Jacques Aumont, Le Montage, « la seule invention du cinéma », Vrin 2015, lu par Didier Lemaire
Par Florence Benamou le 05 juillet 2017, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Jacques Aumont, Le Montage, « la seule invention du cinéma », Vrin, oct. 2015 (107 pages). Lu par Didier Lemaire.
« UN JOLI MOT : IL A TOUT POUR RÉUSSIR »
L'image cinématographique ne doit pas être confondue avec le tournage. Car l'image en mouvement, qui apparaît successivement – du moins après les frères Lumière, quand le cinéma est devenu une industrie à fiction –, n'est jamais qu'un élément parmi l'ensemble des données narratives du film. Le saut d'un plan à l'autre avec l'enchaînement des différents points de vue permet en effet de raconter une histoire en image. Le cinéma n'est donc pas véritablement un art mimétique. Le montage constitue bien au contraire, selon le mot de Godard, « la seule invention du cinéma ».
De la mécanique à la collure
Certes, à l'origine, du fait d'une interruption mécanique lors du tournage due soit à un arrêt involontaire de la caméra, soit à la nécessité de changer de point de vue, il a fallu « monter » plusieurs prises. Pour le réalisateur comme pour le spectateur, il s'agissait là d'un défaut, car le film devait donner à voir la trace en temps réel d'un événement, un peu à la façon d'une photographie animée. Mais dans la réalisation de fictions, l'ellipse, héritée du théâtre, apparut bientôt comme une solution narrative efficace. D'abord, l'intervalle de temps manquant fut comblé par des cartons, voire dans les salles les plus luxueuses par des explications données par des « conférenciers ». Puis, l'esprit du spectateur fut directement sollicité pour imaginer le lien entre les images. Ainsi naquit le film créé par un montage non plus dans la caméra mais après le tournage.
Apparition, contexte
Or, il faut bien remarquer que le propre du film, par rapport à notre perception ordinaire pour laquelle tout changement s'effectue progressivement, c'est son étrange discontinuité : n'importe quelle image peut succéder à n'importe quelle image. Le cinéma consiste en l'art d'accommoder ce choc. Pour ce faire, deux grandes voies s'offrent à lui : le renforcer pour en faire jaillir du sens – c'est le « montage productif » – ou bien l'effacer pour le rendre insensible – c'est le « montage transparent ».
MONTAGE RÉGLÉ, MONTAGE INTERDIT, MONTAGE RARÉFIÉ
L' « observateur extérieur »
Dans les années 20, Poudovkine, réalisateur et théoricien soviétique, très prisé des studios hollywoodiens, recommande de généraliser l'ellipse. Il faut, selon lui, ne conserver du récit que ce qui participe à la compréhension de l'action et placer la caméra, pour chaque plan, du point de vue de l'observateur extérieur idéal. Ce dispositif met en lumière la différence radicale entre le documentaire (ou le reportage) et la fiction : dans l'un, on subit la durée de l'événement, dans l'autre, on se rend, grâce à cette composition des points de vue, maître du temps. Cela implique en amont du montage une réflexion cruciale sur le choix des points de vue et sur le découpage. Cette étape décisive fera du scénario initial un objet autonome : le film avec son rythme et son sens propre.
À la même époque, Eisenstein s'efforce de dépasser l'image dans sa fonction référentielle. À la manière des peintres impressionnistes, il veut montrer l'image en tant que telle. Une façon pour lui de renvoyer dos à dos le ciné-œil réaliste de Vertov et le ciné-drame fictionnel de Poudovkine en opposant à un cinéma du fait, réel ou fictif, qui nous met devant un monde sensé être pareil au nôtre, un cinéma de l'écran et de l'image pure.
Ambiguïté du raccord
Le raccord de deux prises de vue n'abolit évidemment pas leur discontinuité immédiate. Néanmoins, comme son nom l'indique, il établit une continuité relative dont les figures – champ et contrechamp, raccord dans l'axe, raccord en mouvement – expriment à la fois le changement de point de vue et l'unité sémiotique de la séquence. En reliant les images selon le sens général de l'action, le raccord relève d'une vue de la pensée plutôt que d'une vue sensible.
