Laurent de Sutter, Théorie du kamikaze, PUF, 2016, lu par Ugo Batini

Au milieu du chaos des détonations des attentats du 13 novembre 2015, une seule certitude semblait pouvoir s’imposer : nous avions affaire à des « kamikazes ». C’est cette étrange notion que Laurent de Sutter prend comme point de départ de son nouvel essai paru aux PUF, Théorie du kamikaze, afin de mieux mettre au jour la façon dont elle dit quelque chose de notre présent en éclairant de manière crue ce qui tend pourtant à se dérober.

S’il y avait déjà eu des attentats-suicides, y compris au Japon lors de la guerre de Shanghai en 1932, il reste que l’on doit ce terme au vice-amiral Ônishi Takijirô qui conçut lors de l’automne 1944 de nouvelles « unités d’attaques spéciales » pour repousser les forces navales américaines. Dans la volonté de s’associer symboliquement aux puissances divines qui avaient déjà veillé à l’intégrité de l’empire, la toute première unité de chasseurs « Zéro » fut baptisée selon le nom d’un dieu (Kami) du vent (kaze) qui avait déjà préservé les côtes de toute présence hostile. A la magie des esprits succède ainsi, à cette époque, la puissance technique dont les effets ne sont pas non plus à négliger comme en témoigne l’épave du porte-avions d’escorte St. Lo qui fut la première victime de cette nouvelle machination. Très vite le mot « kamikaze » finit donc par désigner non plus une escadre particulière mais le phénomène des avions-suicides japonais dans sa globalité, puis, peu à peu, « toutes les techniques de guerre faisant de l’attaquant l’arme elle-même ».

Si le potentiel de destruction d’une telle stratégie est bien réel, il reste que cette pratique compte surtout pour son caractère spectaculaire au sens propre. C’est ce que révèle l’analyse de l’attentat à la voiture piégée de l’ambassade d’Irak à Beyrouth le 15 décembre 1981 qui permet à Laurent de Sutter de poser une des thèses principales de son ouvrage : « Le kamikaze est un être esthétique ». Reprenant en partie les analyses de Baudrillard mais aussi de Virilio, il montre que, derrière le drame humain, c’est au niveau même de l’économie des apparences qu’une telle action prend tout son sens. L’attentat, dans un flash, tend à saturer l’événement pour en devenir l’image de référence. Le kamikaze est donc une forme d’hypermédia en tant qu’il tend par son action à saturer l’espace médiatique de sa présence en attirant vers lui tous les autres médias par un effet d’aveuglement dont la brillance de l’explosion n’est qu’un lointain écho.

C’est en interrogeant ce jeu complexe des apparences que l’essai prend véritablement son envol. Une fois cette thèse posée, elle se devait de se confronter à cet « événement absolu » que sont les attentats suicides du 11 septembre, qui rappellent d’ailleurs, par leur charge symbolique et leur dramaturgie, Pearl Harbor. On apprécie alors avec le recul à quel point les thèses de Baudrillard avaient su sur le vif cerner avec précision l’impact d’images si puissantes qu’elles finissent par obstruer le réel. C’est en cela que l’on peut dire que ces événements sont avant tout « construits comme un dispositif médiatique ». Ces représentations spectaculaires entretiennent d’ailleurs un rapport singulier avec d’autres images populaires qui les appellent et les nourrissent à la fois, celles des blockbusters. En plaçant des référents existants au sein de l’espace médiatique lui-même, elles soulignent son importance tout en révélant crûment une fascination réelle pour la destruction et les catastrophes. Ainsi le blockbuster est un succès commercial et donc public en tant qu’il est en lui-même, tout en présentant par lui-même, des images possibles de destruction. L’inédit sur le plan du réel devient donc un déjà-vu d’un point de vue médiatique et crée donc en nous un étrange sentiment de malaise mais aussi d’excitation. Les kamikazes cherchent donc derrière la destruction à créer un processus de sidération. Or la force même de l’explosion joue un rôle dans cette capacité à capter les regards et rend compréhensible la fascination que certains spectateurs peuvent avoir au cinéma devant des films catastrophes qui mettent en scène une forme de pornographie de la destruction.

