Emmanuel Cattin, Amour immense, Vrin 2025
Par Karim Oukaci le 20 juin 2025, 06:00 - Phénoménologie - Lien permanent
Emmanuel Cattin, Amour immense. Phénoménologie selon sainte Thérèse d’Avila, Vrin, 2025.
« Si vraiment vous prenez au sérieux la recherche de la vérité dans le domaine religieux, c’est-à-dire la recherche de Dieu et non pas la recherche d’un document justificatif de l’expérience religieuse, nul doute que vous trouverez un chemin. Je ne peux que vous conseiller ce que je vous ai déjà écrit, de vous en tenir aux écrits des grands saints et mystiques ». Suivant à la lettre ce conseil qu’Edith Stein donna autrefois à Roman Ingarden, Emmanuel Cattin invite ses lecteurs à une relecture attentive des textes de Thérèse d’Avila – une lecture s’en tenant à la simplicité des descriptions que Thérèse fit elle-même de ses expériences les plus intimes.
Mais l’oraison thérésienne constitue-t-elle seulement une phénoménologie de l’extase ? Ce témoignage mystique donne-t-il le moyen de s’élever jusqu’au sens de ce que peut être la vie la plus intense ? C’est ce qu’examine le chapitre introductif. Que Thérèse ait recours à son expérience est ce qui donne à ses écrits une dimension constitutivement phénoménologique : la sainte décrit la donation de la chose divine dans un apparaître. Elle le fait avec humilité, mais non sans se heurter à la difficulté de décrire ce qui excède toute description possible, et qui s’apparente subjectivement à un « ravissement » de sa conscience ou à une « défaillance » de sa sensibilité. « Il m’arrivait, dit Thérèse, d’être si brusquement saisie du sentiment de la présence de Dieu, que je ne pouvais douter aucunement qu’il fût en moi, ou que moi je me fusse tout abîmée en lui ». Cet abîmement en Dieu est ce qu’E. Cattin identifie comme la « réduction mystique », un affinement de l’expérience qui donne en même temps ce qu’il y a de plus élevé et de plus profond, de plus effrayant et de plus amoureux, de plus propice à la douleur et à la douceur. Le chapitre suivant, intitulé « Veni, Creator spiritus », présente ce que l’expérience du ravissement fut pour Thérèse. Elle en décrit ainsi la première occurrence : « Un jour où j’étais restée longtemps en oraison (…), je commençai l’hymne ; et pendant que je la disais, je fus saisie par un ravissement si soudain qu’il me tira de moi-même sans que je puisse en douter » (citée p. 39). Dans le ravissement thérésien, E. Cattin distingue différentes figures : envol de l’esprit vers l’infini, enlèvement de l’esprit par le divin, avènement du vrai moi (le souvenir de la Première épître aux Corinthiens étant évoqué : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis »). Pour donner un sens plus précisément théologique au ravissement, le chapitre III s’appuie sur les analyses de Stein à la fin de L’être fini et l’être éternel : le ravissement est révélation du sens de l’existence, de la scission entre chair et esprit, du vrai lieu de l’épanouissement, etc. Et, dans le chapitre IV, « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? », sont montrés les effets dudit épanouissement : le détachement à l’égard du monde vaut attachement aux œuvres dans le monde. Une phrase de Thérèse l’illustre avec force : « Savez-vous ce que c’est en vérité que vivre selon l’esprit ? C’est se faire esclave de Dieu à qui (…) on a donné sa liberté pour qu’il puisse nous vendre comme esclave de tout le monde » (citée p. 118).
Les deux derniers chapitres s’intéressent à l’emploi que Thérèse fait de deux images, celle de l’eau et du feu. L’eau (chapitre V) est image de l’esprit dans son humilité, de ses états et de ses actes. Thérèse en multiple les variations, parlant de source, de torrent, de lac, de larme, de puits ou même de désert. « Dans l’oraison, écrit E. Cattin, l’âme est à chaque fois la femme de Samarie au puits de Jacob, venant puiser l’eau et demandant à celui qu’elle y rencontre sans le reconnaître [Jésus] l’eau vive grâce à laquelle elle n’aura plus jamais soif et cependant éprouvera une soif toujours plus grande » (p. 143). Le feu (chapitre VI) est lui image de l’esprit dans sa force : étincelle, flamme, flamboiement, incendie, échauffement, cautère, brûlure, etc. – toute ce registre renvoyant à l’amour, son acte et son objet.
Extrêmement suggestif, mettant le lecteur en contact avec ce qu’il y a de plus bouleversant dans la sensibilité, l’intelligence et l’écriture de Thérèse d’Avila, ce petit livre permet en quelque sorte de toucher du doigt « la recherche de la vérité » propre aux « grands saints et mystiques ». E. Cattin caractérise la modalité de cette recherche par la parfaite union de leur système et de leur vie : « La phénoménologie thérésienne, telle que nous cherchâmes à la reconstituer à partir des descriptions (…) de ce que Thérèse avait vu n’est pas doctrine ; ou plutôt (…) la doctrine de Thérèse ne fait qu’un avec l’expérience qu’il lui fut donnée de vivre » (p. 175). Cela s’explique sans doute par le principe qu’Edith Stein énonça encore à l’intention d’Ingarden : « Le chemin va de la foi à la vision et non l’inverse ».