Max Weber, La Domination, Paris, La Découverte, collection «Politique et sociétés», 2013, 426 p. Édition critique française établie par Yves Sintomer, lu par Yves Laberge.

Un siècle après sa rédaction en langue allemande, cette première parution en français du livre La Domination de Max Weber (1864-1920) peut être considérée comme un événement majeur pour les sociologues, philosophes des religions, anthropologues et politicologues de langue française. Cette primeur est complétée à quelques mois d’intervalle par une autre parution dans la même collection, La ville, avec une maquette de couverture similaire. Période faste : les sociologues francophones sont comblés en découvrant coup sur coup deux «nouveaux» livres de Max Weber (1).

 

L’historique et les circonstances entourant la rédaction et la publication française du livre La Domination constitueraient en soi un récit substantiel et très instructif, relaté méticuleusement dans la nouvelle préface proposée par Yves Sintomer, directeur de la collection « Politique et sociétés » aux Éditions La Découverte. Retenons seulement deux faits : la rédaction de La Domination remonte aux années 1911-1914 (p. 11) ; toutes les notes en bas de page de la présente édition française émanent de l’équipe éditoriale et non de Max Weber. Compte tenu de notre impatience à entrer dans le vif du sujet, nous laisserons le lecteur découvrir par lui-même les autres avertissements et remarques préparatoires à propos de ce texte inespéré (pp. 5-39).

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D’entrée de jeu, Max Weber situe la domination comme « un cas particulier du pouvoir » (p. 44); il définit la domination d’une manière très générale : « la possibilité de contraindre d’autres personnes à infléchir leur comportement en fonction de sa propre volonté » (p. 44). Comme toujours avec Max Weber, cette définition provisoire est conceptualisée et reformulée au fil des pages, comme on peut le lire un peu plus loin : « Par ‘domination’ nous entendrons donc ici le fait qu’une volonté affirmée (un ‘ordre’) du ou des ‘dominants’ cherche à influencer l’action d’autrui (du ou des ‘dominés’) et l’influence effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d’un point de vue social, cette action se déroule comme si les dominés’ avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (‘obéissance’) » (p. 49). Très détaillé, cet exercice de délimitation du concept de domination constitue en soi l’un des éléments les plus intéressants de ce livre.

 

La présente édition se subdivise en six parties. Après une articulation du concept de domination (chapitre 1), le chapitre suivant précise comment l’organisation bureaucratique conçoit à sa manière la domination, en visant particulièrement l’exemple de la France du 19e siècle, où les coups d’état ont remplacé les révolutions (p. 102). La troisième partie aborde la domination patriarcale et la domination patrimoniale ; cette section qui occupe près du quart de l’ouvrage est cependant moins accomplie et souffre d’être restée inachevée (voir note 1, p. 121). Les deux parties suivantes portent respectivement sur la domination féodale entre seigneurs et vassaux (p. 209) et sur la domination charismatique, qu’il s’agisse du charisme d’un chamane ou d’un monarque, même dans le cas d’une royauté parlementaire comme en Angleterre (pp. 334 et 337). Dans ce cas, la notion de charisme est comprise comme une « relation extra-quotidienne » (p. 269); cet emploi par Max Weber à propos des « meneurs naturels » exclut « tout jugement de valeur » sur ces personnes en soi (p. 270). L’ouvrage se termine, sans réelle conclusion, par un sixième chapitre centré sur la sociologie des religions (sur l’Église, le Judaïsme, le Luthérianisme, mais aussi sur les sectes ; voir p. 403 et sq.). On retient dans les derniers développements une volonté de comparer les mécanismes ou des structures semblables, par exemple les religions et les sectes comme les Quakers, tout en prônant un certain nombre de constantes et de valeurs dans leurs fonctionnements respectifs (p. 409).

 

Pour le non-sociologue, la lecture de La Domination de Max Weber peut parfois devenir exigeante, surtout dans la dernière moitié, où certains passages sont restés incomplets ou inachevés (voir la note 24, p. 278). Les notes infra-paginales sont indéniablement utiles et permettent des renvois à des textes wébériens plus familiers ou plus anciens, au premier chef Économie et société (voir la note 2, p. 44; voir la note 16, p. 126; voir la note 23, p. 278; voir la note 116, p. 321; voir la note 21, p. 346). Cependant, les lecteurs non-familiers des écrits de Max Weber devraient peut-être débuter ailleurs, vraisemblablement avec Économie et société (1965). Mais pour les familiers de son œuvre et des concepts wébériens comme la légitimité et la « rationalisation bureaucratique », cette lecture sera enrichissante et permettra de découvrir un penseur de la multidisciplinarité qui se réfère constamment à l’histoire et aux religions (p. 278). On n’avait pas eu d’événement d’un tel retentissement dans l’univers wébérien depuis la parution de la biographie monumentale sur Max Weber rédigée par Joachim Radkau (2009), qui est disponible en anglais et en allemand, mais reste toujours inédite en français.

 

 

Yves Laberge, Ph.D.

Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté – Centr’ERE, UQAM, Canada

 

 

Note

  1. La revue Recherches sociologiques et anthropologiques a récemment consacré une «forge conceptuelle» au thème de la domination selon Max Weber; celle-ci fut rédigée peu avant la parution de ce livre. Le lecteur pourra se référer à Caroline Guibet Lafaye, «La domination sociale dans le contexte contemporain», RSA, N° 45-1 (1-2014), pp. 127-145. http://rsa.revues.org/1203

 

 

Bibliographie

Joachim Radkau, Max Weber: A Biography, Cambridge, Polity, 2009.

 

Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1965.

 

Max Weber, La ville, Paris, La Découverte, collection «Politique et sociétés», 2014. Édition critique française établie par Yves Sintomer.