Raffaele Simone, Pris dans la toile, Gallimard, 2012, lu par Romain Couderc
Par Cyril Morana le 18 février 2013, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Raffaele Simone, Pris dans la toile, Gallimard, 2012, lu par Romain Couderc
L’essai de Simone propose une perspective anthropologique, sémiotique et politique sur la nouvelle révolution numérique dont nous sommes les témoins.
Dans cet essai, le linguiste et philosophe Raffaele Simone propose une approche critique des effets de la révolution numérique dans les rapports sociaux et dans les processus d’acquisition des savoirs. Loin de céder aux sirènes contemporaines de la célébration de l’extase et du bonheur festif que procurerait l’accès à Internet et aux diverses technologies numériques, l’auteur insiste sur les conséquences inquiétantes de la médiasphère dans le développement de l’intelligence humaine.
L’intérêt de l’approche n’est pas seulement critique : l’auteur décrit avec précision les mutations des capacités cognitives de l’esprit à l’ère de cette troisième révolution industrielle, qui est mise en rapport avec l’invention de l’écriture et de l’imprimerie afin d’en comprendre les effets et les écarts.
L’expérience d’un voyage en train (« Prologue dans le train ») permet de mesurer les effets d’une médiasphère caractérisée par son ubiquité : chacun tente d’échapper à la fois au silence, à la solitude et à autrui par le truchement de machines produisant des comportements nouveaux (conversation à distance brouillant la séparation du privé et du public, manipulation d’appareils empêchant la concentration de soi et d’autrui, besoin de voir et de se faire voir par écran interposé en présence d’un étranger). Tel est le processus d’ « exaptation », concept d’origine biologique, qui, à l’inverse de l’adaptation, caractérise un processus par lequel l’organe crée la fonction : les appareils intégralement connectés font prévaloir des comportements humains marqués par la compulsion de répétition, le papillonnage, la fragmentation et la discontinuité. Dans ces conditions, comment la révolution numérique et l’accès permanent du plus grand nombre à médiasphère altèrent notre rapport au monde et notre capacité cognitive ?
La « Troisième Phase », ère de l’Internet et des gadgets numériques, succédant à l’invention de l’écriture et de l’imprimerie, engendre des formes de déclin du savoir que les gains technologiques ne sauraient occulter.
Le premier chapitre (« Les sens et l’intelligence ») examine le rôle des différents sens dans l’acquisition de la connaissance et le développement de la culture. Le développement des nouvelles technologies numériques bouleverse les modalités sensorielles traditionnelles du processus cognitif : la lecture linéaire et la vision alphabétique d’un texte sont progressivement remplacées par la vision non alphabétique et la simultanéité de différents stimuli sensoriels (écrans tactiles, images et photographies, sons…), de sorte que la modernité technologique régresse à un stade anthropologique antérieur où prévalaient l’ouïe et la vision non alphabétique dans l’accès à la connaissance. Dans ces conditions, la lecture, sollicitant une intelligence séquentielle, recule au profit de la vision, entendue comme spectacle video faisant appel à une intelligence simultanée. L’auteur oppose donc le caractère autoguidé, corrigeable, laborieux de la lecture à une vision hétéroguidée, non corrigeable, conviviale et multisensorielle, à fort degré d’iconicité.
Le troisième chapitre interroge l’essence du texte, à la lumière des considérations sur l’écriture formulées par Platon dans le Phèdre : le corps du texte fige et cadavérise la parole pensante ; la mémoire vive de la pensée s’aliène en simple pense-bête, et la publicité du texte le détache de son auteur. L’intérêt paradoxal de cette perspective platonicienne est de révéler négativement les propriétés positives du texte écrit en montrant que l’invention d’un medium nouveau a des effets sur l’acquisition du savoir. La formalisation écrite de la pensée logique et mathématique, la conservation des savoirs et de l’expérience humaine, la publicité des lois : telles sont donc les vertus opératoires de l’écriture. La tradition occidentale se fonde ainsi sur l’idée qu’un texte est un corps doté de caractères stables, immuables et permanents, corps imputable à une personne (l’auteur) définie et reconnaissable. L’invention de l’imprimerie constitue le triomphe de cette stabilité du texte. Par contraste, le texte numérique est intrinsèquement instable et ne porte aucune trace de son élaboration ; immatériel, délocalisé, décontextualisé, diffusable sans limite, il peut être interpolé et contrefait à tout moment. Par nature ouvert, perdant sa « membrane protectrice », le texte numérique peut ne plus avoir d’auteur, comme les poèmes homériques, de sorte que l’idée d’authenticité du texte pourrait à l’avenir perdre toute sa valeur. Là encore, les nouvelles technologies pourraient bien porter atteinte à l’idée du texte clos léguée par la tradition et la philologie.
Lecture et écriture changent de nature : l’espace clos et silencieux de la lecture se transforme en espace ouvert, multimodal, convivial ; la liseuse électronique dématérialise le livre qui perd ainsi son corps, son odeur, sa division en pages, tandis que la feuille électronique noie le texte dans une expressivité graphique et dans des images qui seules peuvent ainsi le rendre supportable et convivial.
