Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, L'argent sans foi ni loi, Éditions Textuel, 2012 (Lu par Evelyne Rognon)
Par Cyril Morana le 18 janvier 2013, 05:49 - Philosophie générale - Lien permanent
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, L'argent sans foi ni loi, Éditions Textuel, collection Conversations pour demain, 2012.
Paru en septembre 2012, ce petit livre de moins de 90 pages permet aux sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot de donner aux analyses sur la richesse développées dans leurs précédents ouvrages (Le président des riches en 2011, Les ghettos du Gotha en 2010) une forme accessible à tous.
L'anthropologue Régis Meyran les questionne sur la nature sociale de l'argent, et permet de comprendre pas à pas « comment l'argent est devenu fou ». Ce n'est pas un livre de philosophie, mais un livre utile aux philosophes, qui examine de façon limpide mais aussi clairement engagée, les fonctions sociales et les dysfonctionnements actuels de l'argent. Il montre que l'argent est une construction sociale qui résulte de conventions et de croyances et repose sur un rapport de forces : « Il est important d'insister sur les apports de la sociologie dans l'approche de l'argent. Cette discipline permet de ne pas réifier l'argent et d'éviter d'en faire un acteur autonome de la vie sociale. »
Pourquoi l'argent est devenu fou ?
La première partie commence par analyser la banalisation récente de la grande richesse. De moyen, l'argent est devenu une finalité. Un retour historique permet de comprendre que l'argent est le deuxième code graphique inventé par l'humanité, et qu'il est une pure abstraction, un équivalent universel.
Il développe ensuite une étape fondamentale : l'interdiction faite en 1973 à la Banque de France de prêter à l’État, qui assure aux marchés financiers la possibilité de profiter des intérêts des emprunts publics. La virtualisation et l'hiatus entre argent et travail rendent alors possible les bulles financières.
La classe sociale des « ultrariches » est étudiée, ainsi que le mécanisme des crises financières, en rappelant que dans ces milieux, « le fonctionnement des marchés financiers fait partie de l'éducation des enfants ». par ailleurs, ces 0,01 % de la population n'ont aucune mauvaise conscience face par exemple aux 6 millions d'exclus bancaires. Ils ont intériorisé un discours autojustificateur fustigeant l’État et l'impôt. Le mécénat quant à lui est un élément de leur stratégie de communication.
L'étude du monde des traders révèle des individus aussi malades que l'argent avec lequel ils jonglent : l'addiction à l'argent est la plupart du temps doublée d'une addiction à l'alcool, aux drogues, au sexe, aux jeux.
Cette partie s'achève sur l'analyse des accointances entre l'argent et la religion d'une part, et la politique de l'autre : « les espaces qui concentrent la richesse sont aussi ceux qui votent le plus massivement à droite, dans l'espoir que leurs privilèges soient ainsi éternels » ( p 50).
Les financiers mènent le monde, mais jusqu'à quand ?
Le « monopole de la violence légitime » a-t-il été transféré aux banques ? C'était ce que pensait Thomas Jefferson, qui considérait que « les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat ». C'est aussi ce que montrent les Pinçon-Charlot, tout en insistant sur le fait qu'il ne s'agit en aucune façon d'une théorie du complot, mais bien de la mise en œuvre d'intérêts de classe, qui parvient à ériger ses intérêts particuliers en intérêts universels.
Les collusions entre les banques et les dirigeants des pays européens sont passés au crible : Mario Draghi fut vice-président pour l'Europe de Goldman Sachs, Mario Monti en fut le conseiller international...
L'exil fiscal sous toutes ses formes est étudié : l'ensemble des avoirs fiscaux français dissimulés dans des paradis fiscaux représenterait 590 milliards d'euros, alors que le déficit public a été de 90 milliards en 2011.
L'oligarchie financière renforce et élargit la pauvreté et mine les biens publics, qui sont progressivement privatisés.
Afin de diffuser son idéologie, le libéralisme pratique l'antiphrase et l'oxymore : « les réformes nécessaires », « la TVA sociale », « la croissance négative »...Cette stratégie de communication pénètre les classes populaires, qui rêvent non d'égalité, mais d'obtenir par miracle les mêmes privilèges que les très riches, comme le montre le succès du Loto ou des émissions « people ».
La richesse a un effet sur toutes les dimensions de la vie, et en particulier sur les corps eux-mêmes : l'obésité est une maladie de pauvre, les riches sont minces, sportifs et en bonne santé.
Le texte s'achève sur des propositions de réformes de l’État, qui permettraient de contrer la main-mise de l'oligarchie financière : suppression réelle du cumul des mandats, création d'un statut de l'élu, limitation du nombre de mandats successif, inscription automatique sur les listes électorales, vote obligatoire, comptabilisation du vote blanc, nationalisation des banques, réforme fiscale, instruction civique, initiation au droit et à l'économie dès l'école primaire : « Développer l'enseignement critique de la finance, alors que la logique financière est présentée au lycée et à l'université comme un savoir technique neutre et technique, est un impératif démocratique essentiel si l'on veut mettre fin au pillage » (p 81). pour Monique Pinçon Charlot et Michel Pinçon, « c'est d'une révolution que les peuples ont besoin » (p 88).
Ce bref ouvrage est une initiation très accessible aux travaux de leurs auteurs. C'est aussi une invitation à creuser leurs idées, grâce à la bibliographie proposée. C'est enfin un livre politique, qui invite à la réflexion personnelle et affirme la nécessité d'un changement de modèle.
Évelyne Rognon