Étienne Helmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Verdier 2019. Lu par Matthieu Guyot

Étienne Helmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Lagrasse, Verdier, 2019 (140 pages), lu par Matthieu Guyot.

Depuis une dizaine d’années, Étienne Helmer, professeur de philosophie à l’Université de Porto Rico (États-Unis), développe une œuvre novatrice, qui ménage une grande place à la philosophie grecque mais avec le constant souci d’y faire entendre des pensées qui éclairent nos propres interrogations, en particulier sur les questions politiques, économiques et sociales.

Après un premier ouvrage, issu de sa thèse et consacré à l’économie chez Platon (La part du bronze), il s’est par exemple penché sur le statut des exclus dans la philosophie ancienne (Le dernier des hommes. Figures du mendiant dans la Grèce ancienne) ou sur l’éthique de la frugalité chez Épicure et Diogène le Cynique. On lui doit également un court essai sur la photographie (Parler la photographie), qui n’est pas sans rapports avec les précédents (puisqu’il y analysait notamment les ressorts du « pouvoir subversif et plus généralement politique » de la photographie) ni avec celui que l’on présente ici, tant est étroit le lien entre la photographie d’art et « l’esprit d’un lieu » qui se dégage si fortement de certaines photos.

Dans ce nouvel ouvrage, c’est en effet sur le thème du lieu qu’Étienne Helmer entend porter la lumière de la philosophie.

Celle-ci, note d’abord l’auteur, arrive sur les lieux, si l’on peut dire, un peu en retard par rapport à d’autres disciplines (sociologie, anthropologie…) qui s’y sont déjà largement intéressées depuis les années 50. La philosophie a en effet globalement délaissé le lieu, sans doute parce que, vouée à la recherche de l’universel, elle se consacre à l’être-là, à l’être-au-monde ou à l’être en général, mais non à l’être-ici, et à la dimension particulière que celui-ci enveloppe. Pourtant, si cet « ici » est par nature variable et particulier, il n’en reste pas moins que nous sommes tous ici ou là, dans un lieu donné, et que le lieu constitue donc lui-même une dimension de notre être-au-monde, irréductible par ailleurs à l’espace du fait même de sa particularisation.

L’auteur se propose donc dans cet ouvrage de « cerner les traits fondamentaux » du lieu et de « comprendre en quoi il renvoie à une dimension fondamentale de notre être-au-monde » (p. 14).

Dans le premier chapitre (« Le lieu identitaire »), qui mobilise notamment Hippocrate, Platon, Aristote et Heidegger, Étienne Helmer met d’abord en lumière ce qu’il appelle la « logique identitaire » du lieu, logique sous laquelle la philosophie l’a appréhendé dans ses rares analyses consacrées à cette notion, à savoir comme un espace doté d’une identité unique. Cette identité, définie à partir de ses limites spatiales et par « l’esprit du lieu » spécifique qui est censé le singulariser, marque de son empreinte le corps et l’esprit de ceux qui y habitent, lesquels auront aussi contribué à forger, par leurs pratiques, l’identité spécifique du lieu (ce que l’auteur désigne comme « co-participation »).

Dans le second chapitre (« “Faire lieu” : événement et utopie »), l’auteur montre que cette logique identitaire ne suffit pas à penser le lieu. À s’en tenir à elle, en effet, on ne saisit pas le caractère pluriel et événementiel du lieu. Celui-ci est toujours au moins le cadre d’une infinité de micro-événements – comme il apparaît dans l’impossible Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de G. Pérec –, quand ce n’est pas de grands événements, comme les lieux de catastrophes ou les grands lieux historiques. Il peut même constituer lui-même l’événement quand il devient le champ d’expérimentation d’un projet politique (ainsi la « ZAD » de Notre-Dame des Landes ou la place de la République, à Paris, investie par le mouvement « Nuit Debout »).

Mais le lieu habité, à l’échelle individuelle ou collective, est en fait toujours, montre l’auteur, l’objet d’une tentative plus ou moins poussée d’« utopisation », qui vise à incarner un idéal dans un ici réel qui est alors un bon lieu (eu-topos), pour qu’il ne demeure pas sans lieu (atopique). Certains philosophes, de fait, ont cru avoir trouvé le lieu du bonheur, ou du moins de leur bonheur : ainsi Rousseau sur l’île Saint-Pierre (« 5e Promenade »). Chez Platon, par contre, à qui l’auteur consacre de longues et riches analyses qu’on ne peut résumer ici, le bien et son opérateur, la philosophie, demeurent toujours à distance des lieux réels, au mieux dans une « proximité distante », en sorte que « quelque chose du lieu, pour [Platon], semble échouer à sa parfaite utopisation par la philosophie » (p. 85).