Le troisième chapitre (« Apprendre, se rappeler et oublier ») porte sur l’apprentissage de la connaissance et des savoirs à l’heure du Net. La tradition fait valoir un paradigme encyclopédique et systématique de l’acquisition des connaissances, organisées de façon hiérarchisée et architectonique, par cycles d’apprentissage. La médiasphère contemporaine altère ce modèle en mettant immédiatement à disposition les savoirs sur la toile, supprimant les intermédiaires et les garants – comme en témoigne l’encyclopédie en ligne Wikipedia. Les savoirs deviennent disjoints, altérant ainsi le jugement et ses critères. Il en résulte que l’institution scolaire, qui répond encore en Europe à ce paradigme encyclopédique et hiérarchisé des savoirs charpentés par cycles d’études, est plus que jamais dans un régime d’opposition avec le monde extérieur de la médiasphère. Fondée sur le modèle de l’endopedia (acquisition du savoir dans un cadre sûr et protégé), l’école se voit concurrencée par le modèle de l’exopedia, apprentissage par exposition à des savoirs disjoints. Un tel changement de paradigme est défavorable à l’institution scolaire : le monde nouveau de mediasphère est divertissant, rapide et vivant, il est l’occasion de « voyages », de « fun » et d’évasion, tandis que l’école apparaît plus que jamais comme un monde ancien, exigeant lenteur, labeur, patience et répétition. Cela ouvre donc une brèche dans le modèle classique de transmission des connaissances : la disponibilité immédiate des savoirs de la médiasphère favorise l’amnésie, la délégation de la mémoire et l’ignorance.
Le quatrième chapitre (Le vrai, le faux et le trucage) examine le processus de déréalisation de l’objet sous l’effet des technologies numériques : le « réel » est d’autant plus mis à distance que les images, les sons perçus sur un ordinateur peuvent ne pas reproduire l’objet réel auxquels ils renvoient, entretenant le faux et l’illusion. Les effets de simulation du monde réel (comme en témoigne le film The Truman Show) intensifient par excès l’impression de réel (jeux videos, « réalité augmentée ») substituant un monde techniquement faux à un monde réel. La médiasphère entretient donc l’indistinction entre le réel et l’apparence du réel, entre l’expérience et la virtualité.
L’épilogue revient sur l’évidence commune selon laquelle la vie publique et démocratique trouverait son accomplissement dans cette révolution numérique. Que vaut le concept de « démocratie numérique » ? De nouvelles formes de protestations politiques et de manifestations publiques (révolutions arabes, mouvement des « Indignés ») ont fait du web le support de l’action politique. Ces formes d’action sans précédent, mondialisées, créent un activisme politique par réseau qui a le mérite de renouveler le paradigme de l’action politique structurée, organisée autour d’une figure classique d’appareil de commandement d’un parti. Pour autant, si cet activisme est l’expression du rejet des formes traditionnelles de contestation politique, ces formes de démocratie numérique, aussi spectaculaires qu’elles puissent être, peuvent néanmoins céder à l’illusion d’une démocratie directe. Car leur caractère spontané et acéphale peut donner à chacun le sentiment narcissique d’un besoin d’exister, de sorte que l’action politique pourrait tout aussi bien être irréfléchie et instinctive, privée de la médiation nécessaire de la pensée et d’appareils politiques de luttes par lesquels les citoyens se rencontrent au lieu d’être simplement éloignés par réseaux interposés. Symptôme de la défiance à l’endroit de la politique des partis, ce nouvel activisme technologiquement construit n’est pas par lui-même un gage d’émancipation politique.
L’essai de Simone a le mérite d’offrir une perspective anthropologique, sémiotique et politique sur la nouvelle révolution numérique dont nous sommes les témoins. Déjouant les pièges de la célébration d’un âge d’or de la culture et de la connaissance avant les media numériques, l’auteur tente de prendre la mesure de cette révolution à l’aune des paradigmes classiques de la connaissance et des processus cognitifs, dont il analyse avec précision les modalités d’expression et les fondements. Pour autant, cette histoire des processus d’apprentissage et de leurs effets n’est pas articulée à une compréhension métaphysique des techno-sciences et à la conception du sujet qu’elles promeuvent, alors même que les évolutions décrites la présupposent. En outre, la critique à charge des conséquences de ces nouvelles formes technologiques néglige la pensée des moyens permettant de lutter contre ses effets désastreux pour l’intelligence humaine (rôle de l’école notamment). La lecture du Phèdre pourrait à ce titre nous instruire : l’écriture n’est pas condamnable en elle-même, seul son usage servile fabriquant la paresse de la pensée est dénoncée. Aussi les nouvelles technologies peuvent-elles être utiles à des sujets capables d’en énoncer les conditions de production, les usages et les limites. L’ouvrage de Simone aura la vertu prophylactique de nous immuniser contre la célébration aveugle d’une technologie qui par elle-même ne nous assure aucun bonheur.
Romain Couderc