Frederick Schauer, Penser en juriste. Nouvelle Introduction au Raisonnement juridique, traduit par Stefan Goltzberg, Paris, éditions Dalloz, collection Rivages du Droit, 2018, 233 pages, lu par Pierre Landou

L’ouvrage de F. Schauer, Penser en Juriste, vaut en soi et par les comparaisons qu’il induit - malgré lui - avec le genre universitaire de l’introduction au droit. Réduit souvent à une présentation factuelle du droit et des institutions judiciaires, ce genre canonique prête peu d’attention, voire aucune, au raisonnement juridique. Cette monotonie descriptive est mise à distance dans Penser en Juriste. Il ne s’agit pas de présenter le common law à des néophytes, mais de caractériser, promouvoir et critiquer certains modes de raisonnement, dont on peut considérer qu’ils participent - sans exclusive - de la pensée juridique.

Le titre français « Penser en Juriste » appelle commentaire : la version originale, « Thinking like a Lawyer », publiée aux Presses Universitaires d’Harvard, évoque par le terme « lawyer » l’irréductibilité culturelle du juriste dans les pays francophones et du « lawyer » outre-atlantique. Le « lawyer » est nécessairement orienté par une pratique, ce que n’est pas toujours le juriste au sens français : par l’expression « penser en », retenue pour la traduction du titre, Stefan Goltzberg restitue judicieusement l’immanence de la théorie juridique et de la pratique judiciaire que l’ouvrage de l’auteur présuppose avec constance.

En douze chapitres indépendants les uns des autres, F. Schauer, partant de la question de jure d’une éventuelle spécificité de la rationalité juridique, alterne commentaire de décisions de justice, explicitation critique de références philosophiques et recours à des travaux de psychologie sociale pour présenter une série de problèmes identifiés comme classiques par la philosophie du droit contemporaine. La spécificité du droit américain mobilisé dans l’ouvrage dépaysera peut-être le lecteur francophone, si sa formation l’a rendu familier de la tradition romano-civiliste. C’est dans cet écart culturel que réside aussi l’intérêt de la traduction de l’ouvrage.

L’introduction, numérotée en premier chapitre, pose la question de la spécificité du raisonnement juridique. Existe-t-il une argumentation proprement juridique, ou bien le juriste sélectionne-t-il des formes de raisonnement plus généralement utilisées et irréductibles à leur usage juridique ? Le lecteur croit entendre un écho, affaibli et lointain, des discussions qui opposèrent au XXe siècle Perelman et Kalinowski sur les enjeux de la logique déontique. C’est toutefois sans investigation logique, mais en renvoyant la réponse à des études empiriques, que F. Schauer affirme que toutes les formes du raisonnement juridique se trouvent aussi en-dehors du droit, et revendique, pour les étudier, une introduction de la psychologie sociale au cœur de la théorie juridique. L’enjeu n’est plus la spécificité du raisonnement juridique, mais plutôt l’identification des raisons qui conduisent un domaine singulier de la rationalité - le droit - à sélectionner certaines formes de raisonnement et les privilégier. L’auteur souligne ainsi à quel point l’une des particularités du raisonnement en contexte juridique est le recours à des décisions sous-optimales : l’économie de la jurisprudence est caractérisée par une tension continue entre recours au précédent, nécessaire équilibre comparatif des décisions successives, et considération en isolation de la décision à prendre. La rationalité de la considération en isolation doit composer avec la rationalité élargie au système entier. Se profile ainsi, dès l’introduction, la perspective d’un dialogue avec les thèses de Dworkin, mis en œuvre par la suite au huitième chapitre.

Le deuxième chapitre appuie son analyse de la règle de droit sur la distinction conceptuelle du centre et de la périphérie. Le propre de la règle est de ne pas répéter la justification qui la sous-tend voire, à l’extrême, de l’occulter. Nul arbitraire ici : c’est - et ce doit être - la règle, non sa justification, qui présente socialement la norme. Reprenant la distinction de Russell et Hart entre « noyau » et « pénombre », F. Schauer commente la décision prise en 2005 par la Cour suprême américaine, Stewart v. Dutra Barge Company. Sa conclusion revient sur l’effet de sélection : si les juridictions d’appel connaissent, par nature, des cas difficiles qui mettent en jeu la périphérie de la règle, il serait fallacieux d’en conclure que le droit s’y ramène : la partie n’est pas le tout. Pourtant, c’est bien la périphérie qui, par le jeu sélectif des litiges, est placée sous le regard des juristes, praticiens ou théoriciens. La portée de la règle peut aussi excéder l’extension de sa justification, ou à l’inverse la réduire : nous sommes alors renvoyés au problème initial de la relation entre énoncé de la règle et justification normative : le formalisme dans la mise en œuvre du droit procède de cette double difficulté, qui amène l’auteur à reconduire, lucide, la thèse selon laquelle « le droit ne consiste pas à faire la meilleure chose dans chaque cas » (p. 36).