Pour Diogène le Cynique, à l’inverse, qui affirmait et illustrait en des actes fameux « l’usage de tout lieu pour tout », l’utopisation du lieu semble en droit totale, puisque tout lieu se prête à l’exercice de la liberté du sage et à son bonheur. Mais si Diogène peut faire coïncider utopie et lieu réel, exercer sa liberté n’importe où, n’est-ce pas – même si certains lieux, comme l’agora, se prêtent particulièrement à une démonstration de ses principes – au prix d’une indifférence totale au lieu dans sa particularité, d’un abandon total de toute dimension identitaire du lieu, qui dissipe finalement l’être ici « dans la généralité de l’être-là » (p. 94) ? Ces pensées et leurs limites conduisent donc à se demander « comment penser dans le lieu même l’articulation du local et de l’universel » idéal conçu par la raison (p. 114).

Dans le troisième et dernier chapitre (« Du non-lieu au local comme universel »), l’auteur aborde, de manière préliminaire et pour finalement la retoquer dans sa littéralité, la notion de « non-lieu », qui désigne un lieu qui serait privé des caractéristiques précédemment dégagées. Partant des analyses de Marc Augé (Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité), qui dénonce sous la catégorie de « non-lieux » ces lieux de passage standardisés et « sans âme » (hôtels de chaînes, centre commerciaux, clubs de vacances…) apparus au XXe siècle, É. Helmer en marque la pertinence mais aussi les limites. Car tout uniformisées qu’elles soient, ces installations nouvelles n’en sont pas moins des lieux, et leur caractère « aseptisé » et impersonnel peut même être recherché pour lui-même. Il montre en outre que la catégorie cartographique apparentée de non-lieu (espace vide) reflète en fait surtout leur abandon par les pouvoirs politiques. Mais si tout lieu est vraiment lieu, comment chacun s’articule-t-il aux autres lieux et à l’ensemble du monde ?

Partant de la notion foucaldienne d’hétérotopie, qu’il étend à l’ensemble des lieux, É. Helmer montre que le lieu est toujours occupé ou habité en relation avec d’autres lieux, hétérotopes, dans un réseau qui ouvre in fine sur le monde, et que, du point de vue « géopolitique », sur lequel il conclut, ces relations ont oscillé, historiquement, entre le cloisonnement des sociétés traditionnelles – qui reconnaissent l’altérité irréductible des différents groupes mais au prix d’un état de guerre permanent – et l’universalisme occidental qui prend son lieu pour le lieu du vrai et qui entend imposer ses valeurs à tous en demeurant aveugle au caractère local de son propre universel. Au-delà de ces deux écueils, É. Helmer en appelle finalement à un rapport au lieu qui délivre « toute sa puissance », qui est celle d’un « opérateur de construction de l’universel parce qu’il est par nature un principe de différence et de négociation des différences » (p. 129). Pour cela, il faut comprendre la nature plurielle et relationnelle de l’universel et que l’universel pensé ici où là « n’est pas l’universel et que ce dernier, loin d’être l’empire indistinct du même réside dans le rapport d’ouverture entre des lieux toujours autres » (p. 130).

On pourra sans doute discuter certains points (par exemple l’identification au concept de lieu de la notion platonicienne de khôra, qui désigne peut-être plus le principe unique des lieux que les lieux eux-mêmes dans leur particularité, ou l’affirmation paradoxale que Diogène ne procède pas vraiment, comme il peut sembler, à une neutralisation des lieux), mais ce livre ambitieux qui déploie de multiples problématiques en sollicitant de nombreux auteurs et de nombreuses disciplines (dont on aimerait peut-être que leur différenciation et leur articulation avec la philosophie soit davantage thématisée), aura assurément atteint son objectif : « dresser la carte [du lieu] et faire droit à son caractère philosophique fondamental » (p. 17). Il fait souhaiter, aussi, que l’auteur poursuive les réflexions engagées ici, par exemple par une approche typologique, seulement esquissée ici, des différents lieux (le « chez soi », le territoire politique, le lieu de travail, les lieux clos, les espaces de loisir, les lieux de passage, l’univers, même, comme il le suggère…) et une analyse des modes d’être-à ou d’être-dans (et au premier chef l’habiter) qu’ils impliquent, ainsi que des questions spécifiques qu’ils peuvent soulever.

 

Matthieu Guyot.