Walter Bruyère-Ostells, Hervé Drévillon et Jean-Christophe Romer dir., Anthologie des penseurs militaires français, Nouveau Monde 2025
Par Karim Oukaci le 19 juin 2025, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Walter Bruyère-Ostells, Hervé Drévillon et Jean-Christophe Romer dir., Anthologie des penseurs militaires français, Nouveau Monde Éditions, 2025 (1039 p.).
Y a-t-il une pensée militaire française ? Ce travail collectif d’une vingtaine de contributeurs sur une vingtaine d’années s’efforce d’en montrer l’existence, les caractères et les causes. Il le fait en fournissant un florilège des textes fondateurs ou significatifs de cette pensée, de Brantôme à Raymond Aron, rassemblés dans les quatre périodes de son évolution, l’Ancien Régime, le XIXème, les Guerres mondiales et l’Après-1945.
L’introduction générale justifie l’usage du concept de pensée militaire, qu’elle soit nationale ou transnationale : il désigne la théorie de la chose militaire dans sa généralité en tant que cette théorie est un fait social déterminé géographiquement, démographiquement, historiquement, etc. « Plutôt que stratégie qui renvoie souvent (…) à l’action militaire, à la conduite opérationnelle, écrit Bruyère-Ostells, a été préféré le terme plus générique de pensée militaire (…) : l’emploi des forces armées, mais aussi leur sociologie, la psychologie des militaires et de la nation » (p. 8).
Les textes choisis sont précédés par une introduction sur les caractères généraux de l’époque et d’une notice sur leur auteur respectif. Ainsi, pour l’Ancien Régime, Drévillon et Th. Wideman constatent, certes, une européanité de la pensée militaire française influencée par des modèles (végécien, machiavélien) et des exemples (espagnol, hollandais) partagés, mais aussi une singularité – qui serait explicable par la théorie de l’État absolutiste dominant en France et faisant de la res militaris un outil « d’institution et d’ingénierie politique » (p. 22), plutôt que par un caractère national fantasmé (furia francese) - cette subsomption de la chose militaire à la centralisation de l’État impliquant à son tour une série de particularités, comme une rationalisation poussée de la guerre en termes de matériel, de tactique et de stratégie, en amont comme en avant de la bataille : « Qui a la force, écrivit Richelieu, a souvent raison en matière d’État ; et celui qui est faible peut difficilement s’exempter d’avoir tort au jugement de la plus grande partie du monde » (p. 153).
Pour le XIXème siècle, allant de textes de Lazare Carnot et de Bonaparte à des extraits de Jaurès, Gallieni et Lyautey, Bruyère-Ostells montre l’importance de la figure du soldat-citoyen pendant la Révolution et l’Empire, puis la prise en compte progressive de l’émergence de la guerre moderne et des nécessités impliquées par l’expansion coloniale. Quant à la période des guerres mondiales (avec des textes d’Ader, de Foch, de Gaulle, etc.), elle est, selon Romer, à la fois celle d’une modernisation et d’une désarticulation des différents domaines de la pensée militaire française. Enfin, G. Ferragu introduit la présentation de la dernière période par cette formule d’Aron : « Paix impossible, guerre improbable » : révolutions idéologiques et technologiques, perte de de l’empire colonial, tout conduit à un renouveau de la réflexion sur l’idée même de stratégie française, comme le fit (c’est le dernier auteur dont des textes sont donnés) Hervé Coutau-Bégarie.
Cette suite de morceaux choisis, provenant de théoriciens et de praticiens français de la chose militaire sur près de six siècles, est donc plus que riche : elle est suggestive et instructive sur l’histoire tant de l’imaginaire que de la conceptualisation de la guerre en France.