L’analyse de ce mélange de fascination et de répulsion suscité par de telles images amène Laurent de Sutter à une réflexion sur le sublime qui lui permet de circonscrire les effets d’une image dont le point de départ reste l’aveuglement du flash de l’explosion. Il n’y a de sublime que face à ce qui est excessif et nous renverse en nous remettant à notre juste place. Le développement d’un tourisme macabre sur les ruines de Ground Zero témoigne de la force de fascination dégagée par de tels événements. Ces visites sont une façon de tenter d’approcher ce sentiment du sublime comme s’il ne se livrait plus de nos jours qu’au cœur des catastrophes. Interrogeant cette séduction morbide, il pressent que celle-ci est le signe de quelque chose de plus et montre comment dans l’enthousiasme on assiste à une certaine intériorisation psychique du sublime. En signalant ce sentiment, Laurent de Sutter pointe finalement le paradoxe de l’image que crée le kamikaze : elle sur-expose l’irreprésentable. L’enthousiasme devient alors la façon dont cet imprésentable nous affecte. L’homme traversé par ce sentiment sent derrière le fait qu’il ne voit rien - complètement aveuglé par une lueur qui absorbe partout où elle rayonne - qu’il y a peut-être le tout qu’il rêve d’expérimenter pleinement -. Or c’est du côté des pirates du 11/09 que, dans un premier temps, cette étrange dialectique est la plus manifeste. Reprenant une analyse de Zizek, Laurent de Sutter montre que, loin d’être des fanatiques, les auteurs de l’attentat meurent précisément pour affirmer et lever un doute sur leur propre foi. En s’éteignant ainsi ils ne peuvent, à leurs yeux, mourir pour rien : la disparition devient alors une confirmation de ce qu’ils ont toujours connu sous l’ombre du doute et l’attentat devient alors, de façon étonnante, un moyen de « réaliser Dieu ». En se faisant exploser de façon spectaculaire, le kamikaze ne cherche qu’à rendre réelle la cause à laquelle il veut croire en la dotant d’un effet. Ces mécanismes sont ceux mis au jour par Lacan lorsqu’il prend bien soin, dans sa pensée, de distinguer réel et réalité. Le réel devient alors une forme de sublime au sens kantien en tant qu’il se pose comme l’épreuve (presque au sens photographique) d’une impossibilité. Il appartient donc au domaine de l’apparence et se donne comme image. Ainsi ce n’est pas la destruction qui peut mener vers ce qui est mais bien l’image de la destruction de ce qui est. Inconsciemment le kamikaze comprend en partie cela lorsqu’il cherche à tout prix à faire image en aveuglant médiatiquement tout ce qui n’est pas son acte, mais ce qui lui échappe-  in fine - c’est que le seul réel qui advient n’est que l’image en elle-même.

Le tour de force de l’essai est d’introduire - peut-être un peu trop rapidement - une dimension nouvelle au sein de cette recherche du réel à travers la course aux images du sublime. Cette réflexion sur l’image et ce qu’elle véhicule ne se termine pas simplement sur le constat d’un rien. Elle annonce comme en creux « une dimension fondamentale de la condition contemporaine » : la nécessaire apparition d’un ordre répressif à tous les niveaux de l’existence. Le réel qu’expose l’image du kamikaze est donc finalement la réalité d’un ordre policier. En voulant la déjouer, le kamikaze réussit tout au plus à la révéler brièvement. C’est tout l’enseignement du chapitre 24 qui, à travers un bref historique de l’utilisation du flash en photographie, révèle que, pour voir, il faut aveugler et donc livre finalement le sens ultime de ce qu’est le kamikaze. Il est un dispositif technique permettant soudainement de rendre visible au sein des médias ce qui d’habitude demeure caché : l’ordre. L’avènement et le prolongement d’un état d’urgence à la suite des attentats qui ouvrent l’essai sont là pour confirmer qu’il y a bien quelque chose qui a été obligé de se manifester après ces flashes meurtriers.

 

Ugo Batini