C'est pourquoi il semble aussi ambigu que le plan. Le plan, c'est l'unité cinématographique à proprement parler. Le plan et non la scène, car son contenu reste partiel et sa durée toujours arbitraire. On peut rendre en effet une même action en multipliant ou en réduisant à volonté le nombre de plans. Plan et montage constituent des éléments réciproques : le plan a son unité, parfois son individualité, qui s'insère grâce au raccord dans un ensemble formé par le montage.
Documentaires et films de fiction peuvent même recourir au montage pour suggérer sans jamais imposer une signification. Il revient alors au spectateur de prendre conscience que ce qu'il voit nécessite sa propre interprétation. En définitive, le raccord, dans le travail du montage, est ce qui établit ce rapport entre le visible – le plan – et l'invisible – objet de la pensée –, entre l'image et son sens ou la signification plus générale du film.
Excursus : « le raccord sauté »
Tout en demeurant dans l'horizon de la scène, le jump cut ou « raccord sauté » propose une succession de plans qui brusquent notre perception comme si une partie du plan avait été coupée. Dans À bout de souffle de Godard, la fameuse séquence de la course en décapotable à travers Paris recourt au raccord sauté pour mettre en parallèle le changement de décor et les différentes parties du corps évoquées par Michel dans son éloge amoureux de Patricia. Le procédé inverse – continuité de durée et discontinuité de point de vue par changement de position de caméra et de focale –, également possible, crée chez le spectateur un certain trouble, une impression d'incohérence, laquelle, comme dans les films de Desplechin, sert à rendre sensible et à redoubler l'instabilité et la divagation des personnages. A cet égard, la notion de « faux raccord » par laquelle on désigne une discontinuité visuelle dans la continuité diégétique semble fort discutable. Toutes les prétendues « règles » de raccord reposent en réalité sur des conventions auxquelles le spectateur s'est peu à peu habitué.
Mise en contexte
Historiquement, le problème du montage a été posé en ces termes : comment concilier une continuité mentale et une discontinuité visuelle ? L'idée de règles, reprises du théâtre puis généralisées et fondées à partir d'une psychologie élémentaire de la perception, s'est très tôt imposée. Ainsi, le champ et le contrechamp supposerait-il une certaine identification du spectateur, celui-ci se mettant alternativement à la place de chaque personnage dans le dialogue. Le raccord dans l'axe évoquerait quant à lui une focalisation de l'attention. La règle des 30° correspondrait à l'effort de l'œil pour étendre son champ perceptif, le raccord par le hors-champ latéral, au dévoilement de l'espace. Etc. Remarquons que ces règles s'appliquent surtout dans un espace intérieur. Dès que le décor joue un rôle actif, comme dans les films de guerre, l'idée d'un « observateur extérieur » devient des plus hasardeuses.
Pourquoi ces « règles » n'ont-elles alors rien d'absolu ? Sans doute parce qu'elles dérivent d'un autre principe. Les changements de plans obéissent en fait à une logique du contexte, contexte psychique du personnage comme du spectateur. Rien n'interdit d'ignorer le classique champ et contrechamp pour rendre un dialogue sans que cela ne heurte notre perception. Ozu a filmé un dialogue en faisant suivre à un plan de face du personnage parlant un autre plan de face de l'autre personnage lui répondant. Ce procédé lui a permis d'accentuer la tension et de donner à l'échange une impression de rigidité. La justesse d'un raccord dépend donc d'une contagion affective ou quelquefois de la culture du spectateur, de sa connaissance du monde ou des conventions narratives elles-mêmes. Si, par exemple, le deuxième plan montre immédiatement ce qu'un personnage dit dans le précédant, le spectateur n'a naturellement aucune difficulté à saisir l'ellipse parce qu'il a déjà rencontré cette figure dans le roman ou, plus tard, dans d'autres films. Dans ce jeu, tout semble possible. L'ellipse elle-même peut être soulignée. Ainsi, dans Le dernier caprice, Ozu intercale-t-il un plan de lieu entre deux plans. Ce plan fixe n'a aucune valeur narrative. Pourtant, parce qu'il prépare l'état émotionnel du spectateur lors du plan suivant, il a pleinement sa place.
