Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, suivi de Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien et de Paris, la capitale du XIXème siècle, Traduction inédite, Petite Bibliothèque Payot, lu par Guillaume Fohr

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Il faut quitter Paris, coûte que coûte ! La fuite de Walter Benjamin à l’arrivée des chars allemands le 15 juin 1940 interroge une existence tout entière malmenée par la violence de l’époque, à laquelle il n’était sans doute pas préparé. Aussi, la confusion entre la vie et les textes de Walter Benjamin, en plus de questionner le rapport à l’histoire, permet sans doute d’y voir le parangon tout autant que la tentative désespérée d’un sauvetage du passé.  Collectionner, habiter, se sauver, c’est là tout l’enjeu à l’œuvre dans les trois textes rassemblés dans la présente édition.

 

Dans cette échappée, l’Angelus Novus de Paul Klee l’accompagne et soutient ses pensées, ses rêves, ses espérances. Pris dans la nasse des « intelligences vaincues », Walter Benjamin n’en garde pas moins son calme, sa lucidité et continue sa correspondance avec Max Horkheimer ou Hannah Arendt. La vie de Benjamin s’apparente alors à un lent dépouillement de tout ce à quoi il tient, à commencer par sa bibliothèque. Conserver sa dignité ne peut résider alors que dans le fait de sauver le passé pour mieux sauver le présent.

La commande d’un texte par l’Institut de recherche sociale sur la figure bicéphale d’Eduard Fuchs, collectionneur et historien, tombe à point nommé et fait contrepoids aux déconvenues académiques et à la gêne financière. Pourtant, l’écriture s’apparente à un travail sacerdotal. Aussi, la nature originale du texte ne l’éloigne pas du projet initial qui consiste dans la pensée poétique à formuler une esthétique de la dispersion. Dresser le portrait d’Eduard Fuchs, c’est rendre compte des œuvres d’art comme témoins muets de l’histoire, comme rebuts de la modernité. Cette tentative fait écho au projet plus vaste qu’est l’emprise de la ville-lumière.

 

Paris, la capitale du XIXème siècle, c’est la reconnaissance dans les formes de la ville des rêves, des aspirations de Benjamin en six étapes qui marquent la dynamique tout autant que l’arrêt. En accéléré, défilent sous nos yeux les images de l’histoire primitive du XIXème siècle. Le projet abandonné du Livre des passages apparut alors comme mort né. Flâneur, chiffonnier, pêcheur de perles, Benjamin arrache des profondeurs du passé le riche et l’étrange. Sa conversion au matérialisme historique le fait osciller entre prose poétique et horizon théologique. Le tragique n’est pas loin.  La critique de la confusion entre progrès théorique et progrès technique, la théorie du temps présent comme « temps du maintenant », la fulgurance de l’image du passé s’accompagnent désormais dans les écrits de l’idée centrale du messianisme et de la rédemption. Ce qui se joue, c’est l’énonciation d’une histoire à contretemps, à rebours. Benjamin lit le réel, le poétise au travers d’images dialectiques qui l’assaillent et qu’il ne peut plus contenir. Pris dans un dédale kafkaïen administratif pour trouver un visa de sortie, Benjamin ne semble plus sûr que son salut réside dans l’exil, sans doute a-t-il déjà trop conscience d’appartenir à un monde perdu. Le chemin escarpé des Pyrénées apparaît comme l’image même du péril qui a guetté la vie de l’intellectuel du berceau au cercueil.  Stoppé dans son avancée par une nouvelle directive espagnole, il se suicide. Aussi, sauver le passé ne saurait se confondre ni avec une restauration de la tradition ni avec une célébration du patrimoine. L’existence toute entière de Benjamin ne pouvait le conduire qu’aux bords du précipice. Se préfigurent alors le rejet de l’oubli du passé tout autant que la crise de l’avenir. Walter Benjamin apparaît depuis comme « l’encombrante icône d’une modernité qui se complaît parfois dans l’esthétique des décombres ».

 

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Sur le concept d’histoire.

