administratif » (p. 51). Il faut donc, selon lui, sortir du « piège de la bonne distance » pour établir la relation médicale contemporaine autour d’une latitude entendue comme « liberté offerte aux déplacements de l’autre, de souplesse accordée aux échanges » (p. 53). C’est le seul moyen de maintenir l’autonomie du patient qui s’exprime et se dévoile dans son inhérente auto-normativité.
Cette proposition philosophique et pratique de Barrier conduit, comme il le précise finalement, à une déstabilisation du schéma kantien de l’autonomie (qui est aujourd’hui encore au cœur des réflexions éthiques en matière de santé) par une conception où l’autonomie ne dépend plus seulement du respect inaliénable d’un impératif catégorique a priori, mais relève d’une adaptation constante et d’une création normative révélant ses fruits potentiels a posteriori. La seule liberté de la volonté ne peut plus, à elle seule, légitimer le respect de l’autonomie de la personne humaine. Il convient donc de donner de la chair à ce modèle en ancrant ce respect dans une dimension plus vitale qui serait, pour Barrier, celle de la sensibilité. La loi morale reviendrait alors, selon sa proposition, à respecter en l’Autre sa capacité de souffrance, cette sensibilité qui ne m’impose rien mais me met face à une exigence. Il est nécessaire de reconnaître l’Autre comme une « affectivité normative » (p. 58) et de le respecter à ce titre. Cette éthique auto-normative, qui tente de déborder le rigorisme éthique du rationalisme kantien, doit conduire au dépassement de l’unique valeur de référence considérée comme suprême et universelle, au profit de la reconnaissance d’une pluralité de valorisations singulières mais concordantes. La créativité auto-normative doit être pensée selon l’auteur comme un processus de création technique, c’est-à-dire comme une démarche progressive de création par autorégulations successives. C’est ainsi qu’elle pourra renforcer l’auto-normativité, entendue comme redoublement conscient et réflexif de la normativité naturelle, en lui permettant d’y retrouver sa force et son inspiration. La compréhension des mécanismes d’auto-normativité participe du développement et du renforcement de la capacité auto-normative. La publication de ce court ouvrage s’inscrit, pour Barrier, dans cette perspective de renforcement de la démarche auto-normative puisque la réflexion qu’il y présente ne vise qu’à renforcer la confiance du malade dans son intuition et dans sa connaissance expérientielle de patient, tout en invitant la médecine à en faire de même.
S’adressant à un large public, ce court ouvrage accessible ne manquera pas de séduire son lectorat potentiel, et en particulier les professionnels du soin. Si sa thématique, un certain lyrisme et une forme de systématicité abordable peuvent parfois tendre à le faire ressembler à un ouvrage de psychologie populaire sur le bien-être, la rigueur de son auteur lui assure heureusement une qualité qui l’en distingue nécessairement. Et surtout, son appel à la prise de conscience et à l’acceptation par le corps médical des capacités propres aux malades est aujourd’hui encore, 70 ans après Canguilhem, toujours nécessaire tant le corps médical favorise souvent sa propre autonomie professionnelle au détriment de celle des autres acteurs du soin. Néanmoins, le lecteur philosophe restera certainement sur sa faim. Si l’ambition de l’auteur de forger un nouveau concept pour insister sur la dimension consciente, instrumentale, de la normativité, s’avère globalement pertinente, on ne peut que regretter qu’il ne s’appuie pas pour cela sur une lecture précise et complète de l’œuvre de Canguilhem et des travaux de ses multiples commentateurs. La pertinence de sa démarche de fondation conceptuelle, comme la détermination du contenu et du champ de l’auto-normativité, aurait pu être renforcée et valorisée par une analyse précise du propos canguilhémien. En se limitant trop souvent à l’évocation des grandes lignes de la thèse de médecine de 1943, l’auteur ne cesse, sans apparemment s’en rendre compte, de retrouver les analyses postérieures de Canguilhem tout en tentant difficilement de s’en démarquer. En ce sens, son propos, qui se présente comme original, manque son objectif philosophique, et ce, répétons-le, bien que son ambition soit tout à fait légitimée. Alors, certes, le format de la collection ne se prête pas aux plus grands développements, et il faudrait certainement chercher dans les autres ouvrages de l’auteur des démarches de conceptualisation plus élaborées. Car en repartant de la philosophie du vivant de Canguilhem, le concept d’autonormativité trouve bien sa place dans l’architecture systémique des normes du vivant et pourrait alors s’imposer comme un point d’appui solide pour l’établissement de cette éthique détachée de la morale kantienne dont la médecine contemporaine a tant besoin. Pour ce faire, il convient que l’auto-normativité retrouve le potentiel heuristique de son concept-mère de normativité pour enfin affirmer sa nature « polémique » (p. 17) tant en médecine comme le pense l’auteur, qu’en philosophie (où il l’est pour d’autres raisons que nous avons mentionnées) ou dans le domaine des travaux sur le soin qui se multiplient aujourd’hui en France, mais qui manquent souvent d’une réelle perspective critique. C’est finalement tout le mérite de l’ouvrage de Barrier que nous inviter à (re)découvrir l’ampleur et l’importance des analyses de Georges Canguilhem.
Alexandre Klein