Plus encore, dans le fameux effet Koulechov (souvent utilisé par Hitchcock), ce qui se transmet du premier plan au second plan, c'est l'affect. Le même plan inexpressif du visage du célèbre acteur Mosjoukine peut tour à tour se teinter des différents affects des plans qui le précèdent : la faim, – plan de l'assiette de soupe –, la tristesse, – plan du cercueil –, le désir, – plan de la femme allongée sur un sofa. Le raccord permet même d'agir directement sur le spectateur, en lui faisant accepter l'idée qu'il passe de la vision du réel à vue immédiate des représentations mentales d'un personnage. Mieux, le raccord parvient à lui faire accepter ce qui dans notre expérience est impossible : le fantastique et le miraculeux.
L' « interdiction » du montage
À l'encontre cette conception de la quasi toute-puissance du montage, les partisans du réalisme ont vu dans le raccord moins un outil de création qu'un instrument subordonné à la représentation du réel. Le « théorème de l'interdit de montage » de Bazin énonce – non sans violence – qu'il faut supprimer tout raccord qui nuirait à l'unité de l'action : « Quand l'essentiel d'un événement est dépendant d'une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l'action, le montage est interdit ». Par exemple, lorsque Charlot entre dans la cage du fauve, il faut, pour que cet événement soit perçu avec force, le montrer en un seul plan. De façon générale, le plan, en sa durée et son unité, rendrait mieux compte du réel que le raccord. Mais dès qu'on veut l'appliquer, cette « loi esthétique » s'avère problématique D'abord, comment savoir si la coprésence des facteurs de l'action est absolument essentielle ou si elle est seulement secondaire ? Ensuite et surtout, cette « loi », si facilement contournable, ne se fonde-t-elle pas en réalité sur une classification ontologique des événements ? Si l'on suit Bazin, se sont surtout les actions recelant un danger qui exigent une continuité du plan. Ainsi Rohmer filme-t-il les athlètes en refusant « la ruse du montage ». Il préfère rendre en un seul plan leurs exploits parce qu'il veut saisir le risque et l'imprévisibilité inhérents à l'action. Par ailleurs, quelle que soit la teneur du plan, l'interdit de montage découle cependant moins de la nature des événements comme nous pourrions le penser, que de la nécessité d'assurer une certaine crédibilité filmique. Dans l'optique réaliste, le film doit montrer ce qui est supposé être réellement arrivé. C'est pourquoi le spectateur doit retrouver pendant le visionnage des conditions de perception aussi proches que celles de l'expérience. Or, l'une de ces conditions, et peut-être la plus déterminante, parce qu'elle nous affecte immédiatement en nous rendant incertain du déroulement comme du sens de ce qui arrive, réside dans la continuité imprévisible du devenir. C'est seulement en la reproduisant que le film pourra confronter le spectateur à l'énigme du réel. « L'interdit de montage », finalement, est donc moins fondée sur le principe de l'unité de l'action que sur cette intention d'agir sur la perception du spectateur.
La tentation de la durée
Quoique relevant d'une pure vue de l'esprit, le « théorème » de Bazin a trouvé une application sous la forme de deux types de plans. Ces derniers se révéleront en fait avoir un fondement tout aussi chimérique : le « plan-séquence » et le plan long.
Il convient de remarquer que le terme de « plan-séquence », forgée par le promoteur du réalisme, est un oxymore, une séquence étant constituée de plusieurs plans. Ce que veut dire ici Bazin, c'est que ce plan contient une potentialité de plusieurs plans. La simultanéité d'actions qui se déroulent sous ses yeux réunies en un seul plan amène le spectateur à s'interroger sur ce qu'il voit, à ressentir avec plus de force le réel, comme dans cette scène de La splendeur des Ambersons, où l'angoisse de Fanny et la gloutonnerie de George montrées simultanément dans la même image accentuent la tension. Nous devons toutefois distinguer trois types de plans-séquences aux intentions parfois très éloignées, voire en contradiction avec le postulat réaliste de la théorie de Bazin :
1) le plan purement statique en lequel se déroule simultanément plusieurs actions. D'essence théâtrale, ce plan-séquence recréé la profondeur de la scène et exige une performance de jeu d'acteurs.
