François Coppens, David Janssens & Yuri Yomtov, Leo Strauss : A quoi sert la philosophie politique ?, P.U.F., collection « Débats philosophiques », 2014, lu par Marc Kuszel

Les livres en langue française consacrés à la philosophie de Leo Strauss (1899-1973) sont certes chose fort peu répandue. L'ouvrage consiste en neuf contributions ou études relativement indépendantes les unes des autres et qui ont pour auteurs dix universitaires, chercheurs et enseignants qui se sont, chacun, concentrés sur un aspect déterminé de la pensée straussienne, l'ensemble étant coordonné par François Coppens, David Janssens et Yuri Yomtov qui enseignent respectivement à Bruxelles, aux Pays-Bas et en Israël.

 

Il est vrai que souvent, en évoquant la figure philosophique de Strauss, on songe presque spontanément à un commentateur remarquable des Lois de Platon, ou à cet auteur célèbre de Droit naturel et histoire qui osa critiquer en son temps la philosophie moderne pour prêcher courageusement un retour aux Anciens et au droit naturel dont il s'était fait le théoricien illustre, contre le positivisme incarné essentiellement par Kelsen : en d'autres termes, un philosophe du XXème siècle d'origine allemande émigré aux États-Unis et qui avait fait de la philosophie politique son cheval de bataille, devenant un représentant de la pensée néoconservatrice du même coup. Pourtant, Strauss laisse un héritage philosophique proprement immense et aux très multiples facettes, héritage relativement méconnu auquel voudrait nous introduire ce petit ouvrage que les Presses Universitaires de France ont édité récemment. Plutôt que résumer chaque article un par un et les dénaturer inévitablement tôt ou tard, il nous paraît préférable de tourner un regard attentif aux différentes facettes de Leo Strauss que ces études veulent aborder.

 

En premier lieu, c'est une figure de Leo Strauss conforme à l'image traditionnelle qu'on se fait de lui qui retient immédiatement l'attention.

Leo Strauss n'était certes pas un philosophe de la politique parmi tant d'autres dans la seconde moitié du siècle dernier, ni un commentateur - fût-il par ailleurs aguerri - à s'être concentré sur tel philosophe ou tel autre, mais un penseur qui a voulu réhabiliter, si ce n'est restaurer, la philosophie politique elle-même, en orientant sa réflexion contre deux écoles de pensée elles-mêmes divergentes : le positivisme qui rejetait la possibilité même de la philosophie politique en distinguant fait et valeur et en réduisant les assertions normatives à de simples jugements subjectifs sans prétention à la vérité d'une part, et l'historicisme d'autre part qui niait la vérité trans-historique de quelque système de pensée que ce fût. La philosophie politique est pensée comme une entreprise située à l'intersection de la politique elle-même en tant que son action est dirigée par un idéal du bien, et de la philosophie proprement dite dans la mesure où elle suppose une connaissance rationnelle de ce bien. Comme telle, la philosophie politique affronte au théorique les questions traditionnelles de la bonne vie et de la bonne société, étant en pratique elle-même la bonne vie humaine, d'où le questionnement qu'elle engage sur notre propre manière de vivre qu'elle se doit d'orienter et de transformer en conséquence, ainsi que les multiples manières de l'interpréter qui en découleront. C'est essentiellement sur cette difficulté que s'ouvre le livre que nous lisons en son chapitre introductif et dont rendent compte Catherine et Michael Zuckert (University of Notre Dame, U.S.A).

La deuxième facette « traditionnelle » de Strauss concerne le regard d'importance décisive que ce philosophe adressait au droit naturel dont il a très profondément infléchi le sens. Non que Leo Strauss fût simplement un penseur représentant au XXème siècle un jusnaturalisme fortement teinté d'aristotélisme par ailleurs, ce qui achèverait de faire de lui un nostalgique de l'antiquité grecque et/ou latine, par opposition aux héritiers des philosophies contractualistes, ou encore aux adeptes du positivisme kelsénien. Le droit naturel est bien le critère qui nous permet de distinguer en dernière instance le juste et l'injuste en tant qu'il est une partie du droit politique lui-même et il peut varier tout en demeurant paradoxalement immuable, ce qui conduit Strauss en tant que lecteur d'Aristote, à localiser le droit naturel non seulement dans l'essence raisonnable de l'homme lui-même, mais surtout dans cette capacité de l'Etat à ne s'en tenir à aucune norme absolue et prendre les décisions concrètes qui s'imposent et qui seraient de nature à sauvegarder la communauté politique elle-même. C'est sur ce problème que se concentre le huitième article écrit par Victor Gourevitch (Wesleyan University, U.S.A).

