Jean-Marc Narbonne, Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote, Vrin 2021
Par Karim Oukaci le 11 mars 2021, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Professeur de philosophie antique à l'Université Laval de Québec, titulaire de la Chaire Antiquité critique et Modernité émergente, Jean-Marc Narbonne publie une analyse de l'idéal démocratique chez Aristote.
On se souvient que c'est à l'occasion de la réflexion politique d'Aristote que Léon Robin avait autrefois reproché au Stagirite deux vices opposés, "un empirisme étroit et une abstraction trop ample", préférant à La Politique d'Aristote "la force et la richesse" des Lois de Platon. Jean-Marc Narbonne discerne au contraire dans la substance de la philosophie politique d'Aristote la semence de nos pratiques et de nos théories les plus actuelles de la démocratie.
Il a accordé un entretien à L'Œil de Minerve.
Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici :
Jean-Marc Narbonne (1) parcours et concepts : Retour à Aristote - YouTube
Extrait :
« Jeanne Szpirglas - Dans vos deux derniers ouvrages, l'un consacré à Aristote, Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote (2021, éditions Vrin), un second qui propose une relecture de l'Antigone de Sophocle, et qui s'intitule Démocratie dans l'Antigone de Sophocle. Une relecture philosophique (2021, éditions Vrin), est-ce qu’il s'agit bien de passer de la métaphysique au politique ? Ou alors de réaffirmer un intérêt politique qui a toujours déjà été présent ?
Jean-Marc Narbonne - Oui, c'est vraiment une transition progressive de la métaphysique vers l'univers du politique. Mais, pour moi, ces deux choses-là ne sont pas détachées l'une de l'autre, parce que la vie politique implique un certain rapport au Bien et donc à la métaphysique de toute façon.
Si vous voulez, avec les années, j'ai pris conscience de plus en plus du caractère très spécial de cette culture critique démocratique. Pour moi, les choses sont absolument liées : si on a une culture critique, c'est qu'on a une culture démocratique ; si on a une culture démocratique, c'est qu'on a un esprit critique. Les deux choses sont indissociables. Et on le voit quand on compare à d'autres cultures, où on ne peut exercer la critique, parce qu'il n'y a pas l'espace démocratique qui la rend possible. D'où le fait qu'il y a une souffrance énorme.
Vous savez, Aristote dans les Politiques dit à un certain moment : "Qu'est ce que c'est qu'être un citoyen ? Eh bien, être un citoyen est fonction de la constitution dans laquelle nous nous trouvons. Si on est dans une constitution démocratique, le citoyen a des privilèges de type démocratique ; si on est dans une constitution tyrannique ou oligarchique, eh bien, le citoyen en pâtit." Ce qui ramène toujours la question du cadre qui, pour moi, est fondamentale : Quel est le cadre ? - ou la question du pli dans lequel nous opérons.
J'explique dans ce livre qu'Aristote n'est pas forcément le démocrate par excellence ; il n'est pas forcément le démocrate qu'on souhaiterait qu'il soit ; il n'est peut-être pas toujours aussi démocratique que nous le souhaiterions. Mais il reste qu'il avance des positions de type démocratique très fortes qui vont marquer l'histoire, et qui marquent aussi un détachement et une rebuffade par rapport à Platon. Platon, c'est le prince des antidémocrates ! Platon a inspiré l'antidémocratisme dans toute l'histoire. Et le fait qu'Aristote ait tué ça dans l’œuf, qu'il ait répondu en disant : "Oui, contrairement à ce que tu dis, Platon, peut-être que le régime démocratique a des vertus. Regardons voir pour constater quelles vertus il peut avoir. Est-ce que, dans certaines conditions, il ne peut pas être avantageux ?" Mais vous vous rendez compte ? Juste de dire ça ! Juste de dire à Platon : "Mais ce n'est pas certain que tu aies raison, Platon. Peut-être que la démocratie n'est pas le régime des idiots que tu as décrit. Il est bien possible que, dans certaines conditions, la démocratie soit même le régime par excellence." Dire ça ! Écrire cela ! Mais c'est énorme ! C'est une vraie révolution ! C'est pour ça que, dans l'ouvrage, j'appelle d'ailleurs Aristote un "révolutionnaire tranquille" : c'est un "révolutionnaire tranquille" (c'est une appellation québécoise : la "Révolution tranquille", c'est célèbre au Québec). Aristote n'est pas un révolutionnaire qui brasse la cage de manière intempestive. Mais il remet le curseur à un autre point et à un autre niveau. De ce point de vue-là, il y a un héritage démocratique aristotélicien. Je ne donnerai qu'un seul exemple, Machiavel, qui est un penseur du politique extrêmement important à l'orée des Lumières modernes... Mais Machiavel, c'est un lecteur d'Aristote ! Et c'est un lecteur des Politiques d'Aristote. Et il a vu l'argument démocratique chez Aristote ; et il l'a repris en partie. Donc il y a eu un effet dans l'histoire de la relecture de ce filon démocratique aristotélicien. Et je m'étonne, et je me désole que les commentateurs, les spécialistes d'Aristote n'aient pas davantage mis le point là-dessus. Ce n'est pas que le reste ne soit pas intéressant. Oui, bien sûr, le reste est intéressant. Mais pourquoi ne pas mettre le doigt exactement là où ça compte ? »