Henri Bergson, L'intuition philosophique, suivi de La position des problèmes, lu par Santiago Espinosa.
Par Baptiste Klockenbring le 03 avril 2015, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Henri Bergson, L’Intuition philosophique suivi de La position des problèmes, Petite Bibliothèque Payot.
Les éditions Payot-Rivages se sont donné depuis quelque temps l’honorable tâche de rééditer, visant sans doute un public plus large que les P. U. F., quelques-unes des œuvres de Bergson. Œuvres courtes qui vont des textes parfois difficiles à retrouver (La politesse, Le bon sens) à des textes majeurs de sa philosophie (L’Energie spirituelle, Le rire). La récente édition de deux conférences, L’intuition philosophique et La position des problèmes (2013), regroupées par le philosophe dans le recueil La Pensée et le mouvant (1934), permet ainsi de lire ou de relire cette sorte de discours de la méthode bergsonien où le philosophe fait part à la fois de la source de sa pensée et de ses suites fondamentales.
Aucune différence à chercher dans cette édition par rapport à l’édition Alcan, reprise depuis fort longtemps par les P. U. F., qui ont fait d’ailleurs tout récemment un admirable travail de réédition et de critique de l’œuvre intégrale de Bergson. Au contraire, l’édition de la Petite Bibliothèque Payot se contente de republier le texte original accompagné d’une préface de Jean-Jacques Guinchard dont l’objectif principal est de présenter globalement la philosophie de Bergson et l’impact de la thèse des deux conférences qui constituent le livre sur sa philosophie et sur l’histoire des idées. Or si la préface de Guinchard a raison de montrer que ces deux conférences exposent les « résultats » de la pensée bergsonienne, il faut bien ajouter cependant qu’ils n’en exposent pas moins l’ « origine », l’intuition de Bergson lui-même, qui caractérise chacune des lignes qu’il a écrites tout au long de sa vie et qui livre d’ailleurs la clef de voûte sur laquelle repose sa réflexion tout entière.
Car c’est tout particulièrement dans ces deux textes que Bergson a rendu compte de ce qu’il entend par intuition — « une vision de l’esprit par l’esprit lui-même » —, et de ce en quoi elle est la marque essentielle de sa pensée. Chacun sait que cette notion joue, avec les particularités propres à chaque philosophie, un rôle important dans l’histoire de la théorie de la connaissance. Ainsi chez Kant, où l’intuition est considérée comme une faculté « infra-intellectuelle », au-dessous de l’entendement, mais avant lui chez Plotin ou Spinoza, par exemple, où elle apparaît déjà comme une vision directe des choses (de intueri, vision). Or ce qui caractérise une telle notion chez Bergson est qu’elle n’est pas uniquement le « moyen » pour parvenir à une connaissance du réel, dont elle pourrait éventuellement se distinguer, mais qu’elle est elle-même le début et la fin de la réflexion philosophique, dont les développements techniques — les œuvres elles-mêmes — n’en sont qu’une tentative plus ou moins précise et élaborée de transmission. Ce que l’on comprend à la lecture de L’intuition philosophique est la démarche de Bergson vue par lui rétrospectivement, sorte d’aller-retour qui va du simple au simple en passant par le compliqué pour en montrer la simplicité originaire. En effet, Bergson commence à philosopher lorsqu’il a l’intuition de la durée ; l’ensemble de son œuvre écrite n’est qu’une version plus ou moins fidèle de cette intuition. Tous les livres du philosophe — et à la vérité de tout grand philosophe — ne seraient alors que des variations sur un même thème (chez Bergson, la durée) ; autant de « versions », plutôt que de traductions, d’une seule intuition qui, en devenant « idée » puis « discours », perdraient déjà de la simplicité dont elles prétendent justement faire part. C’est bien l’intuition qui se trouve chez le philosophe à l’origine de la réflexion ; mais, précisément, dans la mesure où l’intuition est une forme de la pensée différente de l’intelligence, et par conséquent du langage, la réflexion qui fournit la matière des livres d’un philosophe ne peut être que l’effort de communiquer l’intuition par un autre moyen que le sien : le discours. Les deux textes qui composent notre livre ne se limitent donc pas à expliciter les résultats positifs des ouvrages philosophiques de Bergson ; ils rendent plutôt compte du fil d’Ariane qui a guidé le philosophe tout au long de l’écriture et qui l’a d’ailleurs motivé à les écrire. L’Essai, Matière et mémoire, L’Évolution créatrice sont donc bien autant de variations de ce thème quasi musical qu’est l’intuition dont Bergson a essayé de montrer la profondeur et les possibles conséquences.
Il serait naturellement vain de prétendre résumer ici en quelques lignes le projet bergsonien. Il est toutefois utile de souligner, à cette occasion, quelques remarques au sujet de l’intuition bergsonienne, fût-ce à titre d’invitation à la lecture de l’ouvrage. Je voudrais parler brièvement du caractère essentiellement intempestif de l’intuition, de sa réticence à l’historicisation, ainsi que des implications au sujet de l’enseignement et de l’éducation philosophique, tous ces problèmes étant bien entendu intriqués les uns dans les autres.