Enfin, la dernière facette d'un Leo Strauss, héritier de la tradition, vise sa contribution à notre intelligence du platonisme, à travers cet article décisif écrit en 1946 et intitulé « Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon », en réponse à un livre de John Wild dont les résonances entendaient justement demeurer straussiennes... C'est sur cette donnée que se penche le sixième article composé par Svetozar Minkov (Roosevelt University, U.S.A), en étudiant point par point l'article straussien précité et qui le conduit à relativiser l'idée même d'un retour aux Anciens chez Strauss. Il s'agit pas tant de postuler mais de mettre en question voire douter de l'idée que les Anciens ont eu raison contre les Lumières. S'il s'agit de revenir vers quoi que ce soit en l'affaire, ce sera à un état d'esprit plutôt qu'à un corpus doctrinal quel qu'il soit.

 

En deuxième lieu, une autre figure de Leo Strauss vient à se dégager de l'ouvrage qui lui est consacré là : celle d'un philosophe dont la pensée s'inscrit essentiellement dans le registre du conflit.

Dans cet ordre d'idées, le premier type de conflit auquel on songe est évidemment la querelle entre les Anciens et les Modernes, sur laquelle entend s'attarder le chapitre trois consacré à Strauss et les Lumières modernes, écrit par Daniel Tanguay (Université d'Ottawa). Dans la problématique straussienne, la caractéristique de la modernité est d'avoir instauré un primat de l'idéal pratique sur l'idéal théorétique ou contemplatif. L'auteur tourne un regard particulièrement attentif en direction de la lecture que Strauss fait de Rousseau. Si, pour l'auteur du Contrat social, l'égalité morale est instaurée conventionnellement par le contrat social, elle va primer sur l'inégalité naturelle. Il en résulte que la liberté est pensée comme autonomie en tant que liberté que chaque sujet possède de se donner sa propre loi, ce qui suppose et implique tout à la fois un arrachement de l'homme à la condition naturelle. Ce schéma de pensée bien connu, que l'histoire de la philosophie s'épuise à répéter, se double surtout chez Strauss d'une lecture autrement novatrice, puisque l'auteur de Droit naturel et histoire voit en Rousseau un penseur qui tente en son temps de revenir aux Anciens en réservant la vie contemplative à un petit nombre d'individus à travers l'idéal de vie qui est celui du promeneur solitaire, par opposition à l'ignorance à laquelle le premier Discours entendait condamner le peuple au nom du patriotisme.

Le deuxième type de conflit qui retient l'attention est le conflit entre Athènes et Jérusalem, en d'autres termes le conflit entre la raison et la foi. C'est cette question que veut approfondir le cinquième article rédigé par Joshua Parens (University of Dallas, U.S.A) et consacré à la lecture straussienne de la pensée de Maimonide. L'écriture de l'auteur du Guide des égarés serait ésotérique au départ comme à l'arrivée : la théologie constitue la surface de l’œuvre de Maimonide, plutôt que son fondement ultime. Tout au contraire, il y a un sens à parler d'un rationalisme chez Maimonide : quand bien même la philosophie ne serait pas nécessaire pour produire la Loi, elle demeurerait indispensable pour comprendre le caractère philosophique de son fondement ultime. Il est clair que la raison dans cette perspective ne saurait être soumise à la foi ; tout au contraire, la raison est irréductible à la révélation et la pensée de Maimonide exprime un rationalisme original, tolérant et très moderne en tant qu'il est capable d'accueillir la philosophie aussi bien que la religion.

