Jeanne Larghero, Quand la philosophie se mêle de sexe, Desclée de Brouwer, Paris, Septembre 2014, 170 pages, lu par Laurence Bur
Par Michel Cardin le 13 juin 2016, 07:32 - Philosophie générale - Lien permanent
C'est de la question de l'identité sexuelle que « se mêle » la philosophe Jeanne Larghero dans cet ouvrage animé d'un grand souci pédagogique. Dans un parcours en six chapitres, écrits avec humour, puisant dans des sources aussi variées que la physique aristotélicienne ou la phénoménologie d'un Merleau-Ponty, l'auteur, rompue aux « gender studies » et à l'histoire de la pensée féministe, se donne pour but de « poser un regard neuf sur l'identité sexuelle ».
Dans le premier chapitre est expliquée la distinction entre le sexe biologique (ou anatomique) et le sexe vécu. Réfléchir à la réalité sexuelle humaine n'est ainsi pas simplement entreprendre une enquête biologique, mais c'est aussi, souligne Jeanne Larghero, réfléchir à la « conscience que nous avons de ce corps anatomiquement déterminé que nous habitons ». Contrairement à l'animal, qui est mâle ou femelle, pour l'homme « l'anatomie n'est pas la clé de l'identité sexuelle ». Il ne suffit pas d'avoir un sexe masculin pour être un homme, ni d'avoir un sexe féminin pour être une femme. L'identité sexuelle se construit. Mais est-elle intégralement construite ?
Pour commencer l'élucidation complexe de cette question, le second chapitre étudie la distinction entre le sexe et le genre. L'auteur examine d'abord l'hypothèse d'une possible dissociation entre le sexe anatomique et l'identité sexuelle. Dans cette optique, la différence des sexes est considérée comme intégralement instituée, sans fondement biologique, autrement dit « naturel ». Jeanne Larghero rappelle ici les travaux fondateurs du psychologue John Money et du psychiatre Robert Soller, qui étudient dès les années cinquante l'hermaphrodisme et le développement de l'identité sexuelle d'enfants dont le sexe biologique est indéterminé à la naissance. Elle cite également les travaux de la philosophe féministe Judith Butler, qui s'attache à montrer que l'identité sexuelle est une construction culturelle et sociale, nourrissant l'espérance de dissoudre par là un certain nombre d'inégalités et de stéréotypes.
Après avoir examiné cette position et rappelé ses principaux arguments, l'auteur en commence dans un troisième temps une analyse critique, en tentant de montrer que le concept de genre est « intrinsèquement contradictoire », car il ne peut s'empêcher, soutient-elle, de maintenir la binarité sexuelle qu'il entend pourtant supprimer. La logique binaire du « gender » a ainsi conduit à la critique de ce concept par le mouvement queer, apparu aux USA au début des années 90. L'auteur résume : « Être queer, c'est habiter une indifférenciation sexuelle ». Nous serions tous indéterminés sexuellement, estiment les tenants du queer. Selon l'auteur, la logique du queer, selon laquelle chacun détermine librement son sexe, le construit, et en change (ou pas) à son gré, prive les hommes et femmes bien concrets des mots et des concepts pour penser ce qu'ils sont, ce qu'ils font avec leur sexe, ce qu'est leur sexe. La tentation est dès lors grande, lorsque l'on cherche à penser malgré tout l'homme et la femme bien réels, de les réduire à leurs différences les plus manifestes, soit de réduire à nouveau l'homme et la femme à leur identité biologique visible. Dès lors, « la logique de promotion du gender comme clé de compréhension des sexes se retourne contre elle-même : elle réactive les inégalités des sexes », précisément en réactivant les différences biologiques, marqueurs les plus évidents de la différenciation sexuelle.