2) le plan mouvementé où le spectateur perd toute liberté d'interprétation, son attention étant focalisée par le déplacement de la caméra sur plusieurs actions ou espaces successivement.
3) le plan long en lequel ce qui importe est avant tout l'écoulement de la durée, soit pour vider le réel de son épaisseur, soit par souci rythmique (par exemple pour préparer une accélération soudaine de l'action), soit pour donner une valeur emphatique au plan en annulant sa valeur relative à l'ensemble et en accentuant son expressivité comme chez Tsaï Ming Liang. Comme nous le voyons, dans tous les cas, il s'agit moins de remplacer une séquence montée pour assurer une unité de durée et de contenu qui correspondrait à l'expérience réaliste que d'expérimenter les limites formelles aussi bien que sémiotiques du plan lui-même.
LE MONTAGISME
Le montage comme mot d'ordre
Le montage a d'abord une fonction de mise en scène. Il organise et donne sens au film. Cependant, comme il introduit une rupture, une disparition suivie d'une apparition, il produit toujours dans la perception du spectateur un petit choc sensible. Cette dualité se retrouve dans son histoire. D'un côté, il y a le montage comme pratique, art et savoir-faire de la continuité et de l'expressivité filmique. Et d'un autre côté, le montage comme théorie. Cette histoire théorique résulte en grande partie de l'histoire pratique. Les premiers théoriciens du montage, tel Koulechov qui affirma dès 1920 que « L'essence du cinéma, le moyen d'obtenir une impression artistique, c'est le montage », ne faisaient que systématiser les pratiques hollywoodiennes : montage alterné, découpage d'une scène en de nombreux plans pour accélérer le rythme, « géographie créatrice » qui donne l'illusion d'un seul lieu ou d'un seul corps, etc. Or, très rapidement, les avant-gardes du « montagisme » ont cherché à affranchir le montage du récit et de la représentation. Pour ce faire, elles ont emprunté essentiellement deux voies. La première, celle de Vertov, repose sur le postulat religieux selon lequel la réalité signifie quelque chose. Le cinéma ne doit par conséquent ni refléter les apparences ni créer un monde imaginaire comme dans le cinéma hollywoodien mais révéler la signification de la réalité dans le mouvement même du réel. En bon marxiste-léniniste, Vertov ne définit pas le cinéma comme l'œuvre d'un « observateur idéal ». Le plan ne saurait selon lui se réduire à une pièce de puzzle. Abandonnant donc le raccord qui unifie les fragments de la continuité dramatique, il invente « l'intervalle ». L'intervalle, pour Vertov, constitue moins une distance qui sépare que la part renvoyant à cette signification totale du monde. Le seul héritier de ce principe de montage par intervalle, Pelechian, procéde de façon beaucoup plus abstraite. Chez lui, seuls un ou deux plans se chargent de sens par le jeu de leur répétition entre des intervalles de plans secondaires.
La seconde voie explorée par le « montagisme », pour lequel le sens découle découle principalement du montage, semble sans doute moins ardue : suivant le principe d'une chaîne, chaque image acquiert un sens déterminé par les autres images. Ainsi, selon Eisenstein, chaque plan serait à la séquence ce que chaque mot est à la phrase. Sans doute le cinéaste pensait-il de cette façon contrôler le pouvoir des images. Ce n'est pas un hasard si on ne trouve pas dans ses écrits le mot « plan » mais à sa place celui de « morceau » : le « plan » renvoie à la trace dans sa durée d'un événement tandis que le « morceau » désigne la partie d'un tout, en l'occurrence l'unité d'un discours articulé. Pour Eisenstein, le cinéma n'était pas un moyen de contempler le monde – comme pour Poudovkine –, ni un appareil servant à l'interpréter – comme pour Vertov –, mais une machine à créer de la pensée. Mais si Vertov a voulu révéler la signification du réel et qu'Eisenstein au contraire a cherché à s'affranchir du fait, l'un comme l'autre, partageaient au fond la même vision du cinéma ; pour eux, montrer revenait à manifester l'essence des choses, autrement dit, à établir un enchaînement nécessaire entre les images, ou, si l'on préfère, à démontrer.