Tout d’abord le caractère intempestif. L’intuition philosophique, nous dit Bergson, n’est nullement un remaniement des concepts déjà connus, dont on pourrait chercher les traces au travers de l’histoire des idées. C’est ce qu’on pourrait faire effectivement à l’égard de la pensée de Bergson elle-même, à la façon universitaire : « ce concept d’intuition se trouve déjà préfiguré chez un Plotin, qui distingue la vision directe de l’Un de la pensée de l’Un… ou chez un Schopenhauer, qui, contrairement à Kant, affirme que l’intuition permet d’apercevoir le fond des choses, la volonté. » De ce point de vue, Bergson n’aurait jamais écrit ce qu’il a écrit s’il n’avait pas fait connaissance avec les philosophies de Plotin et de Schopenhauer (dont il semble en effet assez proche à certains égards). Or il en va tout autrement car, encore une fois, l’intuition philosophique n’est pas un produit du langage, mais plutôt une sorte de « vision » (pas même une image) à la limite du dicible qui a pourtant besoin du langage pour être communiquée ; inutile de retracer alors l’histoire du mot, qui n’est là qu’un substitut maladroit de la chose. C’est dire que, si Bergson est contraint de s’efforcer de communiquer son intuition au moyen du langage de son temps (prenant en compte les problèmes philosophiques, scientifiques, etc., de ce dernier), on est en droit de supposer qu’il eût fait de même à n’importe quel autre temps. Sans doute l’intuition eût-elle recouvert une autre « forme » — adoptant d’autres problèmes et d’autres formulations — ; elle n’eût pas pour autant été autre qu’elle-même. L’intuition n’est justement pas « fille » de son temps, mais elle doit, si elle veut se faire connaître, en parler le langage.
Par là, il est évident que l’historicité ne convient pas à la compréhension de l’intuition philosophique. Nous irions jusqu’à dire que l’intuition hégélienne de l’Histoire comme développement de l’Esprit n’est pas elle-même historique, et que Hegel l’eût développée d’une façon ou d’une autre à telle ou telle autre époque que la sienne (nul besoin pour lui de l’histoire de « son temps » pour qu’il conçût l’intuition du « progrès » de la raison). Schopenhauer, Nietzsche ont bien su montrer les lettres de noblesse de ce caractère atemporel de l’intuition philosophique : l’intuition du réel, du point de vue d’un grand philosophe, concerne tout sauf l’ « actualité » selon une perspective journalistique. Il y a une histoire de la philosophie, bien entendu, mais souvent le philosophe ne s’y plonge que pour exprimer a contrario sa propre pensée, comme il se plonge d’ailleurs dans la littérature ou la musique, où il arrive parfois qu’il trouve une expression plus proche de son intuition que dans des énoncés philosophiques (on se souviendra des innombrables métaphores musicales dont use Bergson pour rendre compte de la durée).
Enfin, ainsi comprise, la philosophie ne saurait faire l’objet d’un enseignement historiciste, où l’on montre une continuité, pis un progrès des notions vers une « meilleure » appréhension de la réalité. Voilà bien l’illusion que nombre de philosophes ont toujours voulu éviter : l’idée que la rationalité — c’est-à-dire, en dernière analyse, le langage humain — est capable d’évolution, de perfectionnement, et que celles-ci s’accomplissant elle en vient à « expliquer » le réel. Fausse idée qui suppose que la philosophie se nourrit d’elle-même et peut ainsi éviter les anciennes « erreurs » pour approcher peu à peu, avec le passage du temps entendu comme espace linéaire, pour parler comme Bergson, de la « vérité ». Et voilà malheureusement assez souvent l’objet de la « philosophie universitaire », occupée à déchiqueter jusqu’à la moelle le moindre os des « systèmes » des philosophes. Bergson pointe du doigt le vice : il s’agit, là encore, de l’erreur de prendre les mots pour la chose, les détails pour l’essentiel. On laisse ainsi de côté l’âme d’une philosophie pour ne s’occuper que du corps, écrit-il. Aussi la philosophie apparaît-elle comme une ennuyeuse histoire d’idées pré-scientifiques et pseudo-scientifiques que les scientifiques eux-mêmes auront raison de mépriser. Certains philosophes, ou professeurs de philosophie, n’ont pas manqué de manifester cette fâcheuse tendance qui tend à ôter toute crédibilité à certaines intuitions du fait de leur situation « historique » au sein de la pensée (je me rappellerai toujours un professeur de la Sorbonne répondant à une question sur Démocrite ou Héraclite, peu importe, au sein d’un cours sur Platon ou Aristote : « Monsieur, comme le nom l’indique, les Présocratiques ne sont pas des philosophes »). La philosophie tend ainsi à s’ankyloser, en se prenant pour une histoire de l’esprit en progression vers un prétendu perfectionnement, croyant percevoir une continuité de la pensée qui se nourrirait sans cesse du passé pour penser l’avenir, alors qu’il n’y a en réalité d’intuitions qu’inactuelles qui voient le jour à travers les yeux d’un philosophe qui se trouve obligé de parler la langue de son temps pour se faire comprendre. Cette philosophie universitaire est parfois aussi, hélas, la philosophie qu’on enseigne aux lycéens, qui ont alors raison de n’y trouver guère d’intérêt (autant connaître la fin de l’histoire, comprise comme la vérité, que l’histoire des erreurs qui y conduisent lentement). La lecture de Bergson invite à faire le parcours inverse : le professeur faisant preuve d’intuition philosophique est censé être davantage sensible à l’intuition — unique, singulière, ineffable en dernière analyse — de chaque philosophe qu’il expose, et faire goûter à ses élèves la particularité, l’originalité, la nouveauté constante de la pensée humaine, plutôt que d’en tracer une fastidieuse et illusoire continuité allant vers le mieux — surtout au sens moral — et vers le vrai.
Santiago Espinosa