Les troisième et neuvième chapitres posent la question de la valeur du précédent. Outre la contradiction éventuelle des précédents, outre la possible difficulté de leur identification, leur nature fait problème : la relation d’une Cour à des précédents n’est ni une relation de conviction, ni de persuasion, mais d’obéissance. Dès lors, l’expression « raisonner par précédent » n’est-elle pas oxymorique, comme le soutenait Bentham ? F. Schauer discutant ici, pour les besoins de son argument, la distinction entre dispositif et obiter dictum (littéralement, « ce qui est dit incidemment »), le juriste lecteur de la traduction française notera que cette différence n’est pas strictement superposable avec celle des motifs et du dispositif à laquelle, par exemple, les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme l’ont accoutumé. Toutefois, si l’écart culturel s’accentue, l’enjeu demeure identique : quelle est la valeur normative des différents moments constitutifs d’un arrêt ou d’une décision ? Tout, dans une décision de justice, n’est pas également normatif, et tout ne doit pas l’être. Or, à l’apparente gratuité de l’obiter dictum répond la nécessité d’une généralisation de la décision, pour lui conférer sa normativité : n’est-ce pas l’obiter dictum qui autorise cette généralisation ? Ainsi, ce qui est présenté dans la décision comme un résidu argumentatif pourrait bien avoir valeur essentielle dans la constitution du système de jurisprudence. Distinguer avec précision le dispositif et les obiter dicta s’avère même parfois périlleux, tant sont poreuses ces catégories. Un scepticisme niveleur menace. Il convient de s’en déprendre : si la distinction entre dispositif et obiter dicta est fragile, elle « peut aider la Cour dans la détermination du poids qu’elle donne aux énoncés figurant dans les décisions antérieures » (p. 187). C’est, en somme, l’enjeu d’un équilibre raisonné - gage de justice - des décisions successives - gage d’innovation - qui est posé.          

Le septième chapitre, préparé par les chapitres quatre à six, lève la carte des perspectives ouvertes par la théorie dite « réaliste ». L’analyse du réalisme juridique spécifie la question introductive : les décisions des juges sont-elles réellement déterminées par ce que l’on nomme, par défaut, « le raisonnement juridique » ? F. Schauer rappelle l’origine du réalisme juridique - ce scepticisme épistémologique : le juge Oliver Wendell Holmes, en 1881 dans The Common Law, soutient que « la vie du droit n’a pas été la logique, mais l’expérience ». Intuitionniste à partir des années 1930, le courant réaliste pose difficulté en affirmant que des facteurs non-juridiques déterminent par priorité les décisions judiciaires. On conçoit à quel point le recours à des études empiriques de psychologie sociale devient stratégique pour qui désire tenir l’hypothèse réaliste. L’auteur avertit, en ce sens, que la motivation d’une décision judiciaire pourrait n’être que « la meilleure justification juridique d’une décision à laquelle le juge peut très bien être parvenu par d’autres voies » (p. 136, note 19). La discussion de cette thèse s’appuie sur un article classique de K. Llewellyn (1950), consacré aux canons de l’interprétation des lois. L’argumentation de F. Schauer procède par l’absurde : si la thèse réaliste était exacte, alors tous les cas ou presque devraient présenter une configuration « où les deux issues possibles du litige sont justifiables par des sources du droit » (p. 140). Est-ce le cas ? À la réponse positive de Llewellyn, F. Schauer propose une nuance importante en reprenant le principe de sélection présenté au deuxième chapitre : dans la plupart des cas, le droit est dépourvu d’ambiguïté et n’admet bien qu’une issue unique. Les décisions d’appel font exception à ce principe, ou plutôt : parce que certaines décisions font exception à ce principe, elles sont objet d’appel. Les Cours sont donc vouées à connaître les cas difficiles, mais ces cas difficiles ne sont pas représentatifs du droit. Autrement dit, une éventuelle instabilité contentieuse n’emporte en rien une imprévisibilité généralisée de la règle de droit. Les caractères essentiels de la règle de droit ne doivent pas être compris à l’aune de la sélection contentieuse. Il conviendrait donc de réduire la portée du réalisme juridique aux seuls cas difficiles - il est vrai les plus visibles. Ainsi, les recherches empiriques menées sur les cas sélectionnés par la Cour suprême américaine ont beau confirmer, au moins en partie, l’hypothèse réaliste, elles souffrent d’un biais indirect de sélection qui devrait nous prémunir contre une généralisation indue de leurs résultats.