Enfin, le dernier conflit en direction duquel il nous faut regarder est à situer dans la querelle

entre poésie et philosophie. C'est ce problème qu'examine David Janssens (Université de Tilburg, Pays-Bas) dans la septième étude publiée ici. Pour l'essentiel, il serait erroné de voir en Strauss un penseur qui oppose poésie et philosophie de manière irréductible, à l'instar de Platon qui chassait les poètes de la cité idéale sous prétexte qu'ils étaient passés maîtres dans l'art de l'illusion. Dès 1938, la pensée de Strauss évolue sur cette question et son attention est attirée par Hérodote en qui il voit une figure de la pensée ésotérique. Viendront ensuite les tragiques puis les poètes tels Homère et Hésiode en qui on peut voir des précurseurs de la philosophie : on notera en Ulysse la figure du philosophe masqué, de même que ces auteurs soulignent l'importance de la nature chez les Grecs, l'art d'écrire y voisinant avec l'importance de la dissimulation.

 

En dernier lieu, c'est à la découverte d'un Strauss plus insolite et fort méconnu que nous nous trouvons conviés à la lecture de cet ouvrage.

La quatrième étude publiée ici et signée Yuri Yomtov (The Open University, Israël) nous fait découvrir que Strauss était également un lecteur fort assidu de Nietzsche, ce qui reste à bien des égards surprenant. L'auteur de ce chapitre se fonde notamment sur l'énorme quantité d'enregistrements de cours donnés par Strauss à l'université et que le Centre Leo Strauss de Chicago a mis en ligne sur son site. Replaçant la perspective de la pensée straussienne face aux positivisme et historicisme qu'elle combat, l'auteur examine le point de vue straussien sur le nihilisme que Nietzsche a combattu et sur le retour aux Anciens qu'il souhaitait lui-même et tout aussi bien, non sans se référer à Heidegger en qui il voit le continuateur de la pensée nietzschéenne, mais également un penseur qui a pour ainsi dire donné une base au nihilisme. Ce retour aux Anciens est-il simplement possible ? Si la question fait problème chez Nietzsche, elle le fait tout autant chez Strauss avec le retour à Platon et Socrate ; comme telle, la chose menace de demeurer dans une large mesure un problème insoluble.

Ensuite, on découvre à la lecture de la deuxième étude composée par François Coppens (Haute École Léonard de Vinci, Belgique) un Strauss soucieux de penser le problème de l'éducation et dont la pensée de nouveau se nourrit d'une lecture novatrice de Rousseau. Comment et pourquoi le philosophe peut-il enseigner à la multitude est la double question que soulève l'analyse straussienne de l'éducation et qui conduira Strauss à redéfinir ce qu'est la philosophie elle-même : montée des opinions vers la connaissance ou la vérité, mais une montée elle-même guidée par les opinions. De là Strauss induit le sens que peut revêtir l'éducation libérale pour notre temps : ce sont les divergences qui existent chez les auteurs à quiconque s'engage dans la lecture des grands livres qui requièrent de nous que nous nous engagions sur la voie de la quête du vrai, en faisant usage de notre aptitude à bien juger, aptitude condamnée à demeurer problématique.

Enfin, la neuvième et dernière étude rédigée par Terence Marshall (Université de Paris Ouest, Nanterre) entend exposer la manière dont Strauss a affronté la question constitutionnelle. On y mesure de nouveau à travers les références à Droit naturel et histoire, ainsi qu'à de nombreux autres ouvrages, articles et cours professés par Strauss, combien confondante était l'érudition straussienne en fait de philosophie morale et politique, combien elle dépendait peu de la raison scientifique et/ou historique et de ses exigences mais du caractère et de la possibilité de la philosophie elle-même. S'il est exact que Strauss fait de Locke et de son influence une lecture stimulante et discutable, les contributions straussiennes à l'étude de la constitution américaine nous rappellent au départ comme à l'arrivée que le droit naturel demeure aux yeux de l'auteur le principe ultime du droit et qu'il est toujours défendable.

 

En résumé, voilà un livre auquel on fera assurément bon accueil. Il s'adresse très certainement à l'honnête homme désireux de se familiariser avec un des plus grands penseurs du siècle dernier et qui demeure finalement assez méconnu ; tout aussi bien enseignants, lycéens et étudiants auront tout intérêt à le lire ou le consulter dans la mesure où c'est un de ces trop rares ouvrages qui soit en mesure de nous introduire véritablement et en assez peu de pages à la pensée straussienne sous ses facettes les plus multiples. A sa lecture, il est aisé de prendre conscience de toute la grandeur de Leo Strauss.

 

                                                                                             Marc Kuszel