Jean-Marc Narbonne, Démocratie dans l'Antigone de Sophocle, Vrin 2021

"A propos d'Antigone tout est dit et l'on vient trop tard", écrivait Nicole Loraux en 1986.

Jean-Marc Narbonne, professeur de philosophie antique à l'Université Laval de Québec, a relevé le défi, et fait paraître ces jours-ci une relecture passionnante de l'Antigone de Sophocle. Il met l'accent, non sur l'opposition éthique entre les lois de Créon et d'Antigone, mais sur le conflit politique entre Créon et son fils Hémon, entre le pouvoir du tyran et la parole des démocrates.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il a accordé un entretien à L'Œil de Minerve.

Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici :

Jean-Marc Narbonne (1) parcours et concepts : Retour à Aristote - YouTube

Extrait : 

« Karim Oukaci – Est-ce que vous pouvez nous préciser quelle importance [le personnage d'Hémon] doit avoir dans la compréhension que l'on a de la pièce et de la position même de Sophocle ?

Jean-Marc Narbonne - Hémon, c'est le fils de Créon. Et c'est le fiancé d'Antigone. Donc le pauvre garçon… ! Il est très mal placé… ! Il est coincé entre son père, qui veut emmurer sa fiancée, et elle-même, qui souhaite évidemment qu'il intervienne, même si le rapport n'est pas direct. Alors... c'est assez curieux dans la pièce… Hémon est un garçon qui, au début, est très doux ; il est tout affable, et très déférent vis-à-vis de son père. Mais devant le dogmatisme et la fermeture d'esprit de Créon ; ça a beau être son père ; à la fin, il est extrêmement en colère, et tente même de l'assassiner, tellement il est désolé de voir qu'Antigone s'est donné la mort, etc.

Surtout ce qu'on voit, c'est que, dans le dialogue qu'il a avec son père, Hémon est le porte-parole de la Raison. Il est le porte-parole d'une voie conciliatrice, délibérative. Il invite son père à discuter avec les autres, à trouver un compromis. C'est déjà un démocrate ! C'est déjà un démocrate à l'Agora ou à l'Ecclèsia, c'est-à-dire à l'assemblée politique : il demande à ce qu'on trouve une solution tous ensemble à un véritable problème.

Hémon ne le dira pas directement ; mais Antigone l'avait dit au fond, que Créon agissait comme un tyran. Et Tirésias le devin, qui prendra la parole après Hémon, après l'échec d'Hémon à tenter de convaincre son père, va le lui dire, va lui répondre aussi qu'il est une sorte de tyran. D'ailleurs, si dans le livre que j'ai rédigé tout récemment sur cette pièce, je n'ai pas trop insisté là-dessus, j'y suis revenu dans une contribution que je dois faire maintenant : c'est la question du statut de Créon. Créon, est-ce qu'il est roi ? Est-ce qu'il est un tyran ? C'est un stratège, certes : à la ligne 6 de la pièce, le premier attribut qui lui est reconnu, c'est qu'il est stratègos - c'est un stratège, et ça, en Grèce, ça veut dire : c'est un stratège militaire ; il a les pouvoirs d'un général durant la guerre. Est-ce qu'il est roi ? Certains ensuite l'appellent roi ; mais c'est une question très difficile. Au fond, Sophocle laisse la question de son statut un peu dans le vague, justement parce qu'il y a un jeu là-dessus : au fond il est un peu stratège ; il est un peu roi ; mais il est pas mal tyran ! C'est surtout ça qui ressort de l'affaire !

Alors Hémon, c'est pour moi le porte-parole de la voie démocratique athénienne. Je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué : on trouve ça notamment chez Martha Nussbaum dans son livre The Fragility of Goodness ; et d'autres spécialistes aussi l'ont vu. C'est pourtant fondamental. Au fond, Sophocle dans cette pièce nous présente une voie de sortie possible qui est démocratique, qui est délibérative. Il y a une insistance sur le fait qu'il faut toujours réfléchir, sur le phronein. « Réfléchis ! Réfléchis ! Réfléchis avant d'agir ! »

Si je prends par exemple la lecture Hegel qui dit : "Dans cette pièce, nous avons deux exigences incompatibles, celle de la famille (Antigone veut enterrer son frère) et celle de l’État. Ce sont deux choses qui s'affrontent à même niveau." Mais, pas du tout ! Mais c'est totalement faux ! Hegel ! Il n'a pas lu la pièce ! C'est très clair ! Sophocle accumule les blâmes contre Créon tout au long de la pièce. Ils sont sans commune mesure avec les quelques reproches qu'on pourrait faire à Antigone. Hegel a plaqué sa vision du monde sur cette pièce de manière complètement abusive et fondamentalement fausse.

Hémon, pour moi, c'est un personnage qui représente la douceur : c'est la douceur du raisonnement. C'est celui qui oppose le langage à la force. Malheureusement, il ne sera pas écouté, on le sait. Finalement, il n'y a que les menaces du devin Tirésias qui prévient le tyran Créon : "Tu vas tout perdre ! Ce sera une catastrophe !" Il n'y a que devant ça que Créon va finir par plier. Mais, quand il va plier, il est trop tard ; le mal est fait : Antigone s'est déjà donné la mort... et tout le reste qui s'en suit.

Mais c'est curieusement une pièce qui a un petit message positif. C'est-à-dire que, si on s'y prend de la bonne manière, il est possible d'agir sur nos vies, et de préserver une certaine joie, un certain bonheur. Évidemment, on n'est pas à l'abri du sort : le sort peut toujours nous atteindre. Mais, une fois que cela a été dit, il y a une voie... Et dans Antigone au fond, Hémon invite son père à adopter cette voie. Mais il ne le fera pas. Mais il aurait pu le faire. Et c'est ça que Sophocle nous dit, et c'est ça qu'il faut retenir de cette pièce. Ce n'est pas simplement le destin qui s'acharne sur nous ; et puis on ne peut rien faire - ce qui est une lecture qu'on a fait fréquemment. »