Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard. Lu par Marc Kuszel
Par Romain Couderc le 13 avril 2015, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, "Tel", Gallimard, janvier 2014, 392 pages.
«
Absconse, d'une froide aridité technique qui la rend presqu'illisible, la
philosophie de Wittgenstein ne saurait émouvoir quiconque et seuls les
spécialistes aguerris et inconditionnels de cette pensée pourront y trouver
leur compte » : c'est à peu près de cette façon qu'on pourrait résumer les
préjugés dont la pensée wittgensteinienne est victime dans nombre de
consciences aujourd'hui encore, et que la récente réédition des Recherches
philosophiques chez Gallimard ne contribuera pas peu, espère-t-on, à
dissiper.
On se souvient que les Philosophische
Untersuchungen de Wittgenstein avaient paru une première fois en langue
française chez Gallimard en 1961 sous le titre de Investigations
philosophiques : traduites
de l'allemand par Pierre Klossowski, elles faisaient suite au texte du Tractatus logico-philosophicus préfacé
par Bertrand Russell. En 2004 nous arrive une traduction nouvelle et collective
de ce texte important à laquelle ont participé Françoise Dastur, Maurice Elie,
Jean-Luc Gautéro, Dominique Janicaud et Elisabeth Rigal, et cette dernière fait
précéder le texte proprement dit d'un avant-propos puis le fait suivre d'un
apparat critique remarquable dont la complétude le dispute à la précision. Les Recherches
philosophiques sont un texte évidemment posthume et constituent une œuvre
maîtresse de ce que l'on a appelé la « seconde manière de Wittgenstein » :
comme le remarque E. Rigal, il s'agit bien d'un texte difficile à suivre ; un
résumé en est chose inconcevable, une lecture suivie en serait
presqu'impensable à son tour. Et pourtant, nous aimerions nous efforcer de
relever quelques idées dont l'importance nous semble décisive et qui sont de
nature à imposer, si ce n'est provoquer la réflexion. Ce qui frappe dès l'abord
est sans doute le langage dont Wittgenstein fait usage en déployant sa pensée
en l'espèce : langage délibérément banal, langage courant au sens rigoureux du
terme, le langage des Recherches a peu à voir avec un langage
philosophique à caractère technique. Pourtant, c'est déjà toute une vision de
la philosophie et de son orientation elle-même qui est engagée là et ce
faisant: les véritables questions philosophiques, qu'elles soient
grammaticales, logiques ou conceptuelles, s'inscrivent dans la quotidienneté ;
c'est donc du langage de la quotidienneté que la philosophie a intérêt à faire
usage, ce qui suppose une analytique de l'usage quotidien du langage ordinaire
pour résoudre les difficultés spécifiques à la philosophie. Pourquoi y a-t-il
des problèmes philosophiques ? Parce qu'il y a des confusions conceptuelles à
la racine même du langage et de l'usage que nous en faisons.
Démarrant de la
conception augustinienne du langage qui se déploie en Confessions I,8 et
qu'il entend réfuter en tant qu'elle lui semble réductrice, Wittgenstein
suggère que le sens des mots ne dépend pas tant des objets que les mots
désignent que de la manière dont nous en faisons usage, ce qui suppose une
aptitude de l'homme à en faire usage qui elle-même ne peut prendre corps et
sens que dans un contexte social et culturel à la fois. Cela le conduit à
développer notamment le concept de jeu de langage pour montrer de quelle
manière nous faisons des mots un usage nécessairement multiple selon le
contexte dans lequel ils sont utilisés et qui déterminera d'autant leur sens.
La question de la publicité du langage sera abordée de même lorsque l'auteur
s'interroge sur la question de savoir s'il peut exister quelque chose comme un
langage essentiellement privé. Il semble que l'idée d'un langage privé résulte
d'un malentendu, dans la mesure où quelque chose comme la signification n'est possible
qu'entre des hommes faisant effectivement usage du langage : la dimension
sociale est donc essentielle au langage et les mots constitutifs d'un langage
privé seraient difficilement utilisables comme tels. En conséquence, un langage
privé n'est pas un langage au sens rigoureux du terme. D'où la philosophie de
l'esprit qui en résultera : il n'est de pensée humaine qui ne soit nécessairement
liée au langage ; nos états de conscience, nos états d'âme, nos sentiments
et autres processus internes nécessitent des critères externes à savoir
essentiellement l'environnement dans lequel le sujet humain s'inscrit, agit et
évolue et cet environnement, au départ comme à l'arrivée, est un environnement
linguistique.
Sans doute serait-il
intéressant de resituer le texte des Recherches en se demandant s'il
invalide ou non la pensée wittgensteinienne qui se déployait notamment dans le Tractatus
;certainement
serait-il pertinent de s'interroger sur l'apport nécessairement conflictuel ou
négatif des Recherches à la pensée behavioriste, aux sciences cognitives
ou encore à la phénoménologie. Nous ne pensons certes pas que cet article en
soit vraiment le lieu ; en revanche, l'essentiel qui nous tient à cœur semble
se situer ailleurs, à savoir dans la dimension universaliste qui nous paraît
orienter les Recherches et qui fait toute la beauté de la démarche
wittgensteinienne, du moins son exemplaire originalité. Wittgenstein ne fait
pas état des termes d'un problème philosophique ou d'un autre, ou de ses
diverses approches possibles pour en proposer enfin un élément de solution
rationnelle qu'il cherchera à justifier. Nombre de remarques sont rédigées sous
la forme d'un dialogue fictif qui suppose et implique la participation active
du lecteur aux recherches dans lesquelles Wittgenstein lui-même s'engage. Il en
résulte que loin de constituer des arguments allant dans le sens de ses propres
théories, les Recherches de Wittgenstein sont une invitation faite au
lecteur à parvenir à élucider par soi-même des difficultés philosophiques
parfois des plus redoutables.
En conclusion, c'est bien
un texte à tous égards décisif qui est réédité là. Ce texte parlera aux
spécialistes de Wittgenstein qui souhaitaient une traduction nouvelle des Recherches
en langue française accompagnée d'un apparat critique rigoureux, complet et
clair. De même, ne manquera-t-il pas de passionner tout philosophe qui aime en
particulier la philosophie du langage et les problèmes qu'elle peut véhiculer.
Enfin et peut-être surtout, ce livre touchera tout homme qui voit dans la
pratique de la philosophie un acte de liberté auquel un auteur de premier plan,
le grand Ludwig Wittgenstein, veut faire participer activement chacun de nous.
Marc KUSZEL