Isaiah BERLIN, Le Hérisson et le renard. Essai sur la vision de l’Histoire de Tolstoï, Belles Lettres 2020, lu par Anthony Dekhil

Le Hérisson et le renard. Essai sur la vision de l’Histoire de Tolstoï est un texte d’Isaiah Berlin initialement publié en 1953. Sa réédition par Les Belles Lettres, dans la collection “Le goût des idées”, accompagnée d’une préface de Mario Vargas Llosa, permet de découvrir les vues originales de l’historien des idées sur la littérature russe.

Le point de départ de la réflexion qui justifie le titre de l’essai est une citation du poète Archiloque : “Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais grande”. I. Berlin s’appuie sur cette image pour distinguer deux types de penseurs, d’écrivains ou d’être humains : “ceux qui (...) rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système plus ou moins exprimé et cohérent, grâce auquel ils comprennent, pensent, et sentent - un principe organisateur, unique et universel, en fonction duquel tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils disent a une signification -, et (...) ceux qui poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voies contradictoires, reliées (quand elles le sont) seulement de facto, par quelque motif psychologique ou physiologique” (p50). Les premiers seraient comparables au hérisson qui s’enroule sur lui-même ; les seconds au renard dont la ruse témoigne d’un sens aigu de l’observation.

Après avoir montré les avantages et les limites d’une telle distinction pour décrire l’histoire de la littérature ou de la philosophie, I. Berlin insiste sur la façon dont Tolstoï semble échapper à cette classification : “Je voudrais avancer l’hypothèse que Tolstoï était de nature un renard, mais que son idéal était d’être un hérisson ; que ses dons et son œuvre sont une chose, mais ses convictions, et par conséquent sa propre interprétation de son œuvre en sont une autre” (p53).


Les chapitres 2 et 3 s’intéressent à la philosophie de l’Histoire de Tolstoï présentée de façon disséminée dans Guerre et paix. I. Berlin s’étonne du décalage entre le peu d’intérêt accordé à cette philosophie et la place que Tolstoï lui accordait dans son œuvre.

Pour Tolstoï, l’histoire est la clé qui permet de répondre aux grandes questions que se pose l’homme. “L’Histoire, seule l’Histoire, seule la somme d’événements concrets dans le temps et l’espace - la totalité de l’expérience d’hommes et de femmes réels dans leurs relations les uns avec les autres, et avec un milieu physique réel, tridimensionnel, connu empiriquement - cela seul contenait la vérité, le matériau servant à construire des réponses authentiques, des réponses qui ne nécessitaient pas, pour être comprises, ni sens spécial ni facultés extraordinaires qu’un être normal ne posséderait pas”. Ce privilège accordé à l’histoire suppose une double critique : d’une part, Tolstoï s’oppose aux vues métaphysiques de l’histoire qui prétendent réduire l’ensemble des événements concrets à un seul principe explicatif ; d’autre part, il critique les sciences historiques de son temps qui valorisent les questions politiques et économiques au détriment de l’expérience subjective de ceux qui sont pris dans l’action.

En ce sens, de nombreux passages de Guerre et paix insistent sur l’écart entre l’histoire telle qu’elle a lieu dans les consciences individuelles, et la façon dont elle sera reconstruite rétrospectivement. “L’interdiction de toucher aux fruits de l’Arbre de la science n’est jamais plus clairement exprimée que dans le cours de l’Histoire” (Guerre et Paix, cité p73)

La vision de l’histoire de Tolstoï renvoie donc à une tension permanente entre l’apparence foisonnante et contradictoire des événements qui se succèdent inexorablement, sans que l’homme n’y puisse rien, et la volonté de donner du sens à ces événements, que ce soit par la connaissance ou par l’action, sans cesse mise en échec. Tolstoï est renard en ce qu’il perçoit bien que les faits ne s’accordent jamais véritablement avec les discours que les acteurs ou que les savants formulent pour tenter de leur donner sens ; mais il est en même temps hérisson en ce qu’il ne renonce pas à chercher un sens de l’histoire. I. Berlin résume cette tension en une formule : Tolstoï serait “le plus illustre de ceux qui n’arrivent ni à réconcilier, ni à laisser irréconcilié le conflit entre ce qui est et ce qui devrait être” (p 165).

 

Les chapitres 4 à 7 présentent les diverses influences qui ont pu conduire Tolstoï à cette conception de l’histoire. I. Berlin passe rapidement sur les échos rousseauistes, stendhaliens et schopenhaueriens que l’on peut entendre dans Guerre et paix. Il rappelle au passage que le titre de cet ouvrage répond à un texte de Proudhon.

L’essentiel de la réflexion porte sur les liens entre la vision de l’histoire de Tolstoï et celle de Joseph de Maistre. Envoyé par le duc de Savoie comme représentant à la cour de Saint-Pétersbourg de 1803 à 1817, De Maistre a une réelle influence sur les cercles intellectuels de la Russie du XIXe siècle. Au-delà de leurs différences, Tolstoï et De Maistre partagent l’idée d’une densité de l’histoire, d’un cours inexorable des événements dans lequel les individus sont pris sans ne jamais pouvoir les penser rationnellement, ni les maîtriser. De là, tous deux valorisent l’intuition comme moyen d’accès éphémère au sens de l’histoire contre le raisonnement : “bien que nous ne puissions pas analyser le milieu d’un (impossible) point de vue favorable, situé en dehors, car il n’y a pas de “dehors”, il y a cependant certains individus plus conscients (...) de la trame et de la direction de ces portions "submergées" de leur vie et de celle des autres” (p 145). Pour I. Berlin, ces thèses permettent de comprendre leur commune approche négative de l’histoire qui s’efforce de détruire tous les prétendus discours rationnels sur l’histoire sans jamais parvenir à dire ce qu’elle est véritablement.

Ainsi, cet essai stimulant ne s’attache pas tant à présenter une théorie de l’histoire parmi d’autres possibles qu’à faire de l’histoire un problème, dont le ressort principal est l’“incapacité de nous défaire de la somme des conditions qui déterminent de manière cumulative nos catégories fondamentales” (p 158). Comment penser l’histoire si aucun point de vue surplombant n’est possible ? L’analyse d’I. Berlin vaut comme une invitation à relire Guerre et paix, non comme un roman à thèse, mais comme la construction en acte d’un problème qui constitue un défi pour la raison.