 

Dix-huit aphorismes, accompagnés de deux appendices, se succèdent et alimentent une définition du matérialisme historique marxiste en rapport successivement à la théologie, à la vérité, au vainqueur et au vaincu, à la vie monacale, au conformisme, au spartakisme, au progrès, à la révolution, à la conscience historique, à l’historisme. Ce qui se joue dès lors, c’est la compréhension d’une « histoire à rebrousse-poil » selon l’expression consacrée. Aux prises avec une histoire qui traque Benjamin jusque dans le présent, rien ne semble moins philosophique que de pencher le regard sur les ruines de la pensée. Pourtant, une tempête se prépare. La fulgurance de pensée se conçoit alors tout autant dans le mouvement que dans l’arrêt.

 

Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien.

 

I. Rendre compte de la théorie de l’art marxiste tel est l’objectif de Benjamin, justement parce que contrairement à l’économie marxiste, elle n’a pas encore d’histoire. Fuchs dans son rôle de collectionneur d’art est un pionnier qui par l’accumulation d’objets d’art caractérise l’étude matérialiste de l’art. S’appuyant sur les travaux d’Engels selon lesquels le travail de la pensée ne naît pas en réaction à ce qui précède, il voit dans l’idée de dépassement l’anéantissement de l’art, et au-delà, de l’Etat. L’histoire de l’art est en perpétuelle mutation. Le passé disparaît à mesure que le présent se réalise dans l’œuvre. L’historisme doit prendre en compte le caractère unique de chaque expérience dans le passé, de chaque moment présent. Fuchs regrette que l’histoire ne prenne pas en compte la question du succès. La collection apporte dès lors une réponse aux apories de la théorie. II. Fuchs ne se considère pas comme un érudit mais bien plutôt comme un homme d’action, comme un homme entré en politique. Devenu rédacteur en chef d’une revue satirique, il caricature à l’aide d’images le présent et par là même fait œuvre d’éducation en prenant pour principe de s’orienter vers un lectorat de masse. Il dénonce derechef le développement de la technique dans lequel il voit une énergie destructrice conduisant à la guerre. III. Fuchs définit le matérialisme historique comme une histoire culturelle à laquelle il adresse un regard néanmoins circonspect car elle contient en elle les germes de la barbarie. Aussi, parce que le concept de culture contient en lui le concept de fétiche, l’histoire culturelle ne peut se détacher de la problématique à l’œuvre dans l’histoire selon laquelle le passé n’est pas clos. L’histoire de la culture, parce qu’elle échappe à la pensée dialectique, ne représente pas une avancée. IV. L’égarement du collectionneur Fuchs dans la caricature et la représentation pornographique, le fait rompre avec la conception classiciste de l’art. « Il prophétise alors une nouvelle beauté ». L’idéalisme n’a pourtant pas disparu de l’œuvre d’art et se comprend dans un idéal qui s’est transformé, qui a muté en rapport aux processus de production. Benjamin propose alors un portrait croisé de Fuchs avec Georg Brandes, critique littéraire danois à l’origine de la percée moderne des lettres scandinaves et Adolf Bastian, père de l’ethnographie allemande. V. L’enthousiasme de Fuchs pour la caricature ne tient pas au « goût du beau ». Le grotesque est ainsi l’expression d’une décadence salutaire, d’une création jamais plus visible que pendant la Renaissance – compris dans son sens biologique. Le génie baroque manifeste une énergie débordante. Ces considérations relevant d’une psychologie de l’art contribuent à la science de l’art dans son entier qui voit en ce dernier un accomplissement pour le prolétariat. VI. L’optimisme démocratique de Victor Hugo influence Fuchs bien qu’il produise de nombreuses rêveries. La France apparaît comme l’avant-garde de la culture et de la liberté. Dans le roman de Balzac Le cousin Pons, le collectionneur figure en bonne place ; Benjamin s’autorise par ricochet à voir en Fuchs un personnage balzacien ou un Pantagruel rabelaisien, avide de collecter pour mieux diffuser. VII. Fuchs « présente en termes polémiques les énergies politiques de l’art ». Benjamin rend compte alors de l’entrechoc entre le moralisme de Fuchs et le matérialisme historique qui pour lui ne semblent pas incompatibles. La révolution bourgeoise découle de la révolution prolétarienne. Aussi, la morale comme signe de l’intériorité appelle à la conscience le citoyen, qui comme tel se place dans un rapport à autrui. VIII. La psychanalyse apparaît comme le signe de la morale conservatrice bourgeoise selon Fuchs. Elle est de plus frustratrice. L’éloge de l’orgie permet alors d’affirmer la distinction entre l’homme de l’animal et de montrer que l’homme refuse de lier son être au « suffisant ». Aussi, le culte de la créativité érotique permet-il de redéfinir la biologie grâce à l’interprétation symbolique qu’il rattache à la peinture de Daumier. IX. Benjamin souligne l’attrait de Fuchs pour l’œuvre à la dimension agonale, relative à la lutte, du peintre et sculpteur Daumier, rendue par la tension des corps et le regard tourné vers l’intérieur de ses personnages. X. Fuchs voit dans la constitution des collections privées le meilleur moyen de contrebalancer l’idéal de bon goût à l’œuvre dans les collections publiques. Le collectionneur privé est guidé par l’objet lui-même, par son originalité. Fuchs débarrasse du marché de l’art la valeur marchande du fétiche en raccrochant l’œuvre d’art à l’histoire qui l’a vu naître. Il questionne de fait la reproduction technique de l’œuvre d’art et définit alors la caricature comme art de la masse.  