Le huitième chapitre, autour de la notion d’interprétation, croise la question des sources du droit et des notions classiques de logique juridique. Les questions posées marquent, là aussi, la distance entre droit américain et Code civil : à la fiction civiliste d’un texte complet et clair, la théorie du droit outre-atlantique oppose la lacune, le silence du texte ou - pis encore ! - son caractère moralement inacceptable. Le lecteur francophone, qui dispose sur l’interprétation juridique de la somme de B. Frydman (Benoît Frydman, Le Sens des Lois, Bruylant LGDJ, 2005), aura tout intérêt à détecter cette distance plutôt qu’à prétendre, artificiellement, l’effacer. Les auteurs analysés par F. Schauer dans ce huitième chapitre sont ancrés dans la culture philosophique de langue anglaise : Bentham, d’abord ; Russell, Hart et Fuller, ensuite ; Dworkin, enfin. Bentham, note l’auteur, exécrait la latitude d’interprétation offerte aux juges par des lois mal rédigées. Mais F. Schauer, contre l’hypothèse benthamienne d’une corrélation entre vague de la loi et nécessité accrue d’un recours à l’interprétation, montre que la matière légale contemporaine, caractérisée par le souci du détail, n’a en rien réduit le besoin judiciaire d’interprétation. La question épistémique du vague des qualifications juridiques resurgit dans le débat qui oppose Hart à Fuller, au début des années 1960. Hart soutient la thèse selon laquelle toute norme juridique se compose d’un noyau sémantique stable et d’une marge instable. Déplaçant le problème - mais non son enjeu - Fuller réplique que même une application de la signification littérale des termes relevant du noyau sémantique peut produire un résultat juridiquement contre-productif. Un argument a fortiori est ici ébauché : si même une application du sens littéral du noyau sémantique de la norme est parfois contre-productive, qu’en sera-t-il de sa périphérie ? Sans trancher, F. Schauer présente le débat comme « un cadre utile » (p. 161) pour conceptualiser la notion d’interprétation. En revanche, l’auteur cherche à se distinguer de Dworkin, en récusant l’extension extra-juridique des procédures herméneutiques que défend ce dernier. Tout au plus peut-on admettre une extension extra-juridique de l’interprétation en cas d’obscurité avérée de la norme, mais certes pas quand le texte est clair. A l’illimitation herméneutique, F. Schauer oppose la parcimonie interprétative ; ou, pour reprendre hors contexte une expression de S. Goltzberg dans sa préface, à une interprétation maximale, F. Schauer oppose une interprétation optimale. Cet optimum herméneutique débouche, en guise de conclusion pour ce huitième chapitre, sur une présentation succincte, mais discutée, de quelques canons de l’interprétation juridique, dont l’auteur souligne qu’il est malaisé de tirer une conclusion épistémologique unilatérale ou définitive : la considération de ces canons, avant tout, invite à une lecture scrupuleuse de la lettre des textes normatifs.

Les trois derniers chapitres concluent l’ouvrage en reprenant de façon ramassée la distinction entre règle et standard, le problème de la qualification des faits et les difficultés conceptuelles de la notion de présomption. Distinguant règles et standards pour l’élaboration des textes législatifs et dans les motivations des décisions de justice, F. Schauer commente la décision Miranda v. Arizona prise par la Cour suprême américaine en 1966. Cette distinction est-elle de degré ou de nature ? Y a-t-il continuum des standards aux règles ? Le problème est redoublé : une catégorie juridique large peut être précise, quand « des catégories étroites peuvent être vagues » (p. 200), énonce l’auteur, en se référant au paragraphe trente-trois des Recherches philosophiques de Wittgenstein. La difficile distinction du fait et du droit est ici amorcée. Loin de la ramener sur un terrain connu et ses figures obligées - la sur-interprétation fautive mais classique d’une page de Hume, l’argument canonique mais contesté de J. Searle - F. Schauer ancre cette distinction dans la pratique judiciaire et le droit processuel états-unien. Le problème tient à ce que « le jury empiète sur le droit et le juge sur le fait » (p. 205). L’empiétement du juge sur le fait ouvre une réflexion sur les motivations des décisions judiciaires, d’autant plus urgente quand les propositions visant l’établissement des faits sont assorties, dans la décision, de références non-juridiques. Cette porosité du fait et du droit, du juridique et du non-juridique, demande pour conclure l’ouvrage un approfondissement des notions de présomption et de déférence. Charge de la preuve, présomption et déférence sont trois techniques procédurales permettant de distribuer l’incertitude inhérente à la décision judiciaire. Discutant d’abord les propriétés juridiques des présomptions irréfragables à partir de la décision de Cour suprême Weinberger v. Salfi (1975), l’auteur insiste ensuite sur l’extension de la notion de présomption, susceptible de porter autant sur le fait que sur le droit. De même, la déférence - qui ne recoupe que partiellement la notion de compétence, ou que l’on peut comprendre comme son négatif - réitère sous une autre modalité les questions d’expertise, de révision et d’autorité judiciaire envisagées en amont dans l’ouvrage. Le lecteur francophone désireux d’approfondir ces thèmes, simplement esquissés à la fin de l’ouvrage de F. Schauer, se référera avec bonheur aux ouvrages que S. Goltzberg leur a consacrés (S. Goltzberg, L’Argumentation juridique, Dalloz, 2017, et Théorie bidimensionnelle de l’Argumentation juridique, Bruylant, 2013).     

Penser en Juriste remplit ainsi la promesse de son sous-titre (« Nouvelle Introduction au Raisonnement juridique »), sans s’y réduire. Il est bien une introduction non-systématique au raisonnement juridique, autant qu’un livre de philosophie du droit, qui soutient avec constance la thèse d’une différence de degré entre raisonnement « juridique » et raisonnement en général. Thèse robuste, modeste et salutaire : robuste parce que modeste, salutaire parce que robuste.

                                                                                                                                                                                                                               Pierre Landou