Le quatrième temps, moment charnière de l'ouvrage où l'auteur en vient à l'exposé des thèses qu'elle défend, est consacré à une réflexion sur la notion de nature, étape clé pour la résolution du problème que pose la philosophe, à savoir la question de la naturalité, ou pas, des sexes. Sont distingués deux sens du mot « nature », dans le but de montrer que la réflexion sur ce concept ne saurait se borner à la biologie Tout d'abord la nature entendue comme environnement, milieu naturel, que nous voyons, et qui est le lieu du déterminisme. C'est, selon Jeanne Larghero, en se fondant sur ce sens de la nature que l'on en vient à dire que l'homme n'a pas de nature. Mais la nature peut aussi désigner l'essence, ce qui définit une chose. La nature peut se définir ici, dans une inspiration aristotélicienne (Physique II 192 b), comme l'ensemble des « caractéristiques intelligibles et stables » d'un objet. Cette idée de nature est indissociable de l'idée de norme, selon l'auteur, qui met l'accent sur deux aspects de la notion de norme : celui de la généralité (être normal signifiant être ce qui se produit en général) et celui des valeurs (être normal étant alors ce que l'on est en droit d'attendre). C'est sur ces concepts de nature et de norme que repose selon l'auteur la notion de droit : « ce qui fonde le droit, c'est la capacité à exiger ce qui par définition est nécessaire à mon bien ». Dire qu'une norme est naturelle signifierait dès lors qu'elle « répond aux attentes profondes de notre nature », « nous fait grandir et devenir pleinement hommes », « nous met en chemin vers un accomplissement ». Pour ces raisons, la philosophe soutient qu'on ne saurait renoncer à l'idée de nature humaine sans renoncer aussi à l'idée de droits en dehors desquels l'humain est privé de son possible accomplissement.
Le bilan que commence à faire l'auteur, dans son avant dernier chapitre, est que notre identité sexuelle n'est ni simplement culturelle, ni simplement naturelle, mais qu'on ne peut cependant pas s'arrêter là. Il faut, selon Jeanne Larghero, se demander quel est le sens de la réalité sexuelle humaine telle qu'elle est vécue par les personnes. C'est ce qu'elle cherche à faire dans ce chapitre qui est le plus long de l'ouvrage. Elle commence par poser le sexe comme une dimension de la personne tout entière, la personne étant elle-même définie comme sujet, capable de don libre d'elle-même. Ce don advient par le corps, dont je ne puis dire, souligne l'auteur en se référant à Merleau-Ponty, ni que je l'ai, ni que je le suis. Le corps est dans cette perspective à comprendre comme expression de la personne. Dès lors, comprendre ce qu'est une personne, c'est savoir lire le corps. Il s'agit de « prendre conscience de ce que nos corps sexués nous apprennent sur nous-mêmes ». C'est à cette lecture phénoménologique du corps que se livre l'auteur dans une grande partie de ce chapitre, se demandant ce que le corps, dans ses parties décrites concrètement, dont les organes génitaux, révèle de la personne, de l'homme et de la femme bien concrets. C'est la finesse de cette grammaire du corps sexuée qui permet, selon l'auteur, de dégager les traits d'une nature masculine et d'une nature féminine. Elle analyse particulièrement deux qualités, force et beauté, en essayant de dégager leur signification profonde, au-delà du préjugé rebattu selon lequel une femme se doit d'être belle, un homme se doit d'être fort.
Dans le sixième et dernier chapitre, le propos est illustré à l'aide de la Genèse.
La difficulté proprement philosophique de la place que laisse à la liberté individuelle l'existence d'une nature masculine ou féminine, et du sens de cette liberté, nous semble toutefois réclamer davantage d'éclaircissements. Dans cet ouvrage Jeanne Larghero parle avant tout en éducatrice et professeur de philosophie, et semble d'abord animée du souci d'instruire, sur un thème rarement abordé dans les programmes scolaires. Elle s'efforce ainsi tout au long du livre de donner des outils conceptuels permettant de mener une réflexion éclairée sur une certain nombre de problématiques actuelles, souvent évoquées dans l'univers médiatique, mais plus rarement pensées, aussi diverses que l'homophobie, la GPA, le drame du viol, l'hyper-sexualisation de toutes jeunes filles ou encore l'invasion de la pornographie dans l'univers des jeunes.
Laurence Bur