 

Paris, la capitale du XIXème siècle.

 

Dans Fourier ou les passages (I), Benjamin évoque les passages parisiens comme centre névralgique du commerce et du luxe. La nouvelle maîtrise de l’acier, puis celle à venir du verre, favorisera le développement des passages parisiens conçus comme des lieux de transit. La nouveauté contient en elle cependant une image du passé. Benjamin voit alors dans le phalanstère de Fourier l’image même du lieu de passage et de commerce transposé en lieu d’habitation dans lequel il observe une mécanique des passions, « une machinerie composée d’êtres humains ».  Dans Daguerre ou les panoramas (II), Benjamin montre en quoi le panorama est l’exemple même du bouleversement entre art et technique. Il voit dans l’avènement de la photographie la diminution de la portée informative de la peinture. Dans Grandville ou les Expositions (III), Benjamin fait des Expositions universelles une transfiguration de la valeur d’échange des marchandises. Elles contiennent en elles une dichotomie entre un élément utopique et un élément cynique. Elles sont le symbole de la distraction tout autant que du détachement de soi. Paris s’impose comme le lieu de l’utopie et de la fête et de la domination du capital. Dans Louis-Philippe ou l’intérieur (IV), Benjamin voit dans l’avènement de la révolution de Juillet la mise en œuvre des objectifs de 1789 par la bourgeoisie. L’espace de vie privée s’oppose désormais au lieu de travail. Pour la personne privée, « son salon est une loge dans le théâtre du monde ». Le bouleversement de l’intérieur se manifeste avec acuité dans le style Art nouveau parangon de la technique puisant dans la nature et ses motifs et qui parachève cependant l’individualisme. L’étude de la physionomie de l’intérieur déplace l’objet de sa valeur d’usage à la valeur que l’amateur, le collectionneur y assigne. Dans Baudelaire ou les rues de Paris (V), Benjamin voit dans la figure du flâneur incarnée par Baudelaire, un regard poétique porté sur la ville. « Le flâneur se tient encore au seuil, aussi bien de la grande ville que de la classe bourgeoise », c’est ce pourquoi il se réfugie dans la foule. Cette bohème est engloutie par la modernité à l’œuvre dans la poésie elle-même. Le dernier voyage du flâneur ne peut être dès lors que la mort. La nouveauté technique apparaît comme le fossoyeur de l’art qui est soumis au marché. Dans Haussmann ou les barricades (VI), Benjamin fait de « l’artiste démolisseur » tel qu’il aimait à s’appeler, l’artisan d’une technique à visée artistique. Néanmoins, la transformation de Paris modifie sa physionomie, le prolétariat est chassé vers les faubourgs. Haussmann met à l’abri Paris d’une guerre civile en élargissant les artères, en rapprochant les casernes des quartiers ouvriers, il s’agit alors d’un embellissement stratégique ; ce qui n’empêchera pas la Commune de Paris d’engager la revendication de la liberté  dans une lutte acharnée contre les idéaux de la bourgeoisie. 

 

 

                     Guillaume Fohr