« Attraction », collage
Ce raisonnement avec des images, a eu au moins un effet positif : amener à prendre davantage en compte l'effet produit sur le spectateur. Eisenstein ne s'est d'ailleurs pas toujours tenu lui-même à sa grammatologie de l'image. Il a cherché, par le « montage d'attraction », le sensationnel. Non pour lui-même certes, mais pour donner une impulsion à la pensée. Reste que ce type de montage où chaque plan déclenche un choc visuel aboutit à l'inverse souhaité : le choc se trouve rapidement amorti, le spectateur comprenant que le film ne repose que sur une suite répétitive de surprises graphiques et de plans disparates. Et que ces derniers restent plus ou moins abstraits, soumis ou non à la narration, on atteint ici les limites du « collage ». Des plans qui n'ont plus entre eux de relation, ni par le truchement du réel ni par celui la fiction, tiennent plus du mixage que du montage. À moins que le spectateur, comme dans le film de Godard, Histoire(s) du cinéma, ne devienne lui-même le monteur du film par l'activité de son regard, ce qui implique de la part du cinéaste la reconnaissance des limites du pouvoir de son art.
Montage et visualité
Au montage-roi a succédé le montage pour dire quelque chose. Celui-ci abandonne ou suspend la logique narrative pour privilégié la description, le commentaire, l'évocation, la réflexion. Et dans une autre direction, le « montage cubiste » qui fait ressortir la sensation en multipliant les points de vue sur un même élément, pas seulement de façon spatiale mais aussi temporelle, en faisant se succéder des moments dans un ordre qui n'est plus entièrement chronologique, afin de bousculer la perception normale du spectateur. Et cela soit pour lui permettre une contemplation authentique, soit pour l'inviter à prendre de la distance face à l'action représentée dans le film, soit pour l'amener à transformer sa perception.
DESTINS DU MONTAGE
Le montage aujourd'hui
Le montage, qui fait fi aujourd'hui des règles conventionnelles de l'âge classique, oscille entre deux extrêmes : celui de la multiplication des coupes et celui de leur quasi suppression. Dans le second cas, paradoxalement, cela produit un effet d'accentuation du montage. Mais il semble surtout que les cinéastes ont renoncé à l'idée que le montage assurait la signification définitive du film. Quant aux technologies numériques qui rendent possibles le rêve d'un film en un plan unique, elles buttent sur les limites objectives déterminées par notre perception du temps. Un plan trop court devient impossible à voir. De même, un plan trop long finit par nous heurter parce qu'il excède la durée réaliste du déroulement des choses.
Les limites absolues du montage : l'image
Avec le numérique, on est passé subrepticement de l’œil, du regard, du point de vue, de ce qui relève d'un certain regard, à l'image. Le montage règle alors non plus une succession de plans mais une succession d'images. Le plan renvoie au réel. L'image, seulement à elle-même. Parallèlement, la profusion d'images circulant sur les réseaux soustrait l'image à son référent dans le réel pour entrer en relation indéfiniment avec un chaos d'images. Ces pratiques, à leur tour, façonnent un nouveau public auquel l'industrie cinématographique doit s'adapter. Ainsi, il ne semble plus question que le montage assume l'assignation d'un sens.
« Une forme qui pense »
Cette « fin de règne du montage » doit donc être comprise en un sens esthétique et éthique. D'abord, parce qu'il ne s'agit pas ici du montage comme acte technique visant une certaine cohérence mais du montage en tant qu'idée, que principe intellectuel permettant d'organiser une représentation du monde. Celui-ci serait propre au cinéma selon la formule de Godard, « le montage, la seule invention du cinéma ». La peinture, en effet, relève du cadrage, de la composition, du point de vue. Le théâtre, de la mise en scène. Seul, le cinéma montre et fait éprouver immédiatement le temps grâce au montage. Ou comme le dit admirablement Jean Louis Schefer, « Le cinéma est la seule expérience dans laquelle le temps m'est donné comme une perception. » Et même, faudrait-il ajouter, une sensation physique, du moins pour le monteur, de toucher le temps en manipulant des mètres de pellicule.
Mais il faut nous garder d'idéaliser et de mythifier le passé. Si cette histoire du montage nous importe, c'est d'abord en vue du présent.
Didier Lemaire